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Mille Vies

Épisode 30

Natchez

De Nashville au Mississippi, nous avions parcouru la Natchez Trace, la route empruntée depuis des siècles par les premiers habitants des lieux. Leur temps s’achevait. Les Peaux-Rouges, comme nous les appelions, subissaient un sort terrible. Depuis leurs premiers contacts avec les Européens, ils ne se soumettaient pas à l’envahisseur blanc. Peu d’entre eux acceptaient l’état d’esclavage et de soumission qui leur était destiné. Peuples fiers aux couleurs éblouissantes, ils étaient de plus en plus refoulés vers l’Ouest. Un jour, ils frapperaient un mur de mer ou de désert et il serait trop tard. Ceux d’entre eux qui se révoltaient et revendiquaient de pouvoir continuer la vie qu’ils menaient depuis toujours la perdaient. Le compromis ne poussait pas sur les rives du Mississippi. L’argent y couvrait tout l’espace. Le roi Coton régnait en maître absolu. Ses disciples, qui possédaient ses plantations, étaient riches à millions. La ville de Natchez accueillait d’ailleurs le plus grand nombre de millionnaires d’Amérique. D’où, peut-être, ce désir d’Harriet que pour une première fois dans l’histoire du chemin de fer clandestin, le train descende aussi loin en territoire esclavagiste. Nous avions atteint le cœur. Ici poussaient la prétention esclavagiste, sa logique, ses ambitions, ses plaisirs, ses fondements. Ici vivait l’opulence construite sur le travail des Noirs. Une opulence qui faisait l’envie des villes du Nord.

- Maintenant, est-ce que tu comprends pourquoi le Nord voudrait bien imposer sa loi au Sud? répondit le Prof à mon air interloqué devant une allée de platanes encadrant une vaste demeure. Le Nord ne se battra pas pour abolir l’esclavage. Par contre, pour imposer ses lois et ses industries…

Jamais je n’avais vu autant de richesses. Les maisons des planteurs étaient si belles… On aurait dit que jaillissaient de la terre des royaumes de contes de fées, tous plus riches, plus cossus, plus opulents et splendides les uns que les autres. Des palaces aux colonnades impressionnantes s’élevaient au milieu de jardins remplis de fleurs et de plantes somptueuses. S’enorgueillissaient les façades percées de fenêtres aux volets sculptés. Les chemins de sable, comme des allées de perles, s’enfonçaient sous l’ombre des arbres. On devinait, au loin, un terrain vallonné percé de lacs enjambés par de petits ponts coquets où se dandinaient des femmes-fleurs sous leurs ombrelles de dentelle et des messieurs bardés de chaînes d’or et d’argent.

Des ouvriers s’affairaient devant une nouvelle demeure qui s’élevait dans le firmament de Natchez telle l’étoile du matin, la plus scintillante de toutes. Dieu ne pouvait que bénir pareille beauté et si parfaite réussite. Elle appartenait à Frederick Stanton, un Irlandais qui avait eu plus de chance que la plupart de ses compatriotes, dont moi. Il avait compris qu’en Amérique, le coton et l’argent faisaient bon ménage. La villa s’appelait Belfast. Quel contraste avec la ville de Belfast! Stanton avait sûrement oublié le lointain pays qui l’avait vu naître.


Linden, Monteigne, D’Évereux, Monmouth, Rosalie, Dunleith, Auburn, ainsi s’appelaient ces domaines qui méritaient de porter un nom. À Natchez, tout était magnificence, luxe et apparat. Même les chevaux, huilés et finement brossés, étaient attelés à des carrioles fardées de dorures étincelantes. Les attelages de purs sangs de ce Dixieland ne semblaient même pas reconnaître Dixie comme un des leurs.

En quittant Natchez, le Prof s’arrêta devant Rosedown Hill, une des plus somptueuses demeures de tous les États du Sud. Elle n’avait rien à envier aux plus récentes, aux plus anciennes et aux plus riches maisons de planteur de la Nouvelle-Orléans et du Mississippi. Aucune limite n’avait restreint les créations les plus extravagantes de son architecte. Rosedown Hill était la propriété de Stephan Corner. Il avait d’abord fait fortune grâce à la culture du tabac, mais les rendements financiers de l’exploitation du coton sur les terres fertiles du Mississippi ne l’avaient pas laissé indifférent et il avait vendu sa propriété du Kentucky, misant tout sur le roi Coton. Sa nouvelle allégeance avait été rapidement récompensée.

