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Mille Vies

Épisode 39

Phil le mordu

La cabane de Phil et de ses compagnons apparut au fond d’un bois dense. Pour y parvenir, il fallait parcourir un chemin tortueux gravissant une arête rocheuse. De crainte de se briser les chevilles, les chevaux le parcouraient avec maintes précautions. L’endroit était bien situé pour qui désirait être à l’abri de la civilisation. Une fumée blanche s’élevait de la cheminée et embaumait l’air d’un parfum de sapin. Une étable jouxtait le bâtiment principal construit d’un bois de grange gris qui se confondait à celui de la forêt. Une perche munie d’une poulie s’avançait au sommet d’une grande porte à l’étage où était entreposé le foin. À quinze pieds du sol, un épouvantail y était accroché et s’y balançait. Il faisait peur aux oiseaux tout autant qu’aux hommes. À une certaine distance, on aurait pu croire à un cowboy ligoté et pendu. Une jambe de son pantalon s’était pourtant vidée de son foin et battait au vent.

Un immense chien flairant l’étranger se précipita vers nous et fit sursauter Dixie. Il jappa jusqu’à ce que Kwanita, un jeune Indien nous accompagnant, saute de son cheval et l’appelle. Les stalles de l’étable étaient propres et sèches. Dans l’antre de ces bandits, les chevaux étaient mieux traités que les hommes. Le crâne d’un ours ornait la porte d’entrée et des peaux tendues de loutres séchaient sous un auvent. Un triangle en fer grinçait au bout d’un anneau de métal. Il attendait de sonner l’alerte ou le prochain repas.

- Brett, ordonna Phil avant de fermer la porte derrière lui, prends deux hommes, vérifie les alentours et va aux nouvelles à Cumberland. Passe chez Gisele et dis-lui que demain elle devra cacher deux hommes pour deux nuits.

Phil se servit un whisky et m’en offrit un, que je refusai.

- Vous n’auriez pas un peu de maïs? Je n’ai pas beaucoup mangé ces derniers jours.

- Mo, hurla Phil, tu peux nous servir quelque chose à manger?

Des chaudrons résonnèrent dans une autre pièce. À l’étage, j’entendis des pas et des bruits de chaises grattant le plancher. Un va-et-vient se fit pressant, puis le silence revint.

D’autres hommes pénétrèrent dans la maison et vinrent nous rejoindre à la table. L’un d’eux déposa un long revolver à deux canons. Il avait une barbe grise et les yeux d’un bleu perçant. Sur son manteau, il arborait trois étoiles de shérif. Il m’interpella.

- C’est toi qui as fait sauter des gars avec de la nitro?

- J’étais avec celui qui l’a fait! fis-je avec surprise. Vous en avez entendu parler?

- On sait tout, répliqua Phil en riant de mon étonnement.

- Paraît que vous avez fait tout un boucan, reprit le shérif.

Un homme descendit l’escalier et vint nous rejoindre.

- Ils vont s’en sortir, déclara-t-il.

- Merci, docteur, dit Phil. Mangez un morceau.

Mo déposa un grand chaudron fumant. Tous se précipitèrent sur la louche. Un fumet de lièvre en sauce et de pommes de terre déborda des assiettes. Bandits ou pas, ils mangeaient tous comme des rois.

- Avec ce qu’ils ont traversé à Harpers Ferry, c’est étonnant qu’ils s’en sortent.

- Les fuyards de Harpers Ferry! dis-je en sautant sur mes jambes. Ils sont ici? Jaze? Jaze est ici? fis-je en m’avançant vers l’escalier.

- Ne les dérangez pas, lança le médecin. Ils sont mal en point. Ils se sont endormis.

Il était trop tard pour me retenir. En quelques enjambées, je gravis les marches et me retrouvai devant la porte d’une chambre d’où sortait un homme portant une bassine d’eau colorée de sang. Des corps s’étendaient sous les courtepointes de deux paillasses montées sur des planches. L’un d’eux ronflait de trop de sang dans la gorge. Il était blanc et jeune. Je m’approchai du lit de l’autre corps au visage caché sous le drap. Ce n’était pas Jaze. Le jeune homme avait le visage tuméfié et couvert de bandages. Il s’éveilla quelques secondes et me regarda.

- Tu connais Jaze? fis-je. Il était à Harpers Ferry. Où est-il?

- Jaze, soupira-t-il.

- Où est-il?

- Ils l’ont eu…, dit-il avant de disparaître dans sa douleur.

