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Mille Vies

Épisode 33

Vicksburg

Le silence s’était installé dans notre camp improvisé. Seuls les rires des enfants nous rappelaient que la Terre continuait de tourner. Nous savions que ce qui allait se passer au cours du prochain jour scellerait les destinées de chacun de nous. Nous étions à un carrefour, demain serait le début et la fin de quelque chose : soit nous quittions ce pays – sur l’eau ou sur terre –, soit nous y restions pour toujours.
Plus rien ne serait comme avant. Dans la ville de Vicksburg, nous serions sans défense. Et si cette promesse de quitter les rives du Mississipi était un guet-apens? Et si ce capitaine nous livrait aux autorités? Demain, nous saurions. S’offriraient à nous la prison et les châtiments, ou la liberté de choisir le comment et le pourquoi de nos prochaines joies et de nos prochaines souffrances.

Le soleil traversa le ciel. Lorsqu’il plongea sous l’horizon, la peur de nos ombres se jeta sur l’ombre de nos peurs. Il fallait partir. Reprendre la route. L’alerte avait peut-être été donnée. Le Sud avait-il déjà lancé ses chiens sur nos traces? Le mouvement s’amorça : bruissement du sable lancé sur les braises rouges, murmure des sacs empilés dans les chariots, grognement des tonneaux glissés sur le bois, gargouillis de nos ventres. La route disparut dans la brume de la nuit qui s’amenait.

Le trajet se fit sans encombre. Même si elle fut interminable, la nuit nous protégea des regards indiscrets. Lorsque nous arrivâmes à Vicksburg, le soleil s’éveillait péniblement. Une rue bordée d’entrepôts de bois descendait jusqu’au port. L’éteigneur de réverbères faisait sa tournée. Il nous salua gentiment. Trois immenses steamers fumaient leurs premières vapeurs. Le chariot du Dr Aramis conduit par le Prof s’enfonça dans une ruelle entre deux entrepôts délabrés. Nos passagers se firent petits dans la cachette qu’offrait le chariot. Ils s’y installèrent silencieusement. Les enfants comprirent rapidement que l’histoire n’avait rien d’enchantée.

Le Prof s’avança dans la rue. Le port ressuscitait dans le souffle du peuple des eaux. Odeurs de mer et d’eau douce, sueurs de matelots et de débardeurs, parfums de marchands et d’armateurs, filets de pêche et balles de coton, chapeaux melons et jambes de bois, Noirs et Blancs, un monde grouillant s’éveillait et allait redonner vie à la ville entière. Chaque personnage de cette faune portuaire devenait un possible danger. « Au Sud, disait Harriet, la vie est un ennemi. On ne peut se fier à rien ni à personne. » Le soleil grimpait sur l’horizon. La poussière de coton se séparait de la terre. L’air se raréfiait. La journée serait chaude et pesante. Accotée au mur de bois du bâtiment qui nous servait d’abri, je cherchais Helmet et sa femme. Eux aussi se cachaient. Ils vérifiaient sans doute si quelqu’un nous suivait. Peut-être étaient-ils déjà sur le bateau du capitaine Donohue. Ils étaient là. Quelque part. Mais où?


Malgré ses habits flamboyants, le Prof parvint facilement à se fondre dans la faune bigarrée vivant sur les marches de la ville. Il parlait aux matelots des navires et s’informait subtilement du nom des capitaines. « Donohue, capitaine James Donohue », c’est tout ce que nous connaissions de notre sauveur. Parce que maintenant, au milieu de cette cohue sudiste, il n’y avait que lui pour nous délivrer de la toile d’araignée dans laquelle nous étions empêtrés. Et Helmet qui n’arrivait pas.

Les chevaux restèrent attelés. Je tentais de faire passer le temps. Je ne tenais pas en place. Je flattais nerveusement la crosse du revolver glissé à l’intérieur de ma veste. Je ne me laisserais pas capturer sans souffrir. La patience me grugeait. Je pensais à Jaze et, pour la millième fois, je me récitais ses derniers mots doux. Je comptais les villes que le Prof et moi avions traversées et tentais en vain de me rappeler le nom des oiseaux qui s’attablaient sur les rochers du Mississippi. Je caressais mon bras comme un souvenir de ma mère. Je redessinais le visage de Dillon. Je me répétais les conseils d’Harriet. Je me rappelais les instructions du Prof : insérer la balle; le barillet; la détente; viser; attention à la gâchette; le recul. Jaze. Comment le monde pouvait-il tourner sans nos bras enlacés?

Le Prof s’arrêta devant l’étal d’un marchand et se fit offrir une pomme qu’il honora à belles dents. Il pointa une main vers un navire et se dirigea vers lui, jetant un regard dans ma direction. Je remarquai que derrière lui, deux hommes armés se frayaient un chemin dans la course du matin. Le Prof grimpa la passerelle encombrée d’un navire et disparut sur le pont. Les minutes s’écoulèrent aussi rapidement qu’une gorgée de sable dans le gosier d’une tortue. Les cowboys s’arrêtèrent devant le navire et s’accotèrent sur un amoncellement de balles de coton qui attendait son chargement. Les canons de leurs carabines se balançaient nonchalamment sur leurs épaules.