Le Prof allongea sa lunette d’approche en la pointant sur un arbre de la propriété. Depuis notre départ, cette lunette avait été d’un précieux secours pour amadouer la suspicion que nous, étrangers, suscitions sur notre passage. D’autant plus qu’elle était tenue par un petit homme à l’air aussi blanc qu’inoffensif. Le Prof pointait sa lunette, tirait son regard vers le feuillage d’un arbre en tout point semblable à ses congénères, et attendait qu’on vienne mordre à la ligne tendue. La prise fut bonne, encore une fois. L’aristocrate du lieu s’approcha. Il portait une veste blanche brodée de fines lignes bleutées et garnie de boutons dorés. Son pantalon était tout aussi élégant. Sur le plastron d’une chemise immaculée tombait un nœud de soie du même bleu. Sa chevelure d’ébène était lustrée et peignée vers l’arrière. Un côté de sa moustache roulait vers le haut et l’autre vers le bas. Elle semblait dessiner un signe de dollar au milieu de son visage. Il s’approcha de nous. Son parfum embauma l’air d’un arôme de fleurs d’oranger.

- Je croyais que les lunettes d’approche étaient surtout utilisées par la marine. Je ne vois pas votre bateau!, s’enquit le maître des lieux en faisant le tour de notre voiture.

- Les plus beaux voiliers sont ceux qui volent, mon cher monsieur. Et vous en avez de fort beaux sur votre propriété. Des oiseaux aux ailes comme des voiles. Regardez vous-même, fit le Prof en offrant sa lunette.

- Où dois-je regarder? Je n’y vois que des feuilles.


- Là, dans cet arbre, sur la première branche. Tout près du tronc. C’est un magnifique cardinal. Il est rouge. Il porte une huppe, elle aussi toute rouge. Vous le voyez?

- Oui, je le vois.

- C’est un oiseau magnifique, n’est-ce pas? Vous entendez son chant? Une femelle ne doit pas être loin. Je crois qu’il aime vos jardins. Il a raison. Vous avez les plus beaux jardins de la région.

- N’est-ce pas… Il a bon goût, votre cardinal!

- Le voilà qui s’envole.

- Vous ne pourrez pas l’observer très longtemps.

- Oh, je ne le fais que par plaisir. J’ai déjà plusieurs dessins de cardinaux.

- Vous les dessinez aussi?

- Venez, je vais vous les montrer. Au fait, je m’appelle Alexander Ross, je suis ornithologue, naturaliste, philosophe, mathématicien et astronome, mais appelez-moi Prof, comme le font tous mes amis, fit-il en me désignant comme l’un de ceux-ci.

C’était la première fois que j’entendais le nom du Prof. Il monta dans notre chariot, dégagea quelques chaudrons avec fracas et revint victorieux avec un grand cartable rempli de dessins.

Le Prof tira plusieurs croquis de cardinaux de la vaste encyclopédie ornithologique qu’il confectionnait avec ferveur et passion. L’œuvre de sa vie. Il en avait apporté tout un tas, disant que les oiseaux ne pouvaient servir d’autre cause que celle de l’abolition de l’esclavage (ce qu’il se garda de dire à notre hôte). « Les oiseaux ne sont pas faits pour vivre en cage », répétait-il lorsqu’ils les voyaient s’envoler en le privant de leur présence.


Le maître était très impressionné par les dessins. Son air hautain se dérida devant les œuvres du Prof. Je gardais mes distances en surveillant les alentours. La confiance dans mon déguisement de garçon me faisait défaut. D’autant plus que le Prof, aussi nerveux qu’enjôleur, ne ratait pas une occasion pour me signifier de m’éloigner.

- Vos dessins sont splendides. Ce sont des oiseaux du Sud?

- Bien entendu, répondit le Prof au paon sudiste culotté de blanc. Le Sud, le Mississippi tout particulièrement, possède une faune ailée exceptionnelle. Tous les oiseaux séjournent sur les rives du Mississippi. S’ils n’y vivent pas, du moins ils y passent le temps d’un arrêt au cours de leur migration.

