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Mille Vies

Épisode 31

L’or blanc

Le matin transporta la musique des champs. Les outils sifflaient l’air, puis frappaient la terre comme la main d’un géant sur la peau d’un tambour. La voix lointaine et profonde des esclaves scandait des hymnes à la puissance de Dieu et à l’horizon de son royaume. Ce chant de travail embaumait l’air d’un courage tout particulier, celui de la soumission tout autant que celui de la délivrance. Il me transporta jusqu’aux larmes. Je songeai à Jaze.

Il m’avait tant parlé de cette musique née de l’union de la terre, de la souffrance et de l’espoir. Je l’entendais pour la première fois. Cette musique pleine des ombres que produit la lumière emplissait l’air comme le sang dans les cœurs battants.

Le Prof s’était levé à l’aube. Il observait depuis des heures un oiseau qui, perché au bout d’une pierre, pêchait de minuscules poissons dans les eaux calmes du Mississippi. Je n’avais jamais si bien dormi. Le lit de cette maison était plus confortable que tout ce que j’avais pu essayer comme paillasse depuis l’Irlande. Un plat trônait sur la table. Il offrait des fruits ronds, juteux et sucrés venus d’un tout autre monde que celui du Nord. Je les découvrais avec délectation. Du pain, du beurre, un pichet d’eau fraîche. Silencieux, les serviteurs du maître étaient passés.

Le Prof me rejoignit. Il accrocha ses cartons dans son dos, glissa ses crayons dans ses poches et fit virevolter sur son épaule la corde retenant sa lunette d’approche. Nous étions fin prêts pour recruter nos futurs passagers. Il me lança un clin d’œil.

- Allez, Garçon, en route!

Sur le chemin de la plantation, des Blancs à cheval surveillaient les hommes au travail. Un revolver se calait dans l’étui attaché à leur cuisse et un fouet enroulé s’accrochait à la selle et ballottait au flanc de l’animal. D’autres hommes à pied, des Noirs ceux-là, lançaient des ordres. À force de soumission fidèle, plus soucieux du travail bien fait que de liberté, ils étaient devenus officiers de la plantation et responsables tant du bon déroulement des travaux des champs que de l’ordre dans les cases.

- Méfie-toi, me confia le Prof. Depuis toujours, ces hommes et ces femmes sont des esclaves. C’est leur vie. Ils ne connaissent pas ce que c’est qu’être libre. Ils sont nés dans la servitude. Ils ont vu leurs parents mourir dans la servitude. Ils ne savent ni lire, ni écrire. La plupart du temps, ils sont leurs propres ennemis. Apprends, Garçon : la pire servitude est celle de l’ignorance, et la peur, celle qu’on porte en soi, est le meilleur geôlier. Nos planteurs le savent trop bien.

Au loin, une dizaine d’enfants esclaves couraient dans un champ. Leur jeu s’arrêta net lorsqu’un tout petit garçon, frisé comme un mouton, pointa un doigt dans notre direction. Les deux vieilles femmes noires qui les gardaient allongèrent une main à leur front pour protéger leur regard des éclats de lumière. Elles devaient se demander qui pouvaient bien être ces étrangers à la peau rougie de soleil qui parcouraient leur royaume. Elles hésitèrent à répondre au salut que le Prof leur fit en agitant sa main en l’air. Plus de 400 esclaves habitaient la plantation. Ils étaient logés dans de petites baraques en rondins. Ces cases s’entassaient les unes sur les autres. Elles suffisaient à peine à abriter les cinq ou six enfants d’une même famille. La plupart étaient assez bien tenues, mais une odeur de bois pourri exhalait des plus vétustes. Les plus grandes et les plus récentes étaient celles des esclaves qui possédaient un métier ou qui avaient été nommés chefs d’équipe par l’intendant. Tous travaillaient. Les hommes parcouraient les champs de labours et effectuaient les corvées les plus dures. Le roi coton étirait son manteau blanc à perte de vue. Partout, les arbustes se coiffaient de boules d’ouate fibreuse. De grands paniers d’osier remplis d’or blanc voyageaient sur la tête et les épaules des travailleurs, qui transportaient leur cargaison jusqu’à des hangars où s’amoncelaient des montagnes de coton. À l’intérieur des baraquements, les engrenages des machines à égrener la fibre soufflaient des nuages de poussière.


