// Mille vies » Épisode 37
Ville de Montréal

boomerang

Bibliothèques publiques de Montréal

Mille Vies

Épisode 37

Qui-vive

L’aube attendait dans le vestibule de la journée lorsque la porte vibra sous des coups répétés et insistants. J’empoignai mon revolver et descendit les marches de l’escalier, rejoignant le Prof et Anavita qui tentaient de voir sans se faire voir. La panique s’empara des autres fuyards. Jarrel s’amena habillé d’un élégant pantalon et d’une chemise. Il nous fit signe de nous taire et s’approcha de la porte.


Des coups retentirent encore une fois. Jarrel tendit l’oreille et battit l’air de la main pour ne plus entendre un bruit dans la maison. Un froissement glissa sur la porte et s’écroula. Jarrel frappa le loquet et ouvrit. Le corps d’un homme gisait sur le paillasson. Ses vêtements étaient déchirés et couverts de sang.

- Tom! laissa tomber Anavita en s’élançant vers lui.

Le Prof, Anavita et moi l’empoignâmes par les bras et les jambes. Il était inconscient, mais vivant. Son corps était lourd comme de la guenille mouillée. Jarrel scruta la route et les alentours, referma la porte et s’élança vers la chambre du rez-de-chaussée que Liora avait déjà préparée pour accueillir le blessé. Bientôt, on déposa une bassine d’eau et des compresses sur la table de chevet. Anavita s’affairait à déchirer les vêtements de Tom collés à ses blessures.

- Ce n’est pas très grave, lança notre médecin. Il est couvert de plaies, mais elles ne sont pas profondes, sauf celle-ci qu’il a au bras. J’aurais besoin d’une pince, d’une aiguille et de fil.

- C’est l’explosion qui lui a fait ça, affirma le Prof. Il est couvert d’éclats de toutes sortes. Il devait être trop près. Mais il est toujours d’un seul morceau, poursuivit-il pour adoucir le doute qui parcourait encore le regard inquiet d’Anavita.

Le Prof retira les quelques éclats encore incrustés dans la peau de Tom et lava ses blessures. Je le déchaussai et fit glisser ses pantalons. Dans l’embrasure de la porte, toutes les têtes vinrent s’étirer le cou pour voir le blessé. Liora referma la porte et nous laissa seuls. Tom revint à lui quelques instants, angoissé et confus. Il nous regarda comme si nous étions des démons, puis retomba sans conscience. Anavita glissa sa main dans ses cheveux et l’embrassa. Je crois qu’à partir de ce moment, il se calma et s’endormit. Il était fiévreux. Anavita lava toutes les plaies et répara les blessures les plus profondes, puis s’étendit dans le lit de son amoureux et se prépara à y passer ce qu’il restait de nuit. Le Prof et moi remontâmes à nos chambres. Il me sembla que je n’arriverais plus à fermer l’œil. Et si Tom avait été suivi? Mais le sommeil me prit de travers et je m’endormis. J’étais fatiguée et Tom était vivant. Jaze vint me rejoindre dans mes songes et mes rêves. Il m’embrassait, puis, comme pris dans un tourbillon, il s’éloignait rapidement et tombait dans une crevasse en me tendant les bras. Je m’éveillai en sursaut.

La maison sentait bon le café et le pain rôti sur le feu. Les plus matinaux d’entre nous étaient déjà attablés. Il faisait bon entendre des voix amies. Je repris mes esprits. J’avais les cheveux en broussailles et les yeux embourbés de sommeil. Les lits de mes compagnes de chambre avaient été désertés. Les oreillers, les couvertures et les draps se dressaient en collines colorées et accueillantes. Je descendis à la cuisine. Tous m’accueillirent avec un « Salut! » et des sourires.

- Il va bien, répondit Anavita à mon regard interrogatif. Il dort encore.

- Allez, Molly, lança le Prof, viens t’asseoir à côté de moi. Il y a une place. Viens goûter à ces confitures et à ce miel.

Il tendit vers moi une cuiller coulante de miel que je m’empressai de déguster. Que de délices la nature pouvait créer! Dans cette bouchée de cire et de nectar, il y avait des bouquets de fleurs sauvages, un parfum de soleil, une brume du matin, quelques gouttes de pluie et… la vie.