- Venez donc à la maison! lança Monsieur en jonglant avec quelques dessins s’échappant du cartable. Nous y serons plus à l’aise.

- C’est un honneur, répondit le Prof tout en courbettes.

- Demandez à votre garçon de ranger votre carriole tout près de l’écurie. Des hommes à moi prendront soin de votre cheval.

Je montai sur la banquette du conducteur de notre voiture et lançai un « hue » le plus viril possible. Dixie s’élança dans l’allée bordée de platanes plantés comme les piliers d’une voûte de vert au milieu d’une cathédrale de fleurs et d’arbustes. La route du paradis n’avait certes rien à envier à celle de Rosedown Hill. Je dépassai le Prof et le propriétaire, puis bifurquai sur une route secondaire conduisant aux bâtiments du domaine. Deux laquais s’avancèrent à mon approche. Ils étaient vêtus comme les valets d’un château français au temps du Roi soleil. Leurs toques blanches et leur veston à queue juraient sur leur peau noire. Puis, s’avancèrent des garçons d’écurie courant autour du palefrenier. Ils étaient tous noirs. Le seul homme blanc que je vis était à l’écart, adossé à une haute clôture de bois. Il surveillait la scène en tenant comme un bébé une carabine chaude de caresses. Sortie de nulle part, une voiture s’avança devant moi dès que j’eus déposé le pied par terre. Un autre laquais coiffé comme un juge m’ouvrit la portière de la carriole pendant que Dixie était promptement dételé et conduit à l’écurie.

- Nous vous conduisons à la maison du maître, me dit-il. Il vous prie de monter.

La maison de la plantation était une pure merveille, un bijou au milieu d’une nature luxuriante. Autour d’elle, plusieurs demeures de riches planteurs avaient été construites comme des vitrines bouffies de luxe et de réussite. Elles s’élevaient pour paraître. Rosedown Hill portait haute sa beauté comme toutes celles qui n’ont pas à en faire la démonstration. Dans chaque État que nous avions traversé, j’avais découvert des univers plus surprenants les uns que les autres. J’avais vu des cirques ambulants, des Indiens en habits d’apparat, des arbres sans feuilles, des nuages en colère descendre du ciel et tournoyer au milieu de la plaine. J’avais vu de pauvres gueux chercher un bout de pain et de riches prospecteurs faire couler l’or entre leurs doigts. Mais jamais encore la magnificence d’une demeure ne m’avait autant éblouie.

Stephan Corner et le Prof s’étaient arrêtés au milieu d’un immense escalier extérieur dont les marches blanches menaient à la première galerie entourant la maison. Une seconde galerie encadrait le palais à l’étage. Tous les murs étaient d’une blancheur aussi immaculée que celle des tabliers des servantes noires qui se pressaient au pas de la porte.


Des colonnes s’élevaient jusqu’au toit et supportaient un chapiteau triangulaire aux allures du Parthénon. Quelques balustrades de fer forgé isolaient les paliers des deux galeries. Sur la première, des oasis de repos invitaient à profiter d’une fraîcheur espérée. Ça et là, des berçantes et des tables de bois laqué se couvraient de dentelles fabriquées par des fées. Trônant sur leur piédestal, des plantes luxuriantes débordaient de pots décorés de dessins africains. D’une beauté lumineuse, deux jeunes servantes à la peau d’ébène nous ouvrirent grandes les portes de la demeure.

- Entrez, je vous en prie, poussa notre hôte devant notre retenue.

Les jupes bardées de tabliers blancs ondoyèrent à notre passage.

La lumière s’engouffrait dans un hall immense percé de fenêtres propres jusqu’à l’absence. Un escalier monumental, sculpté en bois d’acajou, gravissait jusqu’à une mezzanine où se devinaient les chambres et les salons intimes.
Deux immenses lustres de 100 bougies s’accrochaient au plafond d’une salle de bal. Comme des fragments d’étoile, le cristal scintillait et projetait sur les murs les couleurs de l’arc-en-ciel. Trois foyers aux âtres imposants, blancs et sans taches, pouvaient réchauffer une assemblée de plusieurs dizaines de convives. J‘arrivais presque à entendre la musique, les rires et le froissement de la soie dansante. Si j’avais eu à imaginer la cour des rois des histoires de mon père, je n’aurais pu faire mieux.

