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Mille Vies

Épisode 15

Cinq ans

Quelques mois avant mon arrestation, un grand feu avait jeté à la rue près de 10 000 Montréalais. La ville devait s’organiser. Les autorités étaient nerveuses. Les magistrats, les policiers, les bourgeois, les ouvriers, tout le monde. J’avais 15 ans. Les policiers m’amenèrent d’abord à la prison du Pied-du-Courant. J’y fus jetée parmi les voleurs, les gueux, les fous, les prostituées et leurs enfants. Tous étaient là à partager l’humidité luisante des murs de pierre et des barreaux de fer. Le lendemain, j’entendis la voix d’Henrietta engueuler nos gardiens. On lui refusa le droit de me voir et je ne la revis plus.

Dans une salle d’audience aux chaises vides, le jugement fut sommaire. Mon histoire ne parvint pas à convaincre le juge. La parole d’une orpheline irlandaise ne faisait pas le poids. J’évitai de parler de Joseph et d’Henrietta, de la bibliothèque et de l’Institut canadien. Je ne voulais certes pas qu’ils fussent mêlés à cette histoire, mais, bien honnêtement, je ne voulais surtout pas que leurs déboires avec l’Église ajoutent quelques ombres à ma cause déjà fort sombre. Je fus accusée de voies de fait et de vol de cheval. Deux crimes très graves. Certains affirmèrent que j’étais la jeune fille déguisée en garçon qui avait escroqué le capitaine d’un navire. Mais faute de preuve, l’accusation tomba. Verdict : cinq ans de réclusion. J’en fus abasourdie.

- Vous êtes Irlandaise, affirma le juge. Votre langue maternelle est l’anglais. Je ne sais pas comment vous êtes parvenue à Montréal et je préfère ne pas le savoir. Je sais cependant que depuis que vous êtes ici, vos fréquentations sont pour le moins douteuses. Vous n’avez pas croisé de bonnes personnes sur votre chemin. Pour votre bien-être et pour celui des concitoyens que je représente, vous irez apprendre à vivre à Kingston en Ontario.

Je n’avais pas de mots, pas de larmes. L’impuissance asséchait mon cœur.

Dans sa bienveillance, le juge m’expliqua que je purgerais ma peine dans un tout nouveau pénitencier. Un établissement moderne construit selon les principes des réformateurs et des tenants de l’enfermement des déviants de la société. Nul doute que le sujet passionnait cet homme sévère aux traits profondément creusés dans une peau de cuir cravachée de favoris blancs. Désormais, la prison, tout comme la maison de réforme, l’asile et même l’école, qu’il souhaitait accessible au plus grand nombre, servirait à faire de nous de bons citoyens respectueux de nos lois, de nos institutions, de nos mœurs, de nos traditions et de la religion. « Il faut mater cette masse d’humains qui s’entassent de plus en plus dans les villes et qui, de par leur nombre, peuvent défier les autorités et briser l’équilibre nécessaire au progrès et au commerce. », explosa le juge. Il fallait faire de nous des citoyens exemplaires. Nous convaincre que nous étions partie prenante de cette société. Les siècles précédents, dominés par le pouvoir de la force et de la torture, faisaient place au pouvoir de l’esprit. « C’est pour votre bien! », s’exclama-t-il. Il m’expliqua longuement que j’étais déréglée telle une horloge aux rouages brisés. Les institutions qui se mettaient en place dans nos sociétés modernes étaient là pour redresser, ajuster, corriger les engrenages détraqués ou malades. Les châtiments corporels que je pourrais y subir ne seraient pas un spectacle. Ils serviraient à modeler mon esprit, mon âme et mon cœur. Ils seraient justes. Je devrais les subir dans l’humilité et le renoncement. La discipline y serait exemplaire pour que je puisse apprendre. La règle religieuse sauverait mon âme des démons qui me guidaient.

- C’est le progrès, me lança-t-il comme si ce fut un cadeau. Vous verrez, le pénitencier de Kingston est mené par la science et le progrès. Tout y est construit en fonction de faire de vous une femme exemplaire. Vous en sortirez transformée et un jour, vous me remercierez de vous y avoir envoyée.