Après un long moment, le Prof réapparut sur le pont et prit place dans le va-et-vient de la passerelle. Les deux hommes armés le regardèrent et ricanèrent lorsqu’il passa devant eux. Le Prof les salua et poursuivit sa route. Il marchait en retenant ses pas pressés. Il s’arrêta à plus d’une reprise, passa d’un étal à un autre comme s’il voulait semer le regard de ceux qui semblaient représenter le pire des dangers.

- Le navire du capitaine Donohue est le King Twain, me déclara-t-il en se cachant derrière le mur de l’entrepôt où nous l’attendions. C’est le premier navire, tout à l’avant. Le premier à partir.

- Helmet et sa femme ne sont pas encore arrivés.

- J’ai parlé au capitaine. Helmet a réussi à lui parler, il y a deux jours. Il était au courant de notre arrivée. Mais il ne pensait pas que nous étions si nombreux. Il a d’abord refusé. J’ai dû négocier.

- Négocier?

- Il a accepté de nous prendre tous. Je ne sais pas si le Dieu d’Helmet nous a entendus, mais en tout cas, c’est notre jour de chance.

- Qu’est-ce que tu as négocié, Prof?

- Je lui ai dit que nous avions de l’argent.

- Nous en avons besoin de cet argent. Il sera payé deux fois. Par nous et par Douglass?

- Les risques sont plus grands pour lui et puis, je ne lui ai pas tout donné. Où est Helmet?

- Je ne sais pas. J’ai hâte qu’il arrive. Je n’aime pas l’air qu’on respire ici.

- Il ne doit pas être loin. En attendant, le capitaine enverra un homme à lui, un homme de confiance. Il conduira le chariot. On laisse le chariot d’Aramis ici et on embarque Dixie. Il faut demander à nos passagers de se cacher dans les barils. Ils seront chargés à bord comme de la marchandise, dans les barils.

- En trois allers-retours, nous devrions avoir réussi. Mais ils vont détester ça. Je vais leur demander de se préparer.

- Une dernière petite chose. Ils devront passer le reste du voyage enfermés dans le cachot du bateau.

- Pourquoi?

- Parce que dans la tête d’un Blanc d’ici, un Noir est soit un esclave, soit un évadé. D’une manière comme d’une autre, il doit être derrière les barreaux. Sinon, c’est louche. Ils passeront inaperçus s’ils sont derrière les barreaux. Question de sécurité.

- C’est le capitaine qui t’a suggéré de les enfermer?

- Oui. Et je suis d’accord avec lui. Il a l’expérience.

- Si ce sont des prisonniers, pourquoi faut-il les embarquer en cachette? Pourquoi ne pas les menotter et les embarquer comme des prisonniers?

- Molly, tu ne fais confiance à personne! Ils sont recherchés, insista le Prof. Nous sommes recherchés! Et si quelqu’un nous reconnaissait? Nous serions bien avancés. Allez. Nous n’avons pas de temps à perdre. Voilà le gaillard qui va nous aider.

Il était grand, fort, et s’il n’avait pas marmonné quelques directives, j’aurais cru qu’il était muet. Avec son air de chien qui attend de sauver un noyé ou de flairer une bonne action, il ne me plaisait guère. Il pouvait mordre à tout moment. Jamais il ne regardait les gens dans les yeux. Il était noir, noir comme le cul d’un ours. Il traitait nos passagers comme une autre marchandise, sans plus d’égards envers eux qu’il ne pouvait en avoir pour une cargaison de morue salée. La patience n’était pas sa qualité première et le fait d’aider ses semblables ne semblait pas l’émouvoir outre mesure. Il entassa les barils dans la charrette sans précaution. Lorsque des petits cris résonnaient à travers le bois des barriques, il frappait du pied ou du poing en disant : « Taisez-vous, morbleu, taisez-vous ». Morbleu. C’est le nom que je lui donnai.


La charrette s’arrêta devant un panneau de bois découpé à même la coque du bateau et qui s’abaissait sur le quai. Il permettait aux débardeurs de faire passer une immense quantité de marchandises directement de la terre ferme au ventre du bateau. Morbleu s’exécuta sans demander l’aide de quiconque. Les barils disparurent un à un sur le bateau. Puis, il revint et revint une troisième fois. Ce qui était curieux, c’est qu’à l’aller comme au retour, il transportait les mêmes barils… mais dans la cohue, personne ne releva l’erreur. Helmet n’était toujours pas là. Le Prof était convaincu qu’il lui était arrivé quelque chose. Nous ne devions pas traîner. Peut-être avait-il parlé.

