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Mille Vies

Épisode 14

Un toit

D’un bout à l’autre de l’hôpital, 1000 portes ornaient de longs couloirs de bois. Je m’y sentais bien petite, mais j’étais si heureuse d’avoir retrouvé mon frère. Il se portait de mieux en mieux. Les crises d’épilepsie s’espaçaient. Le docteur Gendron lui administrait des médicaments à base d’oxyde de zinc et de nitrate d’argent. Mes connaissances sur les produits d’officine l’impressionnaient, et j’en étais très fière. Mes nombreuses visites chez l’apothicaire de Grosse-Île m’avaient appris quelques notions sur les plantes, les drogues et les médicaments.

Tous les jours, durant trois mois, je passai mon temps à courir entre l’imprimerie, la bibliothèque de l’Institut et le chevet de Dillon. Pour aller de la maison d’Henrietta et de Joseph à l’hôpital, il me fallait plus d’une heure de marche. Beau temps, mauvais temps, je parcourais cette distance. Rien ni personne ne m’aurait empêchée de retrouver Dillon chaque jour. Mais j’avais hâte, tellement hâte que le docteur Gendron ne veuille plus de lui à l’hôpital. Pour calmer mon impatience, il me disait que Dillon l’aidait à mieux comprendre la maladie. Il ne faisait pas que le soigner, il étudiait son cas pour parvenir à guérir cet étrange mal. À travers le monde, plusieurs médecins échangeaient leurs connaissances et leurs découvertes. Le docteur Gendron était l’un de ceux-là. Si la peur de Satan et les croyances populaires ou religieuses pouvaient ne pas freiner les recherches, il était certain qu’un jour, les scientifiques trouveraient le remède à cette maladie.

Un soir, alors que je revenais à la maison, Joseph et Henrietta m’accueillirent de manière aussi solennelle que lorsqu’ils avaient décidé de me prendre sous leur toit.

- Molly, me dit Joseph, lorsque ton frère ira mieux, Henrietta et moi, si tu le veux bien, avons décidé de demander à Dillon de venir habiter avec nous. Est-ce que tu es d’accord?

- Si je suis d’accord?, ai-je répondu. Dillon pourra habiter ici? Je pourrai rester aussi, avec vous? Nous tous, ici?

- Oui, Molly, oui, poursuivit Henrietta. Vous serez les bienvenus tous les deux. Nous avons une maison suffisamment grande pour vous prendre avec nous. Même si Joseph et moi avons un bébé, il y aura encore de la place pour nous tous.

Joseph glissa un regard discret et tendre sur l’épaule d’Henrietta sur laquelle dix petits anges s’étaient installés.

- Et Dillon, s’empressa de poursuivre Joseph, emballé de voir sa maison se remplir d’enfants, lorsqu’il ne sera pas en crise, je lui montrerai à lire et à reconnaître les lettres. Il lira avec ses doigts. Un aveugle, ça peut faire un excellent typographe.


Je ne savais pas quoi dire, alors je ne dis rien. Mais je les pris dans mes bras avec une telle ferveur qu’ils comprirent combien j’étais heureuse.

Du sang sur les mains

C’était dimanche. J’avais apporté le sac de Bran, persuadée que Dillon serait heureux de retrouver des objets familiers et de parler de notre ami. J’étais convaincue que ce sac lui porterait chance. Je me trompais. Arrivée au pied de son lit, je remarquai tout de suite la terreur blottie au fond de son regard. Il cherchait à voir un danger qu’il ne verrait jamais. Il était pâle et silencieux. Dans la salle commune, les malades se reposaient. La toux résonnait sur les murs blanchis de la salle. Les fenêtres ouvertes laissaient le vent faire danser les rideaux entourant les lits des malades discutant avec la mort. C’était le printemps. Un nouveau printemps. Une nouvelle vie.


Dillon sursauta lorsque je déposai ma main sur son bras.

- Ne crains rien, c’est moi, répondis-je à sa frayeur. Que se passe-t-il? Tu ne vas pas bien? Tu ne te sens pas bien? Tu veux que j’appelle le docteur?

- Le docteur n’est pas là!, hurla-t-il en se soulevant.