Derrière une porte ouverte, une salle de musique abritait un piano aussi grand que notre voiture. Il était d’un noir si luisant que le saule qui pleurait à la fenêtre pouvait s’y mirer. Une longue bande de tissus brodée de fleurs s’étirait sur le clavier. Sur son trépied, un instrument que je ne connaissais pas imposait sa présence. Je reconnus l’instrument à cordes semblable à un violon, mais d’une stature ô combien plus imposante. Son bois était fin et délicat, finement tourné par des mains expertes, et les cordes étaient presque aussi grosses que mes doigts.

- C’est une contrebasse, mon petit, répondit le propriétaire à mon étonnement. Mon épouse l’a rapportée de son dernier voyage à Londres. Je me demande encore pourquoi. Dans cette maison, personne ne joue d’un instrument de musique, sinon nos Nègres qui chantent et tapent sur des casseroles. Pas un de nos enfants n’a démontré un intérêt gros comme ça pour la salle de concert.

Le Prof était déjà rendu à la pièce suivante. Son air béat le clouait à l’encadrement de la porte.

- Entrez, cher ami, entrez, dit l’homme à la moustache en signe de dollar, ne restez pas là. Installez votre cartable sur la grande table et montrez-moi vos dessins.

- C’est que… s’embourba le Prof dans sa stupéfaction… C’est que votre cabinet est impressionnant.

- C’est mon antre, chuchota maître Corner en glissant sa main devant sa bouche comme pour dire un secret. C’est ici que les enfants reçoivent les leçons de leur précepteur, mais dès qu’ils sont tous partis, je deviens le seul à pouvoir m’y enfermer. La sainte Paix. Whisky? Cigare?

- Merci, non, merci, merci monsieur, répondit le Prof dans un nuage de pâmoison.

Dans cette immense salle de travail aux murs tapissés de livres, de peintures, d’armes et d’animaux empaillés, le Prof s’avança devant le rayonnage d’une section vitrée de la bibliothèque. S’y trouvaient des ouvrages fort rares aux couvertures de cuir ouvragé et à la tranche dorée.

- Ne vous en faites pas, cher ami, je ne les ai pas tous lus, gloussa notre hôte dans un rire déniché à des lieux de l’intelligence. Paraît que la lecture est une clé du pouvoir. C’est ce que dit ma chère épouse.

- C’est pourquoi vous ne permettez pas à vos esclaves d’apprendre à lire, dis-je sans y penser.

Ma réplique sembla sortir le Prof de sa torpeur. Il s’avança vers moi en me foudroyant du regard et me plaqua son poing sur l’épaule.

- Et à quoi cela leur servirait-il, garçon? lança-t-il sans attendre de réponse. Lorsqu’on n’a rien à dire, on ne dit rien, me chuchota-t-il.

Puis, il répara le silence d’un grand rire qu’entonna notre hôte avec plaisir.

- Je suis très honoré de vous montrer mes dessins, Monsieur Corner. Les oiseaux du Sud sont les plus beaux que j’aie pu dessiner. Ils sont d’ailleurs aussi brillants et colorés que les gens que nous avons croisés. Voilà un moqueur, je l’ai découvert dans une plaine du Tennessee. Et là, voyez la forme du bec de cet oiseau-mouche.

- Vous avez croisé un aigle royal, à ce que je vois, s’enorgueillit notre hôte devant le dessin du splendide oiseau.


Les deux hommes s’entretinrent un moment sur la faune ailée des États sudistes. Chaque qualificatif que laissait s’envoler le Prof était attrapé par Corner. Le Prof était un sacré comédien. Il enroulait la suffisance du grand propriétaire terrien autour de son petit doigt et l’étranglait de la conviction de sa supériorité. Toutes les couleurs des plumages, tous les chants étaient autant d’hymnes au Sud qui gonflaient la fierté du propriétaire terrien comme s’il s’agissait de lui-même. Je restais à l’écart, me prenant malgré moi au jeu du Prof. Il était si convaincant que j’avais moi-même de la difficulté à ne pas le croire convaincu. Après tout, pour une rare fois, il parvenait à parler de ses passions scientifiques sans se faire rabrouer. Ce n’est certes pas dans la jungle d’ignares de St. Catherines qu’il aurait pu trouver oreille si attentive.