- Que veux-tu dire? repris-je en lui secouant le bras.

- Laissez-le tranquille, fit le médecin qui m’avait suivie.

- Je dois savoir.

Le blessé raccrocha son regard hagard au mien.

- Tu es Molly? reprit-il, angoissé.

- Oui, c’est moi! répondis-je, étonnée.

- Jaze m’a beaucoup parlé de toi. Avant de combattre, nous nous sommes partagé nos derniers souhaits dans cette vie. S’il devait mourir, m’a-t-il dit, il souhaitait que si un jour je te retrouvais, que je te dise qu’il t’aimera toujours. C’est tout ce qu’il souhaitait.


- Où est-il?

- Je ne sais pas.

- Il est mort?

- Je ne sais pas. Il était blessé. Je l’ai transporté dans la salle des machines.

- Mais il était vivant?

- Oui, il était vivant. Je me suis enfui.

- Il ne s’est pas enfui avec toi?

Le jeune homme fit signe de la tête. Une larme glissa sur sa joue.

- C’était affreux. Partout, il y avait du sang et des morts : Kagi, Lewis, Oliver, Anderson, Leeman…

Le médecin me fit signe de partir. Je redescendis l’escalier. Mon cœur s’accrochait désespérément aux battements de mon espoir.

La croisade des quarante voleurs

Phil le mordu avait une cicatrice au cou. Il racontait qu’un jour, un carcajou avait emménagé dans sa cabane dans les bois. Les titres de propriété étaient en jeu. L’animal marqua le plancher de son sang. Les hommes de Phil se moquaient de lui. Ils mettaient en doute le résultat du combat. Personne ne savait qui des deux propriétaires avait été jugé comme intrus.

Le silence s’était emparé du repaire. Les hommes se taisaient. L’atmosphère pesait lourd. Il y avait là toute une faune de barbus hirsutes et bagarreurs. La bataille de Harpers Ferry n’était pas une bonne nouvelle pour les affaires et pour qui voulait se faire discret et déjouer les mailles du filet de la justice. Je voulais qu’ils me suivent à Harpers Ferry.


Phil répondit à mes intentions en découpant chacun de ses mots.

- Il n’en est pas question. Personne n’ira.

- On ne peut pas les laisser se faire tuer sans agir, répliquai-je.

- On ne peut pas se battre contre l’armée américaine et croire que nous allons gagner.

- Brown attendait l’arrivée des partisans.

- Brown est un fou qui voulait mourir sur la croix. Et il a réussi.

- Nous pourrions tendre une embuscade, fit la voix nasillarde d’un des deux survivants de Harpers Ferry.

L’homme descendit l’escalier avec lenteur. Des étourdissements semblaient le contraindre à évaluer la distance entre chaque marche.

- Je m’appelle Barclay, se présenta-t-il à l’assemblée. Lorsque je me suis enfui, mon frère Edwin était toujours vivant. J’irai avec toi, Molly.

- C’est de la folie.

- Des centaines d’esclaves se sont probablement révoltés, repris Barclay. Brown disait que nous serions des centaines à combattre.

- J’ai croisé Douglass avant de venir ici, lançai-je. Selon lui, il n’y a pas eu de soulèvement.

- Douglass ne croyait pas Brown, répliqua Barclay. Ça ne veut pas dire qu’il a raison.


Barclay expliqua que Brown comptait sur la révolte des esclaves. Harpers Ferry était considéré comme un lieu stratégique de l’armée américaine. Non seulement les manufactures y fabriquaient des carabines et des mousquets, mais ses entrepôts regroupaient un des plus importants arsenaux de l’armée fédérale. Brown pensait que la prise de Harpers Ferry porterait un dur coup aux forces armées et sonnerait le signal de la rébellion. La mèche y serait allumée et se propagerait d’un comté en l’autre. Dans certains états, la population d’esclaves surpassait le nombre de Blancs. Si les esclaves se levaient, il en était fini de l’esclavage. Barclay croyait fermement que Dieu était du côté des abolitionnistes. La victoire n’en était que plus certaine.

- Tu parles de l’armée de Brown, perça une voix. Combien étiez-vous? 50, 100?

- Le nombre n’a pas d’importance, justifia Barclay comme s’il répétait la réponse de Brown à cette même question.

- Combien?

- Nous étions 20. Quinze Blancs et 5 Noirs… et 4 millions d’esclaves.

