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Bibliothèques publiques de Montréal

Mille Vies

Épisode 44

John Brown’s Body

Lorsque Joseph Guibord ouvrit la porte, son sourire se dessina si calmement sur son visage que je ne pus retenir l’élan qui me précipita dans ses bras. Henrietta arriva en retirant le tablier qu’elle portait à la taille. Elle m’embrassa à son tour. Jaze se glissa entre nous et salua timidement. Tout empêtrés de cette joie que nous avions de nous retrouver, nous ne savions trop quoi dire ni par où commencer. Henrietta nous invita simplement à nous mettre à table.


- J’ai préparé un rôti et Joseph a pilé une montagne de patates. Il ne me reste plus qu’à mettre les couverts sur la table. Venez.

- Je suis si heureuse de vous revoir!, m’exclamai-je. Je vous présente Jaze, l’homme de ma vie. Jaze était à Harpers Ferry. Nous nous sommes enfuis…

- Chut, chut, chut, Molly, répliqua Henrietta. Ici, vous êtes en sécurité. Il ne peut rien vous arriver. Secouez-vous, faites sécher vos parkas, enlevez vos bottes sales et venez manger. Vous allez passer la nuit ici et nous aurons tout le temps de parler. Mais d’abord, je veux que vous fassiez honneur à mon repas. Le reste peut attendre, n’est-ce pas?

- Vous étiez à Harpers Ferry? ne put s’empêcher de chuchoter Joseph. Il y a eu une cérémonie commémorative pour John Brown à la salle Bonaventure au début du mois. C’est Dessaulles qui sera content de vous parler.

- Vous connaissez John Brown?

- Bien sûr, le monde entier connaît John Brown. Victor Hugo a écrit une lettre au président pour dénoncer sa mise à mort. Thoreau a fait un plaidoyer émouvant. Tous les journaux en ont parlé. Le Pays aussi, évidemment. Lorsque je fais la typographie de ces articles engagés, j’ai vraiment l’impression de faire quelque chose d’important.


- Ça suffit, s’interposa joyeusement Henrietta. Tout le monde à table!

Jaze et moi n’avions pas mangé un vrai repas depuis des lunes. Il était bon de sentir l’abri que procure le sourire des gens qui nous aiment. C’était un beau moment. Aussi magnifique que le rosé de cette viande et le velouté de sa sauce. Joseph sortit son meilleur cidre et à la fin du repas, Henrietta déposa sur la table une jarre à biscuits. Les bonnes manières ne parvinrent pas à empêcher Jaze et moi d’y plonger.

- Allons à la bibliothèque, proposa Joseph, trépignant d’impatience de faire connaître un héros de Harpers Ferry aux membres de l’Institut.

- Quelle bonne idée, répondis-je. Je vais montrer à Jaze mon armoire à balais. Je lui en ai parlé des nuits entières.

- Merci pour le bon repas, balbutia Jaze dans un mauvais français.

Le froid de l’hiver avait nettoyé le ciel de tous ses nuages, et la lumière de la nuit était claire et limpide. Le silence qui régnait à la bibliothèque se brisa à notre arrivée. Malgré l’heure tardive, de nombreux lecteurs avaient allongé livres, revues et journaux sous les lampes. Une conférence s’était terminée une heure plus tôt. On y sentait encore les parfums de la libre pensée. Quelques-uns de ses plus fervents adeptes discutaient aux portes de la salle aux rangées de chaises désalignées et abandonnées du brouhaha de la foule.

- Doutre! Dessaulles! lança Joseph, outrepassant toutes les règles de la salle d’étude, vous vous souvenez de Molly, ma petite apprentie irlandaise? Elle est revenue d’entre les morts! Et voici son cavalier, Jaze… Jaze comment, au fait?

- Jaze tout court, répondis-je à la place de Jaze qui n’avait rien compris de la question. Les Noirs américains n’ont souvent pas de nom.