Moi qui croyais que les rêveurs vivaient tous aux abords de l’Institut…

La prison de Kingston

La route cahoteuse fit râler tous les passagers. Notre caravane n’avait pas l’air déglingué des chariots d’aventuriers se lançant à la conquête de l’Ouest, de ses mines et de ses espérances. Un air austère et lugubre nous accompagnait. Le noir des calèches. Le fer des barreaux. À notre approche, les mères tiraient sur les chemises des enfants. Nous étions 12 à parcourir les 165 milles qui séparaient Montréal de Kingston. Ce matin-là, une fine couverture de neige avait blanchi l’herbe verte. Les lourdes chaînes accrochées à nos poignets et nos chevilles entravaient chacun de nos gestes. Elles chantaient l’exil sur les cailloux de la chaussée.

Le voyage dura plusieurs jours. Le soir venu, nous faisions halte dans une quelconque bicoque qui faisait office de prison locale et de trou à rats. Entassés les uns sur les autres, nous ne pouvions que trop facilement échanger nos cauchemars. Les nuits s’écourtaient de cris et de sanglots.
Michael, un homme d’une quarantaine d’années, souffrait de manque d’alcool. Il avait soif, une soif immense comme un désert sans fin. Il suppliait nos gardiens en tremblant de tous ses membres. Ni l’eau, ni le café, ni les coups ne calmaient son état. Edward l’aidait de son mieux et repoussait les assauts nocturnes des autres prisonniers qui voulaient l’assommer et le faire taire. Edward avait 20 ans. Il avait commis un vol dans une luxueuse demeure de Toronto. Malgré une fuite de plusieurs jours, il avait été capturé à Montréal. La prison de Kingston serait sa prochaine adresse pour les huit années à venir.

Alec Lafleur, un garçon de huit ans, m’accompagna durant tout le périple. Il était le seul francophone de l’expédition. La manche de son manteau était constamment mouillée à force d’essuyer ses larmes et son nez qui coulaient. Chaque fois que je le regardais, je pensais à Dillon. Je n’avais pu savoir ce qu’il était advenu de mon frère. Je tentais de me rassurer en serrant Alec contre moi. Il me raconta sa courte vie. Son père tué lors des soulèvements de 1838. Sa mère brûlée vive dans un incendie. Jamais il ne me raconta pourquoi il était emprisonné. Ces quelques jours de route furent les derniers qui nous permirent de nous connaître. Deux ans plus tard, j’appris que le soir de Noël, il avait été puni de plusieurs coups de fouet pour avoir parlé français dans l’enceinte de la prison.

Le soleil éclatait de tous ses rayons. Soudain, la prison se dévoila dans un détour de la route. Malgré la lumière, la chose parut grise et monstrueuse. De hauts murs de pierre encerclaient d’immenses bâtiments aux lignes rudes et sévères. À intervalles réguliers, des miradors se dressaient comme autant de regards épiant chaque fait et geste, contrôlant les entrées et les sorties, réglant le rythme des jours et la durée de la nuit. Kingston était la première prison moderne de ce pays. Contrairement à toutes les autres qui avaient été construites au cœur des villes, celle-ci était retirée et éloignée des localités avoisinantes. La prison elle-même était une ville. Une ville dans la ville. Une ville exclue du monde. Hors les murs, il y avait bien quelques maisons et quelques rues, un magasin général, une école, une église. Nous traversions une ville libre aux airs paisibles, mais elle n’était qu’une excroissance de la ville prison qui allait bientôt nous avaler.


Sur le chemin, un contingent de prisonniers soulevaient la poussière de leurs pas et de leurs chaînes. Ils étaient tous vêtus d’un habit rayé et d’une casquette de toile. Leur gardien à cheval salua les conducteurs de notre diligence. Plus loin, d’autres prisonniers maniaient pioches et maillets dans une carrière de pierres. Ils disparaissaient dans des tourbillons de poussière. Notre caravane tourna le long du chemin longeant le mur et s’arrêta à l’entrée de la porte nord. Plusieurs longues minutes passèrent avant que la porte arrière ne s’ouvre et ne nous éclabousse de lumière, nous laissant aveugles durant quelques instants. Un à un, les gardiens nous aidèrent à descendre. La horde de dangereux bandits que nous étions forma deux rangs bien serrés. Alec s’accrochait à mes jupes. Il fallut que je le calme pour continuer à avancer. Il accepta à la condition de me tenir la main. Le portail de la prison était impressionnant. Deux colonnes de pierre entouraient une porte aussi immense que l’imbécillité de ceux qui pensaient pouvoir défier la loi. De chaque côté, deux petites portes pour nous laisser sortir lorsque notre bêtise aurait repris une dimension acceptable. Grandes ou petites, ces portes étaient toutes bardées de barreaux aux crocs acérés. La grande porte centrale grinça sur ses gonds. Un homme de petite taille se dessina en contre-jour. Derrière lui, une cour intérieure de terre battue s’étirait à l’infini. C’était M. Albert, le gardien-chef, qui soignait une grosse moustache grise en la faisant rouler entre ses doigts dodus.