Jarrel fit valser sous mon nez une assiette de pain grillé et la déposa devant moi alors que Liora remplissait les tasses d’un café chaud et réconfortant. Les bons moments de ma vie ont toujours été accompagnés de confiture. Je fis provision de leur saveur. Framboises, fraises, bleuets… je n’en oubliai aucune. Le Prof racontait nos exploits et blaguait sans arrêt. Il imita cent fois l’air que je prenais lorsqu’il m’appelait « garçon ». Puis, il m’accompagna dans cette dégustation qui s’apparentait plus à un festin de la Grande nigauderie qu’à un simple déjeuner. Au salon, la fête se poursuivait. Jarrel et Liora avaient sorti de pleins coffres de vêtements. Nos passagers y trouvaient tout ce dont ils avaient besoin pour affronter l’hiver. Encore là, des torrents de rires se déversaient jusqu’à nous. Peu d’entre eux savaient ce qu’étaient une tuque de laine, un foulard et des bottes chaudes. Les mitaines étaient des objets fort curieux : un gant à deux doigts, un gros et un petit…

Dans l’escalier, Tom fit résonner ses pas lents et lourds. Une écharpe retenait son bras près de sa poitrine. Au même moment, la course d’une carriole marqua son passage sur le chemin boueux. Tom sortit son couteau et le Prof tendit le bras vers un fusil. Jarrel nous fit signe de ne pas nous inquiéter. Il connaissait cette voiture. Il ouvrit la porte de la maison et sortit pour accueillir les visiteurs. Un homme noir fort élégant d’une quarantaine d’années, mais à la barbe déjà grisonnante descendit d’un bond.

- Frederick Douglass, lança le Prof en tirant le rideau de la fenêtre.

- Frederick Douglass, ici? fit Anavita.

- Entrez, cher ami, fit Jarrel en ouvrant la porte.

- Je n’ai que peu de temps, lança son interlocuteur.

Avant qu’il ne puisse prononcer un mot, tous tinrent à lui serrer la main. Frederick Douglass, cet esclave qui avait appris à lire et à écrire et qui réussissait maintenant à influencer les décisions des politiciens. Celui-là même qui était invité par les plus grands à venir prononcer des discours sur l’esclavage et son abolition. Il était là, devant nous.

- Je n’ai que peu de temps, répéta-t-il. Vous devez partir d’ici le plus rapidement possible. Moi-même je retourne au Canada. Il n’y a plus un seul endroit aux États-Unis qui soit sûr. Partez aujourd’hui même.

Un frisson parcourut nos passagers. Le train devrait se remettre en route plus vite que prévu.


- J’ai de la place pour deux de vos passagers, et j’ai de faux laissez-passer pour chacun de vous. Mais ne vous y fiez pas. Les shérifs, l’armée, les chasseurs de prime, tout le monde sait que des faux papiers circulent. Le Sud est sur les dents.

- Mais que se passe-t-il? La guerre est déclarée?

- Non, répondit Douglass, la guerre n’est pas encore déclarée, mais ce n’est qu’une question de temps. Plusieurs des nôtres sont morts.

- Où? Qui? lança Anavita.

- Ne craignez rien, Harriet est en sécurité. Mais à Harpers Ferry, John Brown et sa troupe se sont fait prendre.

- Qu’est-il arrivé? dis-je en empoignant son paletot de laine.

- J’ai très peu de renseignements. Je sais que l’attaque a eu lieu à Harpers Ferry, la ville où est entreposé l’arsenal fédéral des États-Unis. Ils sont presque tous sont morts.


- Tous?

- On dit que Brown serait toujours vivant et peut-être quelques autres. L’armée a été appelée en renfort. Je n’en sais pas vraiment beaucoup plus. Tout est confus. Mais partout, les risques de se faire prendre augmentent et vous devez partir rapidement. Les Sudistes vont se venger de cet affront et le gouvernement central n’est pas encore prêt pour la guerre.

Je n’étais plus là. Trois enjambées et j’étais rendue à la chambre et je faisais mes bagages. Le Prof marcha sur mes talons.

- Tu sais que tu ne pourras pas me retenir, Prof, lançai-je lorsque je le vis s’avancer suivi de Tom et d’Anavita. Vous ne pourrez pas me retenir, alors épargnez vos sermons. Je pars pour Harpers Ferry. Je suis certaine que Jaze est toujours vivant. Je vais le sortir de là.

- C’est loin, Harpers Ferry. Des jours de route. Et il fait de plus en plus froid.

- Anavita, je pars. Vous m’aidez ou vous me laissez faire. Je pars chercher Jaze. Rien ne va m’arrêter. Et tu le sais.

Mes amis se regardèrent. Ils savaient que je disais vrai. Ils soupirèrent. Le Prof partit chercher une carte. Anavita sauta dans les tas de vêtements pour me trouver tout ce qu’il me fallait. En quelques minutes, j’avais tiré la corde de mon baluchon. Tom aurait voulu m’accompagner, mais il était trop mal en point et il y avait bien trop à faire avec nos passagers.

- Vous ne pouvez pas partir seule, lança Douglass en m’apercevant.

Je passai à ses côtés en lui souriant. Je l’avais cru plus grand. C’est étrange de croire que tous les grands hommes sont… grands.


- Madame, reprit Douglass qui avait été mis au fait de la situation, votre mari est un héros. L’entreprise de Brown était du suicide, mais elle va marquer l’histoire. Madame, même si votre époux est encore vivant, il sera jugé comme traître. Vous ne pourrez pas le sauver.