Morbleu descendait les deux derniers barils lorsque soudain un coup de feu claqua dans l’air. Les deux hommes armés se précipitèrent vers l’attroupement qui s’agglutinait déjà autour d’un fait divers. Le Prof s’élança vers le King Twain et commença à gravir la passerelle. Je m’arrêtai au premier cordage. Helmet se relevait. Il était blessé au bras. Le sang couvrait tout un pan de sa chemise. Sa femme le soutenait autant qu’elle le pouvait. Mais il ne voulait pas s’arrêter. Il tendait les bras vers le navire. Vers nous. Vers moi. Un homme à cheval le bouscula et Helmet s’effondra, emportant sa femme dans sa chute. Ils roulèrent dans la poussière et leur sueur noire devint blanche.

- On ne peut rien faire!, me lança le capitaine Donohue en m’empoignant le bras.

- Je ne resterai pas là à ne rien faire, lui dis-je en me dégageant.

- Molly, reprit le Prof en arrachant le revolver de ma veste, tu ne peux pas faire ça.

- Rends-moi mon arme, Prof.

- Tu n’y peux rien, Molly. Tu ne peux rien faire.

- Ah oui? lançai-je en me délivrant de sa poigne.


Je me précipitai à travers la foule. Sans retenue, les deux brutes du port malmenaient Helmet et sa femme à coups de pied. Les hommes à cheval regardaient la scène, accoudés au pommeau de leur selle.

- Frappe pas si fort, Jerry, dit l’un d’eux. Je dois les ramener vivants à la plantation. Mister Corner ne sera pas content si tu les abîmes trop. Il ne pourra pas lui faire sa fête à son tour.

La foule éclata de rire.

Je me précipitai sur un des deux hommes en lui balançant un coup de poing aux côtes qui le fit se plier en deux. L’autre attrapa un coup de pied entre les deux jambes lorsqu’il voulut s’en prendre à moi. Je me retournai et reçu un coup de poing qui me fracassa le nez. La galanterie n’avait pas sa place pour qui défendait les Noirs.

Un second coup de fusil résonna sur la place. Le Prof m’aida à me relever. J’étais complètement sonnée. Le capitaine Donohue rengaina son revolver et, dans le même geste, il asséna un violent coup de pied à Helmet pour lui signifier sans équivoque qu’il n’avait plus sa place parmi nous. Il pouvait remballer ses prières.

- La fête est terminée, jeta-t-il à la foule.

En moins de deux, Helmet et sa femme avaient les poings liés.

- Maintenant, m’ordonna le Prof, tu te tais et tu ne fais plus un geste.

Devant la prestation du capitaine, les fauves du port redevinrent brebis et retournèrent lentement à leurs occupations. Le sang coulait sur la joue d’Helmet et sa femme avait un bras cassé qui la faisait terriblement souffrir. Le soleil se couvrit d’un soupçon d’orage.

- Pardonnez à cette jeune femme qui ne connaît pas nos lois, dit le capitaine Donohue en me désignant. Les hommes du shérif vont s’en occuper.

Helmet me regarda en silence. Un lourd silence. Je le savais me supplier, mais je ne savais pas ce que je devais faire. Le Prof pressa mon bras. Je jetai mes doutes dans son regard. Il agita la tête. Je devais me taire et laisser faire.

Un homme engagé par le seigneur de Natchez attacha une corde à sa selle et les deux prisonniers furent contraints de le suivre.

- S’il vous plaît!, lança la femme d’Helmet. Faites quelque chose. Ils vont nous battre à mort. Ils vont nous vendre.

- Vous ne pouvez pas… débuta Helmet.

- Ça suffit, hurla le capitaine Donohue en frappant Helmet au visage pour le faire taire. Partez, maintenant!

Helmet regarda sa femme. La corde s’étira et le cortège s’éloigna en silence.

Le Prof me ramena chancelante vers le bateau. Une boule de peine et de sang me raclait la gorge. Le capitaine Donohue parla quelques instants avec les gardiens du port. Même s’il prit garde de ne pas être vu, je le vis leur remettre une somme d’argent.

- Prof, on ne peut pas partir comme ça. C’est grâce à lui…

- On ne peut pas, insista-t-il.

- Pourquoi? Je ne comprends pas.

- Il faut choisir sinon nous allons tous y passer. Donohue sait ce qu’il faut faire.

- Je n’aime pas ce capitaine, dis-je au Prof.

- Rends-toi compte, Molly. Il vient de te sauver la vie. Il vient de nous sauver la vie. À tous.

- Je l’ai vu remettre une somme d’argent aux hommes armés, à la police du port. C’est louche, non?

- Molly, tu sais bien que de ce côté-ci de l’Amérique, c’est nous qui sommes louches. Je préfère faire confiance aux voleurs et aux bandits qu’aux gens trop propres et trop honnêtes.

- On ne peut pas laisser Helmet. C’est lui…

- Si on tente quoi que ce soit pour Helmet, on va mettre tous les autres en danger, tu comprends?

- Pourquoi c’est comme ça? Pourquoi? Ce ne sont pas des bêtes.

- C’est pour ça qu’on se bat, Molly.

Je me mordis les lèvres. Mon drapeau blanc se tâcha de sang.

BONUS