- Calme-toi, Dillon, calme-toi. Est-ce que tu sens la crise venir? Tu as mal à la tête? Le docteur a dit que tu pouvais la sentir…

- Non, dit-il en repoussant ma main, je n’ai plus de crise.

- Mais qu’est-ce que tu as?

- Rien, rétorqua-t-il avec une insistance malhabile. Je n’ai rien.

- Je vais appeler l’infirmière, affirmai-je.

- Non, supplia-t-il en parlant plus bas. N’appelle personne, Molly. Je t’en prie.

- Alors, dis-moi ce que tu as…

- Je ne peux pas. Je ne peux pas, répéta-t-il nerveusement.

- Tu ne peux pas?, m’étonnai-je.

- Je ne peux pas, sinon…

- Sinon quoi?

Dillon était encore si petit. La peur n’avait pas encore eu le temps de jeter la clé des secrets.

- Molly, fit-il en se blottissant dans mes bras. Il m’a dit de ne rien dire, sinon… sinon, il allait m’enterrer vivant avec les morts qu’il conduit à la fosse.

- Qui ça, « il »?

- Le directeur de l’hôpital, balbutia-t-il.

- C’est impossible, répliquai-je. Calme-toi. Tu as sûrement fait un cauchemar.


- Non!, hurla-t-il. Hier, durant la nuit, il est venu me chercher. Molly, Molly, il m’a fait mal. Il m’a roué de coups. Il s’est assis sur mon ventre. Je ne pouvais plus respirer.

- Mais tu n’as pas de blessures…

- Il a dit que si je parlais, il me tuerait et que comme il est le directeur de l’hôpital, personne ne me croirait… Il va revenir, Molly. Il va revenir.

Dillon pleurait de colère et d’angoisse. Un volcan grondait sous l’orage.

- Il faut en parler au docteur Gendron, affirmai-je.

- Il m’a dit que le docteur Gendron ne ferait rien pour moi. Que le docteur avait peur de lui.

- Je vais le prévenir.

- Il n’est pas là.

- Alors, je vais aller voir l’infirmière en chef.

- Non, Molly, non, n’y va pas, supplia Dillon.

- On ne peut pas en rester là, Dillon. Il faut faire quelque chose.

- Partons d’ici, lança-t-il avec désespoir.

- Tu es encore malade, répliquai-je. Le docteur a dit que tu pourrais venir habiter chez Joseph et Henrietta dans très peu de temps.

- Je ne suis presque plus malade, étouffa-t-il dans ses larmes et ses cris.

- Attends-moi, je reviens tout de suite. Je vais chercher l’infirmière.

La salle des infirmières était tout au bout du couloir. L’odeur de la pharmacie située juste à côté indiquait la direction. Ici et là, je pouvais entendre des bribes de conversation, des claquements de porte et le bruit des corps malades. L’hôpital si peuplé et bruyant était particulièrement calme en ce dimanche de mai. Ils devaient tous être à la chapelle à prier les morts et les disparus.

Un homme croisa mon regard. Il poussait une civière vide, grinçant sur de grosses roues de bois. Une marque de boue tatouait son passage sur les lattes du plancher. Il me regarda fixement. Son sourire sans passion s’accompagna d’un hochement de tête.

- Vous avez vu l’infirmière en chef?, lui demandai-je.

- Elle était tout près de la salle d’opération à l’étage au-dessous, répondit-il avec empressement. Elle doit encore y être.

- Merci, lançai-je sans m’arrêter.

Malgré la récente construction de l’édifice, les ondulations des marches de bois de l’escalier témoignaient de tous ces pieds lourds qui les avaient gravies. Soudain, un frisson me parcourut. Je revins sur mes pas. L’homme à la civière pénétrait dans la salle de Dillon. Mon cœur se mit à battre. C’était lui. Je sentais la frayeur de Dillon. Ma course résonna dans le couloir. J’entendis un cri.

Lorsque j’arrivai au pas de la porte, je vis l’homme par terre qui hurlait en tenant son bras ensanglanté. Dillon ne cessait de fendre l’air en tenant la lame prise dans le sac de Bran. L’homme se précipita vers une bassine d’eau et déchira un bout de tissu pour s’en faire un pansement. Il était furieux.