- Nous sommes tous des traîtres, M. Douglass, répondis-je sans le regarder. Pour certains, vous êtes un héros, pour d’autres vous êtes un criminel. D’un côté ou de l’autre, l’important, c’est de ne pas être son propre traître, non? Si je ne pars pas, c’est moi qui me jugerai comme traître. Je préfère mourir. Chacun a sa manière de se battre. Certains tirent la langue au bout d’un crayon, d’autres au bout d’une corde. Jaze est vivant. Je le sais. Je vais le sauver… Et ce n’est pas mon époux. On ne marie pas le noir et le blanc, vous les savez bien. Jaze n’est pas mon époux. Il est bien plus que ça.

Je rejoignis Anavita au salon. Des montagnes de vêtements l’entouraient.

- J’ai trouvé tout ce qu’il te faut : manteau, chandail, tricot, foulards, pantalon, caleçon long. Tu as déjà de bonnes bottes.

- J’ai une toile cirée, ajouta Jarrel. Elle pourra te servir pour te couvrir contre la pluie et t’abriter la nuit. Et un chapeau texan. Il est beau, il a une grande plume sur le côté. Et puis, des allumettes et des chandelles.

- Tu prendras le cheval avec lequel je suis arrivé, ajouta Tom. Il est sellé du meilleur cuir et il a un étui et une carabine de bon calibre.

- Je préfère partir avec Dixie.


- D’accord, acquiesça Tom sans réplique, je m’en occupe.

- Tu as ton revolver? demanda le Prof. Je te donne le mien. Il se dissimule sous ton pantalon et ne tire qu’un seul coup. Prends des munitions. Tu en auras sûrement besoin, ajouta-t-il en pinçant les lèvres.

- Je n’aime pas les armes à feu, lança Liora. Ce sont des inventions du diable. Tu veux que je te fasse des tresses, me dit-elle? Jarrel va te préparer des vivres. Combien de jours durera ton voyage?

- Je ne sais pas, répondis-je. Mais c’est une bonne idée de me faire des tresses. En les cachant sous mon chapeau, je pourrai passer pour un homme.

- Ton voyage durera plusieurs jours, reprit le Prof en glissant son doigt sur la carte.

- Avec ton visage d’ange, Molly, reprit Liora, je doute que tu puisses faire croire que tu es un homme.

Anavita acquiesça d’un sourire approbateur.

J’étais prête à partir.

- Il fait froid, dit Tom en refermant la porte derrière lui.

Il avait attaché Dixie à une perche de la clôture.

- J’ai mis une couverture sous la selle de Dixie, ajouta-t-il. Elle pourra toujours servir. Couvre-toi bien.

- Molly, fit Frederick Douglass qui était resté assis à la table, venez par ici.

- Vous êtes courageuse, Madame Molly, me dit-il lorsque je m’installai devant lui. J’ai marqué un endroit sur votre carte. Lorsque vous serez rendue dans les montagnes, soyez vigilante. Avant d’arriver à Cumberland, vous trouverez un vieux cimetière. Si vous n’avez pas déjà rencontré une bande de mercenaires, faites-y un arrêt. Ils sont noirs, jaunes, rouges, blancs. Ils vivent dans les montagnes. Je les connais. Je vous laisse un mot. Remettez-le à Philip. C’est le chef. Il me doit quelques faveurs. J’espère qu’il saura vous être utile. Je vous laisse un peu d’argent. Pour l’heure, c’est tout ce que je peux faire pour vous. À Harpers Ferry, cherchez l’épouse de Brown. Elle sera là. Elle s’appelle Mary Day Brown. Ses fils étaient dans la bataille.

Frederick Douglass glissa les billets et son mot dans un livre. Son livre. Il s’intitulait : Mémoire d’un esclave. Je le remerciai. Lorsque je me retournai, tous les visages se penchaient vers moi. Chacun des passagers que nous avions conduits jusqu’ici me fit cadeau d’un regard reconnaissant, d’un baiser, d’une accolade. Puis, vint le tour de mes amis. Le Prof. Anavita. Tom. Je ne devais pas pleurer. Le temps pressait. La tendresse se brisait comme les embâcles d’une rivière gelée.


Je montai Dixie. De gros flocons de neige tombaient et alourdissaient les branches des arbres. Une première neige. Octobre se faisait froid. Je m’éloignai, me retournai. Ils étaient tous là balançant leur main dans les airs. J’installai précieusement cette image dans ma mémoire, sachant qu’elle adoucirait mes nuits et réchaufferait mon âme.

- N’oublie pas que la Terre est ronde, cria le Prof. Un jour, il faudra t’arrêter!

Cette phrase tourna dans ma tête toute la journée sans que j’en comprenne la signification. Elle me revint souvent en mémoire au cours des années qui suivirent et je finis par y coller un sens. Au cours de notre voyage, le Prof m’avait tant appris.

Dixie courait vers Jaze et je courais aussi. Nous allions le retrouver et s’il le fallait, je le ramènerais à la vie.

BONUS