- J’aimerais réaliser un ouvrage sur les oiseaux des États du Sud. Vos plantations regorgent d’espèces uniques.

- C’est une excellente idée. Enfin un livre qui ne racontera pas que des âneries! Lorsque vous le publierez, je serai votre premier acheteur. Et d’ailleurs, si vous avez besoin d’un coup de main, je connais un très bon imprimeur. Il vous soutiendrait dans votre entreprise.

- Vraiment? clama le Prof avec toute la plus mauvaise foi du monde.

- Bien sûr, rétorqua le paon. Si je peux vous être d’une quelconque utilité…

- Vous savez ce dont j’aurais vraiment besoin, sieur Corner? J’aurais besoin de temps.

- Ah ça! c’est ce qu’il y a de plus difficile à obtenir. Les stocks sont en souffrance! Mais si je peux faire autre chose…

- En fait, en y pensant bien, sieur Corner, je suis certain que vous pouvez m’aider. Et si vous m’accordez cette faveur, je me promets d’ajouter votre nom à ma liste des grands contributeurs de mon ouvrage.


- Oh, j’en serais fort honoré, Professeur Ross. Mon épouse serait si fière de lire le nom de notre famille dans un ouvrage scientifique sur les oiseaux du Sud. Que puis-je faire?

- Me rendre un très grand service. Si vous me permettiez de m’installer sur une de vos terres, j’aurais le temps nécessaire pour dessiner et prendre des notes sur quelques sujets qui me sont encore inconnus et que j’ai vus voler au-dessus de votre plantation.

- C’est un peu délicat, chancela le cotonnier. Personne n’est autorisé à parcourir ma plantation… Laissez-moi y penser… Et si je vous prenais sous mon toit? Un garde pourrait vous accompagner durant le jour.

- Ah non, ça, c’est impossible, malheureusement, fit le Prof, l’œil baignant de déception. C’est que plusieurs espèces sont nocturnes. J’aurais aimé pouvoir les observer dans leur habitat naturel. Ce sont des espèces sauvages et farouches, qui ne séjournent jamais à proximité des habitations. J’aurais préféré que nous puissions nous installer au bout de votre terre. Mais je comprends.

Le seigneur des lieux me toisa du regard, s’avança à la fenêtre, jeta un ordre d’un claquement de doigts et revint vers le Prof.

- Vous savez, professeur, j’ai plusieurs connaissances dans les régions que vous avez traversées. On y raconte les faits d’armes d’un scientifique qui aide des esclaves à s’échapper. La situation devient de plus en plus délicate. Les Yankees abolitionnistes deviennent intrépides. Je ne serais pas surpris de les voir surgir en Nouvelle-Orléans. En Virginie, on parle même d’une possible rébellion. Des tracts ont été saisis. Vous ne seriez pas l’un d’entre eux?

Un silence d’or et d’argent liquéfia l’air de la pièce. Les deux hommes se regardèrent fixement. Le revolver du Prof lui démangeait la cheville. Avions-nous parcouru tout ce chemin inutilement? Faudrait-il sauver notre peau avant même avoir tenté de libérer un seul esclave?

- Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, vous m’insultez, répliqua le Prof en se tordant la bouche comme s’il venait d’avaler un essaim d’abeilles. Je suis un vrai scientifique, moi, Monsieur, et j’affirme que l’inégalité se retrouve dans la nature. Non seulement la Bible fait mention de l’esclavage et de la domination de certains hommes sur d’autres, mais cette supériorité est aussi scientifiquement prouvée. Aucun Noir ne pourrait survivre dans le monde civilisé. Ils ont besoin d’encadrement et de contrôle tout comme un troupeau de buffles. Moi, Monsieur, j’ai parcouru tous les États et plusieurs pays. Je peux affirmer que la condition des Noirs dans les plantations du Sud est plus enviable que celle des Irlandais libres dans les usines du Nord. Par contre, M. Corner, il y a un point sur lequel je suis intransigeant et sur lequel nous serons peut-être en désaccord : je suis absolument contre les sévices corporels. Les esclaves, il faut les traiter avec compassion, bonté et justice, tel que le ferait un bon père de famille.