- Tu ne perds rien pour attendre, petit morveux, ragea-t-il violemment. Tu vas voir ce que tu vas voir!

- Partons!, Molly, hurla Dillon. Partons.

Dillon descendit de son lit. Je passai le sac de Bran sur mon épaule et empoignai Dillon par le bras. Il me suivit en courant. Fuir. Rejoindre la maison de Joseph et d’Henrietta. Eux sauraient quoi faire.

Nous nous engageâmes dans un escalier menant dans la cour arrière de l’édifice. Je devais retenir mon élan de crainte de voir Dillon se rompre le cou. Mais il fallait faire vite. Déjà, la porte à l’étage se refermait bruyamment. Il était à nos trousses. Nous avions quelques minutes d’avance, mais il était beaucoup plus rapide. Au bout d’un terrain en friche, je vis une grosse maison de pierres et une étable. Nous pourrions peut-être nous y cacher et attendre la nuit pour parcourir le chemin jusqu’à la maison ou la bibliothèque.

- Ne lâche pas ma main, dis-je à Dillon. Maintenant, il faut courir de toutes tes forces.

Nous traversâmes buissons, brousses et broussailles à toute vitesse. La porte de l’étable était ouverte. Mais il était trop tard. Il nous avait vus nous y faufiler. Lorsqu’il fut convaincu que sa proie était prise au piège, il lâcha un peu de lest et ralentit sa course, s’installa devant la porte et attendit.

- Sortez, maintenant!, hurla-t-il. N’attendez pas que j’aille vous chercher par la peau du cou. Je ne le répéterai pas. Sortez immédiatement!

Il attendit quelques instants en silence. À peine eut-il entrebâillé la porte de la grange que le cheval sur lequel nous étions montés le bouscula d’un coup de poitrail. Avant qu’il ne plonge dans la terre boueuse, Dillon le taillada au visage. Le cheval s’élança droit devant. Nous étions terrifiés. L’animal sentait le sang et notre effroi. Il galopait comme s’il avait eu le diable à ses trousses.

Lorsque nous fûmes suffisamment loin pour calmer notre élan, je me rendis compte que nous courions dans la mauvaise direction. Il fallait revenir sur nos pas, nous étions beaucoup trop loin. La route que nous parcourions s’enfonçait dans le rougeoiement d’un soleil de nuit. Les maisons s’éloignaient les unes des autres. Montréal se perdait dans la campagne.

Mille détours nous conduisirent finalement à la maison de Joseph et d’Henrietta. Il faisait nuit. Dillon s’accrocha à la peau de l’animal et glissa jusqu’à terre. Je le suivis tout en tenant la corde glissée à l’encolure du cheval. Soudain, des lumières firent vaciller le noir de la nuit. Je ne reconnus ni la silhouette d’Henrietta, ni celle de Joseph. Des hommes couraient vers nous. Des policiers.

D’un bond, je repris place sur le dos du cheval. L’animal trépignait à l’idée de reprendre la course.

- Dillon, lançai-je au cœur de la nuit, viens vers moi! Il faut partir! Vite!

- Où es-tu?, désespéra-t-il. Je n’y vois rien.

Le cheval piaffait d’impatience. Il sentait la menace de ces hommes qui se précipitaient sur nous à la course. Dillon tendait les bras en pleurant. Il tournait sur lui-même en saisissant le vide de ses petites mains. Les policiers arrivaient. Je devais me décider.

M’enfuir. Seule. Maintenant. Mon cheval s’élança. J’entendis mon nom dans le cri de Dillon. Je tirai sur la corde. Le cheval s’arrêta net. Malgré la menace, je ne pouvais pas quitter mon jeune frère, le seul qu’il me restait. Je sautai par terre et revins sur mes pas comme on monte à l’échafaud. Le cheval s’éloigna au galop. Les policiers nous encerclèrent. Dillon s’agrippa à moi. Nous n’eûmes que quelques secondes pour nous serrer entre nos bras. Je donnai à Dillon le sac de Bran. Les policiers nous soulevèrent de terre avec vigueur. Dillon se débattit et fut emporté loin de moi.

Je disparus dans une carriole barricadée. Henrietta pleurait sur l’épaule de Joseph.

BONUS