Les discussions s’enflammèrent dans la chaumière de Barbe bleue, d’Ali Baba et des quarante voleurs. Certains avaient connu John Brown et le considéraient comme un envoyé de Dieu. D’autres pensaient qu’il était fou et qu’il avait entraîné ses soldats vers une mort certaine.

Barclay reconnaissait que la confrontation avait été une défaite, en fait, à demi-mot, tous comprirent qu’il s’agissait d’une véritable boucherie. Sous le couvert de la nuit et de la pluie, Brown et ses hommes avaient traversé le pont. Ils avaient facilement réduit au silence les quelques gardes qui y étaient postés. Ils réussirent à faire quelques prisonniers qu’ils gardèrent en otages dans le bâtiment destiné aux pompiers. Ne restait plus qu’à attendre le lendemain et les renforts. Brown voulait créer une armée d’émancipation constituée des Défenseurs et des Libérateurs. Les premiers défendraient les convois de femmes et d’enfants conduits vers le Nord. Les seconds descendraient au sud et sèmeraient la terreur. Brown considérait la terreur comme une arme.

Au matin, un otage s’échappa, parvint à se rendre à l’hôtel et sonna l’alarme. La ville s’éveilla. Des émissaires furent envoyés pour prévenir Washington. En constatant la situation, la panique du matin s’estompa. Les citoyens se rendirent compte que les insurgés étaient peu nombreux et les lieux qu’ils tenaient ne tenaient pas à grand-chose. Chacun revint avec un mousquet, un pistolet, une carabine. Ils s’installèrent à couvert et s’amusèrent à tirer sur les rebelles. La lutte était inégale. Les insurgés tinrent quelques heures.

- On a même voulu se rendre, poursuivit Barclay. Mais ils tiraient sur nos drapeaux blancs. Je me suis sauvé. J’ai rejoint Osborne et nous sommes arrivés ici.


Puis, l’armée, conduite par le très sudiste général Lee, déblaya le terrain.

- Mais l’armée n’est pas restée très longtemps. Nous étions cachés dans les bois et nous les avons vus quitter les lieux. Leurs chevaux soulevaient la poussière. Je crois qu’ils n’ont laissé qu’une compagnie de 20 hommes. Peut-être que d’autres révoltes ont eu lieu ailleurs. Qu’est-ce qu’on en sait? C’était le plan.

Phil le mordu grattait sa cicatrice. Les hommes se taisaient. La pluie frappait aux vitres des fenêtres. J’avais de la difficulté à calmer mon envie de partir sur-le-champ en direction de Harpers Ferry. J’étais certaine que Jaze y était, qu’il était vivant et qu’il attendait du secours. Barclay enfila un verre de whisky et poursuivit.

- La ferme Kennedy où nous étions cachés doit être cernée et occupée par les soldats, mais nous avions une cachette avec 200 fusils Sharp, 200 revolvers et 1000 piques. Nous pourrions les récupérer et être suffisamment armés pour attaquer Harpers Ferry et libérer les prisonniers. Et si d’autres se joignent à nous, nous pourrons leur fournir des armes.

- À l’heure qu’il est Brown et les autres sont peut-être tous morts, répliqua une voix.

- Et c’est pour ça que l’armée est repartie.

- Peut-être que Lee les a amenés avec lui, ajouta une autre.

- Chose certaine, s’il y a des survivants et qu’ils sont à Harpers Ferry, il faut faire vite. Plus le temps passe et moins nous aurons de chance de les libérer.

- Le Sud et Washington vont s’organiser pour que ça ne se reproduise pas.


La porte claqua. De retour de Cumberland, Brett rapportait des nouvelles fraîches.

- Brown est toujours vivant. Il a été blessé, mais il est toujours vivant. Il est prisonnier.

- Et mon frère Edwin? Ajouta Barclay.

- Et Jaze ?

- Edwin est vivant. Jaze, je ne sais pas. Plusieurs sont morts, mais Brown n’est pas le seul survivant. Ils sont quelques uns. Jaze est noir ou blanc? On dit qu’il y a un Noir qui tapoche sur tout ce qu’il trouve et fait hurler ses gardiens.

- C’est lui, soupirai-je. Il est vivant.

- Où sont-ils?

- Je ne sais pas, répondit Brett. Je crois qu’ils sont toujours à Harpers Ferry. C’est un homme de la place qui a raconté l’histoire à Gisele.