D’autres esclaves coupaient le bois ou allaient à la pêche. Les femmes confectionnaient les vêtements ou travaillaient dans l’un ou l’autre des ateliers. Les plus vieilles gardaient les enfants et s’occupaient de la cuisine. Accompagnées des enfants plus âgés, elles cueillaient des fruits et entretenaient les potagers. Mais leur tâche la plus essentielle était de se reproduire. Plus il y avait d’enfants naissant en servitude et plus le maître récupérait son investissement. Un enfant né sur une plantation appartenait au maître des lieux. Au nombre de femmes enceintes que nous avions croisées, Stephan Corner ne pouvait pas se plaindre de la fécondité de son cheptel.

Le temps de la journée était découpé par le son d’une cloche indiquant le lever, le dîner, le début et la fin du travail. Le dîner était un plat de viande, de légumes et de pain. Il était préparé par les cuisinières qui le mijotaient dans d’immenses chaudrons de fonte. La journée de travail se terminait à 8 h du soir. Les dernières lueurs du jour cédaient alors la place à celles d’un feu rassemblant les familles sur la place commune. Les hommes des champs partageaient leur repas, fait de patates douces et de pain de maïs.

Les femmes cousaient et rapiéçaient les robes et les pantalons, les bas et les chemises. Le maître n’était pas généreux en vêtements et ne fournissait que quatre pantalons ou quatre robes. Les esclaves se faisaient un devoir de les conserver propres et reprisés, particulièrement pour le dimanche. Durant ce seul jour de repos, ils se réunissaient dans leurs plus beaux habits pour prier et chanter des louanges à leur Dieu. La fierté se lisait dans leurs yeux.

J’étais absorbé par la découverte de cette atmosphère bon enfant de la plantation. L’apparence du «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles», aurait dit Voltaire, était perceptible. Ici, tout était régi par des lois et des règles strictes, la liberté n’existait pas, mais le désordre non plus. Se conformer, accepter son sort, se soumettre permettait à la vie de sortir de sa cachette. Une certaine vie. Je réfléchissais au quotidien de ces gens du Sud lorsqu’un cavalier s’approcha de moi silencieusement.

- Que fais-tu là? laissa-t-il tomber du haut de son destrier.

- Je suis avec le Professeur, répondis-je, décontenancée et surprise.

- Et il est où, le professeur? fit-il en jetant un regard autour de moi.

Le Prof avait disparu. Je le cherchai du regard. Il était accroupi loin de moi devant un bosquet épineux au bout d’un grand potager. Je ne m’étais pas rendu compte que nous nous étions éloignés à ce point l’un de l’autre.

- Tu n’as pas à rôder près des habitations. Si je te prends à parler à quelqu’un, je te botte le cul et je botte le cul de ton professeur hors de la propriété, et M. Corner en sera très heureux, crois-moi. Il n’aime pas les étrangers, mais il est trop gentil. Beaucoup plus gentil que moi. Contentez-vous d’observer les oiseaux.


Un coup de cravache fouetta la croupe du cheval. La poussière s’éleva de sous les sabots de l’animal. Je fis de même en prenant mes jambes à mon cou.

- Regarde, me chuchota le Prof lorsque j’arrivai à bout de souffle à ses côtés. Ne fais pas de bruit, il y a une pie grièche juste là.

- Prof, Prof, tu me décourages. J’ai failli me faire prendre. Toi et tes oiseaux de malheur! Tu te rappelles pourquoi nous sommes ici? On n’est pas là pour observer des oiseaux. On n’est pas là pour la science…

- Bien sûr que oui, répliqua-t-il. Peu importe où nous sommes, nous sommes toujours là pour la science.

Il m’énervait.

Le bal de Rosedown Hill

Trois jours après notre arrivée, une grande fête s’annonçait dans la salle de bal de la maison de Stephan Corner. Mme Corner n’avait de cesse de commander à son armée de balayeurs, de jardiniers, de palefreniers, à ses hordes de cuisinières et de domestiques, tous mobilisés pour frotter, nettoyer, faire reluire et habiller le domaine de ses plus beaux atours.


Au cours de l’après-midi, Corner était venu nous rencontrer. Peut-être avait-il alors l’intention de nous y inviter. À notre allure de paysans, il se ravisa assurément. Maladroitement, il nous informa du chahut que ferait la fête, de son départ le lendemain pour le Texas et du branle-bas qu’occasionnerait l’arrivée prochaine de ses nouveaux esclaves achetés à grands frais et qui traverseraient bientôt la ville de Jackson à quelques milles de Natchez. Nous lui fîmes nos adieux en lui indiquant notre intention, fausse, de partir vers la Nouvelle-Orléans. Il nous salua gentiment, nous invita à revenir et nous quitta sans demander son reste.