Le planteur réagit aux répliques du Prof comme à autant de jabs d’un champion boxeur. Chacune de ses paroles confortait l’esclavagiste dans ses propres convictions.

- Vous vous trompez, professeur, répondit le planteur touché à son point d’honneur. Je suis parfaitement d’accord avec vous. Moi aussi, je suis contre les châtiments corporels, même si parfois il est bien de se rappeler le Deutéronome : « Qui aime bien, châtie bien », n’est-ce pas? Mais ne craignez rien. Je connais des moyens bien plus efficaces que le fouet pour gérer une entreprise comme la mienne.

- Évidemment, reprit le Prof pensif, il peut y avoir des cas d’exception. Il y a des bandits et des malfaiteurs. La justice doit suivre son cours.

- Mes gens sont bien traités. De façon juste et équitable. Dans une plantation de coton, le travail des esclaves est essentiel. Je ne peux pas bâtir ma prospérité sur des estropiés et des mal nourris. Il me faut des gens forts pour bien travailler.

- Après tout, ils font partie de vos biens.

- Bien dit, ils font partie de mes biens et de ma richesse. Vous savez que le prix des esclaves ne fait que monter? Je peux payer un bon esclave jusqu’à 4000 $. C’est cher. Depuis que la traite à partir de l’Afrique est interdite, on ne peut se tourner que vers la reproduction naturelle et l’élevage. La semaine dernière, je suis allé en Virginie pour acheter 10 esclaves. Savez-vous combien j’ai payé ce troupeau? Plus de 28 500 $. Une fortune. Et la semaine prochaine, je dois partir au Texas pour acheter de nouvelles terres. Le coton est exigeant. La terre s’épuise vite. Il faut plus de terres et plus d’esclaves. À ce prix, ce sont mes biens. Pas autre chose.


- Malheureusement, certains ont la présomption d’avoir droit à la liberté.

- C’est totalement ridicule. Depuis toujours, des hommes ont servi d’autres hommes pour leur permettre d’atteindre la richesse et les connaissances. C’est dans l’ordre des choses.

- Moi, par exemple, fit le Prof en se frappant la poitrine, je n’aurais jamais eu la possibilité d’apprendre tout ce que j’ai appris si j’avais eu à travailler aux champs. Combien de scientifiques ont eu la possibilité de faire des découvertes, de mener des recherches et d’ouvrir des écoles et des universités grâce au travail laborieux d’autres personnes?

- Des centaines de scientifiques, de professeurs, de pasteurs, de banquiers…

- Des centaines et des centaines! Depuis toujours. Et la race noire est faite pour le travail servile! fit éclater le Prof dans une ultime réplique.

Un vent parfumé fit voler les rideaux blancs.

- Professeur, nous avons besoin de scientifiques tels que vous, abonda Corner. Veuillez m’excuser de cette méprise. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Les États du Nord sont des trous à rats, leurs villes sont autant de dépotoirs à ciel ouvert, mais ils deviennent de plus en plus convaincus de pouvoir venir nous voler ce que nous avons construit ici dans le Sud et ils disent vouloir le faire au nom de la liberté.

- Foutaises, répondit le Prof.

- Foutaises, approuva le Sudiste. Nous avons besoin d’hommes comme vous, Professeur. Plus il y aura de scientifiques pour nous appuyer, plus nous serons certains de pouvoir convaincre l’Union. Et s’il le faut, l’Union va éclater. Professeur, c’est avec plaisir que ma propriété vous est ouverte. Au bout de la première plantation, vous trouverez un pavillon. Il y a un puits. Vous serez loin de tout. Vous aurez la paix pour travailler. Mais promettez-moi de me montrer tous vos dessins.

- C’est promis, répondit le Prof. Vous êtes un véritable gentleman. Je vous en remercie.

À notre sortie de la maison, un laquais se tenait droit devant notre chariot. Les rênes glissaient entre ses doigts à la peau noire usée de blanc. Il nous invita à prendre le chemin ombragé jusqu’au pavillon. Dixie avait été nettoyé et brossé. Des tresses ornaient sa crinière et il ne cessait de secouer la tête.

- Bienvenue au Mississippi! lui dis-je en montant sur la banquette.

BONUS