Lorsque je pénétrai dans l’enceinte, le ciel était d’un bleu immaculé. Le vent, si présent à l’extérieur, se tut. J’eus l’impression que le temps venait de s’arrêter. Pourtant, mon cœur battait à tout rompre. Il me rappelait que cette nouvelle frontière n’était pas la mienne et que je n’étais pas morte.

- La règle du silence, hurla le gardien-chef, est la première règle que vous devez respecter. Ici, vous apprendrez l’humilité dans le silence, l’humilité devant la loi, l’humilité devant les hommes et surtout, devant Dieu. Ce silence vous permettra de faire votre examen de conscience, de prier et de devenir meilleurs.

Alors que M. Albert nous faisait l’éloge du silence, trois autres gardiens enfoncèrent leurs matraques dans nos rangs et séparèrent les hommes des femmes. Lorsque le gardien frappa le bras d’Alec accroché à ma jupe, j’entendis son cœur se briser. Son visage se crispa de douleur. Il fixa la terre sur laquelle il s’étonnait de marcher. Il avala ses larmes, grugea ses cris. Je crois que jamais il ne parvint à se défaire de la colère qui l’étouffa ce jour-là. Je ne le revis qu’à de brèves occasions. De loin. De très loin. D’aussi loin qu’il pût être rendu au creux de sa peur.

- Vous travaillerez le jour en compagnie des autres prisonniers, reprit le gardien-chef, et vous retournerez dans la solitude bienveillante de vos cellules pour y passer la nuit et réfléchir à votre pardon. La plupart d’entre vous travailleront à la carrière de pierres et à la construction des bâtiments de la prison. Mais vous serez aussi appelés à l’atelier de cordonnerie, aux cuisines ou à la forge. Les femmes devront effectuer des travaux de couture. Elles travailleront à la confection des habits des prisonniers et à leur réparation. Le travail se fera dans le plus parfait silence, souvenez-vous-en. Une seule parole, un geste, un regard, un signe, un rire et vous serez sévèrement punis. J’espère que je me suis bien fait comprendre.

M. Albert s’empara d’un long moment pour nous toiser l’un après l’autre de la tête au pied. Il tournait sa moustache comme s’il mouchait la mèche enflammée au fond de nos regards. Et tous baissèrent la tête pour ne plus jamais la relever.

- Vous n’avez pas été condamnés à être torturés, fouettés, enchaînés sur la place publique ou bannis dans une colonie pénitentiaire loin d’ici, comme autrefois. Vous avez été condamnés à vous réformer, à reprendre le droit chemin. À faire pénitence et à changer. Et vous changerez, croyez-moi, vous changerez, de gré ou de force.

Il fit un mouvement du doigt et le cortège des hommes enchaînés disparut derrière la porte bardée de fer d’un impressionnant bâtiment. Dans le froid de cet après-midi de décembre, il ne restait que six femmes : Maggie, une femme de 31 ans, condamnée à trois ans pour braconnage sur la terre d’une riche famille loyaliste qui s’était battue contre les forces indépendantes des États-Unis; Savannah, une grande et fière tête blonde de 28 ans, condamnée à vie pour le meurtre de son mari; Eunice, une jolie femme de 20 ans, condamnée à trois ans pour le vol d’un cheval, parce que la cour n’avait jamais pu démontrer qu’elle avait trempé dans les assauts des Fenians qui se battaient pour l’indépendance de leur patrie. Il y avait aussi Beatrice, une fillette de neuf ans, condamnée à quatre ans pour un crime qu’elle ne parvenait même pas à expliquer. Il y avait Sarah, une mulâtre de mon âge qui avait été chassée par ses maîtres et condamnée à six ans pour vagabondage et vol dans une église. Et il y avait moi. Moi qui, comme toutes les autres, tentais de me convaincre que je pouvais survivre à cette prison, à cet enfermement, à ce dépouillement, à cette solitude, à ce silence…

- Le pavillon des femmes est en construction, reprit le moustachu. Vous l’occuperez dans quelque temps. En attendant, vous logerez au cinquième étage du pavillon des hommes. Les horaires de vos repas, de vos travaux et de toutes vos allées et venues seront organisés de manière qu’aucun contact avec les hommes ne vienne perturber votre pénitence. Maintenant, entrez.

BONUS