Aucun esclave n’avait encore démontré un quelconque intérêt à s’enfuir malgré nos allusions à Harriet Tubman, au chemin de fer clandestin, à notre départ vers le Nord. Ils avaient peur. Une peur qui brisait tout et balançait les espoirs de liberté dans les abîmes du mystère.

- Nous avons été trop discrets, lança le Prof planté tout au bord de la véranda, le nez dans le soleil couchant. Il nous faudra prendre un peu plus de risques. Corner ne sera pas là. Ce sera le moment.

- Comment allons-nous nous y prendre? dis-je. Ils sont tous sur leurs gardes. Les esclaves nous craignent autant que les gardiens nous défient.

- Il faut parler aux femmes. Ce sont elles qui savent. Si elles nous ferment la porte, tout sera perdu. Si elles l’ouvrent, nous pourrons tout savoir. Il doit y avoir une jeune tête forte dans cette galère et cette tête a une mère. Il faut la trouver. Tu as toujours les jetons?

Les abolitionnistes quakers fabriquaient des jetons tout semblables à des sous et sur lesquels il était inscrit : « Ne suis-je pas une femme ou une sœur? », « Ne suis-je pas un homme ou un frère? ». L’image d’un esclave nu suppliant y était gravée. Le sens du message ne faisait aucun doute : ces sous pouvaient discrètement passer d’une main à une autre. C’était un moyen astucieux de créer un lien entre les passeurs et les esclaves qui désiraient prendre le train souterrain. C’était cependant ce même lien qui pouvait serrer la corde autour de nos cous de « sales Yankees abolitionnistes » et, sans aucune forme de procès, suspendre nos vies à trois pieds au-dessus du sol.


- J’ai laissé tomber quelques sous près du feu où les femmes préparent les marmites de pâté de maïs.

- Tu as bien fait, approuva le Prof. Il faut prendre des risques. Si Corner est mis au courant, on le saura bien assez tôt. Il faut se préparer à prendre la fuite. Tu as repéré où nous pouvions récupérer les barils?

- Ils sont dans une grange sur la côte de Malhouse Drive, à la sortie de la ville. Il y aussi tous les outils nécessaires pour camoufler le chariot et de la nourriture pour sept jours pour huit personnes. S’il le faut, nous pourrons y rester cachés.

- Dans ce Sud profond, chuchota le Prof comme si j’entendais ses pensées, c’est tellement difficile de convaincre les esclaves de s’enfuir. Ils ont abandonné l’idée d’être autre chose que des bêtes de somme. Le Nord est loin d’ici. C’est un autre monde. Le périple doit être aussi périlleux que la route vers le paradis. Peut-être un peu moins…

- Et si nous allions délivrer les esclaves que Corner a achetés en Virginie? Ils sont sur la route, ils voudront nous suivre.

- Nous n’avons pas suffisamment de place pour les amener avec nous. Six barils tiennent dans le chariot, pas plus. Six barils. Six personnes. On ne peut pas mettre en péril toute l’expédition. Tu connais tout le chemin que nous avons à parcourir.

- Tu as raison Prof. Si on ne réussit pas à convaincre des esclaves ici, peut-être pourrions-nous revenir sur nos pas et prendre ceux que nous rencontrerons sur le chemin du retour?

- Au premier esclave en fuite, nous aurons tout le Sud à nos trousses.

- Et nos déguisements ne nous serviraient plus à grand-chose…

- Nous n’avons plus beaucoup de temps. L’automne est déjà là. Dans quelques semaines, le vent va tourner au nord. Entre mourir au bout d’une corde et mourir de froid dans une forêt d’épinettes, je choisis la corde.

- Moi, répliquai-je, je préfère que la neige me couvre et que le printemps m’emporte. Pas question de leur laisser le plaisir de me tuer.

- Si nous ne réussissons pas, Harriet sera déçue, soupira le Prof. Elle voulait que nous frappions un grand coup. Ici. Au cœur du Mississippi, au cœur d’une des plus grandes plantations du Sud.

Soudain, un buisson frissonna et nous fit sursauter.

- Moi, je veux partir, chuchota un homme.

- Qui es-tu? poussa le Prof, surpris d’être surpris. Tu écoutes aux portes?