- S’il y a des survivants, lança un homme portant un chapeau haut de forme déglingué, ils ne resteront pas longtemps à Harpers Ferry. Il faut les attaquer tout de suite. Sinon, ils seront transportés vers Washington ou à la prison de Charlestown.

- Rendons-nous à Harpers Ferry, on verra bien.

- Vous êtes fous, clama Phil le mordu.

Personne ne l’écoutait. Au cœur de cette forêt immense, chacun était maître de son destin. Il n’y avait pas de chef, pas de pasteur et surtout pas d’esclave. Vivre, mourir, mener sa vie là où bon lui semble, rester, partir, se réfugier dans les territoires sans loi de l’ouest ou disparaître dans une ville… pour ces hommes, la liberté était le plus sacré des droits. Dans leur âme qui ne connaissait que la fuite, le clairon de la revanche avait sonné. La hache de guerre était déterrée. Ils seraient tous du combat.

Le soir tombait. La pluie avait cessé. La terre trempée embaumait la forêt d’un parfum d’automne. Le temps s’était adouci. Un vent du sud fuyait vers le nord. Le ciel était sans lune, mais il était parsemé d’étoiles. Au bout de la Grande Ourse, l’étoile du Nord brillait.

La lumière des chandelles dansait aux fenêtres de la maison. La tribu des malfrats se préparait à la croisade. On nettoyait les canons des fusils et des revolvers, on remplissait les sacs de poudre et de munitions, on préparait les paquetages de lainages, de cotonnades et de nourriture, on huilait les selles et nettoyait les sabots.

Douze. Nous étions presque aussi nombreux que l’avait été l’armée de Brown. En supposant que des esclaves s’étaient révoltés en Virginie, peut-être serions-nous plusieurs centaines à converger vers Harpers Ferry.


- Nous partirons demain à l’aube, lança Phil le mordu qui s’était résolu à suivre ses hommes pour conserver son honneur et son privilège de chef.

L’heure de gloire allait sonner. Malgré le danger qui s’annonçait, les regards étaient joyeux. Tout ce courage réuni avait des airs de victoire.

L’épouvantail

Au milieu de la nuit, j’entendis Brett se lever et sortir pour aller à la toilette. Un coup de feu retentit et éveilla la maisonnée.

- Nous sommes attaqués!, entendit-on hurler. Brett a été touché!


Bien à couvert, je jetai un coup d’œil à l’extérieur. Au bout de sa perche, le spectre de l’épouvantail brûlait en éclairant les alentours. Des canons de fusil brillaient derrière les arbres. Rien ne bougeait.

- Ils sont nombreux, indiqua Phil. Tous cachés dans les bois.

Un tonnerre de coups de feu se fit entendre. Les fenêtres volèrent en éclats et certaines balles parvinrent à traverser les murs. Les hommes de Phil répliquèrent avec autant de violence. La fusillade était rythmée par le chargement des armes. Durant les premières minutes, il sembla que notre assaillant aurait tôt fait de nous décapiter, mais tous se ressaisirent et répliquèrent avec force. À l’extérieur, les soldats reculèrent. Dans la maison, une odeur de poudre alourdissait l’air.

Puis, la lumière d’une torche déchirant le noir de la nuit nous fit craindre le pire. Ils mettaient le feu à l’écurie et à l’étable. Un autre éclat de lumière se propagea sur le toit, puis un autre à l’intérieur de la maison. Nous devions nous enfuir. Sortir. Prendre les chevaux et fuir.

Les hommes de Phil le mordu firent front et sortirent en masse en tirant vers les bois grouillants de soldats. Plusieurs tombèrent sans un cri.


Je me précipitai vers l’écurie. Par crainte du feu, les chevaux tentaient de se libérer de leurs entraves. Les soldats chargeaient et chacun essayait de sauver sa peau en s’enfuyant dans les bois. Dixie se calma et me laissa le monter. Le feu grugeait l’arrière du bâtiment. Les hommes en bleu arrivaient et tiraient. Phil, Osborne, Barclay et quelques autres parvinrent à se mettre en selle. D’autres, blessés par balle, s’écroulaient dans les flammes. J’entendis des cris, des hurlements de bêtes, des coups de feu. Dixie s’élança, brisa la paroi en feu et se précipita dans la nuit.

À quelques lieux de là, je me retournai. Une colonne de fumée s’élevait de la forêt. Un dernier coup de feu résonna. J’avais eu la chance que d’autres n’avaient pas eue. Je m’en sortais indemne.

Indemne, mais seule.

BONUS