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Mille Vies

Prologue

En ce clair matin d’avril, je commence l’écriture de l’histoire de ma vie. Il est temps.

Jaze regarde par la fenêtre. La rosée a couvert les champs labourés du nouveau printemps. Un tiède rayon de soleil brise l’ombre des arbres. La terre brille, nue de son blé. Sur la route, une filée de travailleurs s’étire. Le clapotis des souliers vernis et le cliquetis des vélos naviguent vers l’usine. La cloche va sonner. Le travail va débuter.

Mon fils s’invente des histoires. Dans les journaux et les revues qui s’empilent à côté de la chaise berçante, il a vu des photographies de prospecteurs et de leurs mines d’or de l’Ouest et du Nord. Déjà, petit enfant, il était fasciné par les aventures de cowboys et d’Indiens, les chemins de fer, les voiliers et les chercheurs de trésors. Ce sera bientôt un homme. Parfois, je le surprends rêveur. Il est déjà parti. J’ai bien peur de l’avoir nourri au goût de l’aventure.

Avant de partir, j’aimerais lui raconter mon histoire. Lui dire que les chemins sont rudes et parsemés d’embûches. Sur une carte, ils se dirigent toujours sans encombre vers une ville, un village, une maison, un ami. Mais prendre la route comporte toujours un risque. Les ailleurs sont imprévus et imprévisibles. Je voudrais le garder au chaud et faire en sorte qu’il n’ait jamais faim ni soif. J’aimerais le protéger de tout. Mais je sais trop bien que la vie n’est pas un lit de plumes. La vie, ma vie est un chemin sur lequel j’ai appris à marcher, à tomber, à me perdre et à me relever. C’est la vie et c’est bien comme ça.

Je vais écrire parce que j’aime les mots, les phrases et les livres. Ils courent l’imaginaire comme des chevaux dans la plaine. Ils brisent les barrières, respirent l’air du jour et se blessent de liberté. Je vais écrire pour ces gens que j’ai croisés et qui n’avaient pas les mots pour écrire leur histoire. Plusieurs sont disparus. C’est pour eux que j’écris. J’écris pour ces amours qui vivent toujours en moi. J’écris pour mon fils qui partira. J’écris pour vous qui me lisez. Vous, les enfants qui colorez mes jours de vos rires, tout autant que ceux qui, un jour lointain, tourneront peut-être ces pages.

Vous, enfants de mes enfants, vous qui vivez loin, ailleurs, dans un autre temps, dans un monde que je ne connais pas, loin dans ce temps qui est le vôtre, au fond de vos cœurs, j’en appelle à vous. Entendez ma voix. Vous, les meurtris, les fous de la vie, les affamés de justice, les cœurs échoués. Vous, les âmes éventrées par les drapeaux plantés au cœur de vos batailles. Vous qui cherchez les grains de lumière dans la poussière. Sachez le but de votre quête plus lointain que le dernier battement de votre cœur. Entendez ma voix.

Mon temps s’achève. Bientôt, je ne serai plus de ce monde. Je me suis battue pour la beauté d’un ciel étoilé, pour le battement d’ailes d’un oiseau, pour une moisson d’automne, pour une caresse, pour la vie. Ne baissez pas les bras. Ne croyez pas ceux qui diront qu’il ne sert à rien de se battre pour une juste part d’amour. Ne croyez pas ceux qui diront que tout cela n’est que folie, qu’éphémères chevauchées d’illusion. J’en appelle à vous que je sache encore une fois, que la vie n’est pas la vie lorsqu’elle n’est pas ce que l’on veut qu’elle soit.

Vous qui avez fait de la peur une compagne. Vous que la peur trahit comme une plaie qui ne guérit jamais, que la peur enchaîne à la peur. Je sais que dans votre peur se cache une réponse à la vie. Je ne connais pas son nom. Ce que je sais, tout ce que je sais, c’est qu’il faut connaître la peur pour savoir ce qu’est le courage, et que du courage naît l’espoir.

De votre monde lointain, enfants de cette terre où j’ai grandi sous ces mêmes lueurs d’étoiles où j’ai vécu. Vous qui, chaque soir, regardez la même lune que moi, j’en appelle à vous. Je ne suis qu’un temps et ce temps me ressemble, il est ce que je suis, il est mon cœur, il est mon âme. Je n’ai pas toujours suivi les droits chemins. Ne jugez que mon désir pour la beauté du monde.

J’en appelle à vous, j’en appelle aux enfants des enfants de mes enfants. Je suis aveugle de votre temps, mais je suis du même lieu, je suis vivante là où vous vivez, je mourrai là où vous mourrez. Vous, si loin, regardez la lune que je regarde, tendez les bras, écoutez votre cœur battre au bout de vos doigts et touchez ma main. Soyez mon espoir. Je serai votre courage.

Je m’appelle Molly Galloway.

Lowell, 1886