- Je voulais savoir si vous étiez bien ceux que je pensais. Ici, on ne peut pas prendre de risques.

- Approche-toi et montre-toi un peu. Nous ne pouvons pas prendre plus de risques que toi.

Un tout jeune homme fit briller ses yeux dans la lumière. Il était nerveux. Au moindre souffle de vent, il se courbait comme un chien craignant le bâton de son maître.

- Je sais comment sauver les esclaves, tous les esclaves qui sont en route pour la plantation.

- Comment? répliquai-je, incrédule.


- Dans le port de Vicksburg, il y a un steamer qui transporte des ballots de coton jusqu’à Saint-Louis. Nous pourrions tous partir. Le capitaine a déjà transporté des dizaines d’esclaves. C’est rapide. C’est sûr.

- Saint-Louis est une grosse ville du nord, pas très loin de la frontière… Comment s’appelle ce capitaine?

- Il s’appelle Donohue, le capitaine James Donohue. Dieu le bénisse.

- Je ne le connais pas, fit le Prof en se tournant vers moi, interrogatif.

- Que demande-t-il en échange? Combien demande-t-il?

- Il ne demande rien. Il sait que nous n’avons rien.

- Alors pourquoi le fait-il?

- Il travaille pour Frederick Douglass. C’est lui qui paie pour chaque esclave que le capitaine transporte jusqu’au Nord. Vous connaissez ce monsieur Douglass? Dieu le bénisse aussi.

Bien sûr que nous connaissions Frederick Douglass. Harriet le rencontrait fréquemment et l’estimait énormément. Lors d’un séjour à Saint Catharines, elle nous l’avait présenté comme un exemple non seulement pour les Noirs d’Amérique, mais aussi pour tous les humains de cette planète. Il était la preuve en chair et en os que tous les êtres devaient posséder les mêmes droits, qu’il n’existait pas de race de sous-hommes incapables de s’intégrer à une société, quelle qu’elle soit. En 1838, il s’était échappé d’une plantation du Maryland où il avait été maltraité. Il avait réussi à prendre un train et à atteindre Philadelphie. À force d’apprentissage et de persévérance, il était devenu un homme d’affaires prospère et avait écrit un livre qui racontait son histoire. J’en avais lu plusieurs chapitres à voix haute au cours de nos soirées de lecture. Son histoire avait réussi à tirer des larmes aux plus durs de tous les balafrés. Maintenant, il publiait un journal, le Douglass’ Monthly, dont nous lisions chaque parution. Sa fortune et sa vie étaient entièrement dédiées à l’abolition de l’esclavage et à l’émancipation des Noirs.

- Comment se fait-il que nous ne connaissions pas ce passage vers le Nord? Pourquoi Harriet ne nous en a jamais parlé? questionna le Prof.

- Harriet a ses secrets, répondis-je. Tu le sais bien, Prof. Elle a ses raisons. Est-ce que tu crois que notre expédition est connue de tous? Bien sûr que non. Trop dangereux. Le secret. C’est notre plus précieux atout.

- Le capitaine ne veut pas transporter un esclave à la fois, bredouilla la voix dans le buisson. Il faut former un groupe.

- Pourquoi?

- Il dit que c’est trop dangereux pour un seul passager.

- Et sûrement pas assez payant, grommela le Prof.

L’ombre d’un silence traversa la nuit. Un orchestre entama les premières mesures d’une valse. On devinait au loin les silhouettes des danseurs tourbillonnant aux lumières des fenêtres. Le bal était commencé.

- Rentre chez toi, reprit le Prof. Demain, nous partirons. Si tu vois le dessin d’un oiseau piqué au premier arbre bordant l’entrée du chemin menant à la maison de Corner, c’est que nous serons au port de Vicksburg dans cinq jours. Tu devras te débrouiller pour prendre les arrangements nécessaires avec le capitaine. Nous serons… dis au capitaine que nous serons huit personnes à monter à son bord, avec un cheval et un chariot. Je ne sais pas combien M. Douglass le paie pour chacun des esclaves transportés, mais il fera sûrement un joli magot.

- On peut te faire confiance? ajoutai-je.

- Oui, répondit sans équivoque la voix de la nuit… mais j’ai une faveur à vous demander. J’aimerais que ma femme vienne avec nous. Depuis que j’ai frappé un gardien, M. Corner menace de la vendre et de nous séparer. Je crois qu’il ne l’a pas encore fait parce qu’il manquait d’esclaves, mais avec ceux qui s’amènent, il pourrait le faire. Je ne veux pas. Vous comprenez.

- Je me demandais quel était le moyen dont Corner parlait et qui était plus efficace que le fouet et les coups…


- Vous nous attendrez? supplia notre futur passager.

- Comment t’appelles-tu?

- Je m’appelle Helmet, vous vous souviendrez de moi?

- Nous nous souviendrons de toi, Helmet.

- Je m’appelle Molly et voici le Prof.

La lumière de la lanterne illumina son visage. Ses yeux brillaient d’impatience et son sourire dévoilait une joie lourde et profonde. Il disparut.

La musique et les rires résonnaient dans la maison des Corner. J’y fixai les lueurs jaillissant aux fenêtres de la maison. Le bonheur et le plaisir rayonnaient de tous les feux des lanternes, des bougies et des lustres. Des hommes fumaient sur la galerie et le bout de leur cigare rougeoyait comme les feux follets d’une compagnie de lutins. J’étais envoûtée par toutes les couleurs de cette joie.


- N’y songe même pas, Molly, coupa le Prof. Tu ne peux pas aller au bal. Trop dangereux.

Je ne répondis pas. Je ne voulais pas rompre le charme.

Lorsque le Prof entama sa nuit avec une envolée de ronflements, je quittai la galerie de notre pavillon et parcourus à pas de loup le chemin nous séparant du château enchanté.

Après avoir vu la lanterne d’un gardien à cheval s’éloigner vers les cases des esclaves, je m’avançai sous une fenêtre de la salle de bal. Des princes et des princesses y dansaient. Elles étaient belles. Ils étaient beaux. Les robes de soie, à crinoline, de dentelle et de passementeries taillaient les hanches des femmes et les faisaient fées. Les hommes avaient de doux visages, la barbe rasée, les habits plus originaux les uns que les autres, lignés, imprimés, richement pourvus de chaînes et d’or. Leurs bottes hautes de cuir fin étaient sans taches. Certains portaient des sabres à la garde finement ciselée et au fourreau cerclé de laiton et de pierres précieuses.

Sur les tables couvertes de nappes brodées, la vaisselle de porcelaine blanche étincelait et la coutellerie brillait d’argent. Certains plats de service étaient bordés d’or et peints de roses joufflues et de paysages imaginaires. Plusieurs convives s’attroupaient devant une boîte de bois installée sur une table haute, et je fus aussi intriguée que les spectateurs qui lançaient des oh! et des ah! d’étonnement : deux petits automates semblables à des poupées dansaient librement… et personne ne les manipulait. Sans corde ni ficelle, ils se déplaçaient, se penchaient, s’éloignaient, se rapprochaient. La danseuse tenait sa robe de tulle, le danseur faisait de précieuses courbettes. J’en fus éblouie. La salle de bal était éclairée comme en plein jour. Le merveilleux y était entré.

J’entendis les sabots du cheval conduit par le guetteur. Il revenait vers la maison. Avec difficulté, je détachai mon regard de cette image du paradis et, en douce, je repris le chemin vers notre pavillon. Soudain, j’entendis les convives qui sortaient de la maison et s’installaient au jardin. On y avait disposé des dizaines de chaises que les dames occupèrent rapidement comme des enfants. Je traversais le grand potager lorsqu’une explosion se fit entendre. Je me jetai par terre de peur que ce ne soit l’éclat d’un obus ou le tir d’un vieux mousquet. Dans le ciel, des filets de lumière rouge rouges retombaient sur terre. Une nouvelle fusée explosa. Elle illumina la nuit d’un jaune magique. Je n’avais jamais vu de feu d’artifices. Était-ce la surprise d’entendre ces explosions? Était-ce la féerie de ce merveilleux spectacle? Je ne sais pas, mais je m’assis alors dans l’herbe et pleurai comme une enfant sans parvenir à m’arrêter. À travers mes larmes, le ciel explosait de couleurs et de lumière, de cette lumière dont seuls les humains sont capables. Pour rien. Pour le plaisir. Pour cet essentiel inutile.

Lorsque j’arrivai au pavillon, le Prof était accoudé à la balustrade de la galerie. Il déposa son bras sur mon épaule et me serra affectueusement.

Le lendemain, lorsque le soleil se leva, un chardonneret, accroché au premier arbre sur le chemin du maître, chantait en silence la liberté prochaine.

BONUS