- Jaze, reprit Joseph fièrement, était à Harpers Ferry aux côtés de John Brown.

Doutre, Dessaulles et tous les autres se retournèrent et s’approchèrent. Les discussions enflammèrent un train de questions et de commentaires qui transporta Jaze jusqu’à la salle de conférence. On installa mon amoureux au-devant de la scène et on attendit. Tous les regards s’accrochaient à ses lèvres. J’avais connu Jaze sûr de lui, prompt à répondre et toujours prêt à prendre la parole, à chanter, à danser. Cette fois-ci, son malaise était perceptible. Comment raconter Harpers Ferry? Comment raconter la mort de ses amis dans tout le respect qui leur est dû et la grandeur de ce qu’ils ont été? Comment mélanger les couleurs de la douleur, de l’espoir, de la violence et du désir? Jaze ne trouvait pas les mots.


Les silences s’écoulèrent. Et puis, Jaze se leva, tira une boîte de bois qu’il glissa sous ses pieds et en déposa une autre sur ses genoux. Il commença doucement à frapper sur ses tambours, d’abord lentement en tapant du pied, puis en frappant dans ses mains doucement. Le rythme se fit tantôt rapide et saccadé, tantôt doux et volontaire. Il joua la musique de son cœur. Dans la cavalcade de ses doigts sur le bois, tous reconnurent le chant du combat et l’éloge funèbre de la défaite. Lorsque Jaze s’arrêta, un flot de larmes illuminait ses joues. Et il n’était pas le seul. Toute l’assistance s’était tue pour écouter l’histoire de la bataille perdue que cette musique racontait. Dans cette salle où les mots et la raison avaient l’habitude de prendre toute la place, les hommes s’étaient abandonnés au courage de leurs sentiments. Il y eut un long silence. Puis, un à un, les spectateurs se levèrent en applaudissant.

Jaze n’ajouta aucune parole à cet éloquent discours. Son cœur tituba jusque dans mes bras. J’enveloppai sa peine et son désarroi. La salle se vida pour mieux retrouver le souffle qui manquait. Après quelques minutes, Jaze et moi rejoignîmes les d’Artagnan de Montréal dans cette bibliothèque qui leur servait de salle d’armes. Les conversations allaient bon train.

- Nous offrons des cours de droit et nous aimerions former des médecins. Montréal n’a pas encore d’université. Nous allons en fonder une.

- Et elle sera neutre et laïque, une vraie université. Un lieu où il sera possible d’apprendre et de penser librement.

- Jusqu’à l’an dernier, nous avions plus de 50 instituts en dehors de Montréal, déclara fièrement Joseph. Il y en avait à Sorel, à Trois-Rivières, partout. Mais ils ont tous fermé leur porte. Ordre de Monseigneur.

- Et le gouvernement a coupé les aides financières, ajouta Dessaulles.

- Mais nous poursuivons, déclara un homme qui avait déjà enfilé son manteau de chat sauvage, l’Institut accepte les gens de toutes les couleurs, de toutes les nationalités et toutes les confessions religieuses.

- Et c’est pour ça que le Monseigneur Bourget est si en colère, ironisa un moustachu derrière son journal.


Le prélat de l’Église n’appréciait pas qu’on puisse lire de nouveaux auteurs affichant des mœurs qu’il jugeait douteuses. L’Institut avait tenté de le calmer en lui permettant d’imposer ses directives sur la collection de livres et de revues même si certains membres résistaient à cette entrave à la liberté en brandissant les vices de la censure. « Nous sommes déjà si loin de la France, si nous ne pouvons pas lire ce qui s’écrit, savoir ce qui se passe dans le monde et rencontrer des penseurs et des gens de partout, comment parviendrons-nous à évoluer et à construire une classe de dirigeants modernes? »

C’est justement contre ce genre de discours que l’Église se battait. Elle usa de toutes ses armes. D’abord, deux lettres de Mgr Bourget furent lues dans les églises de Montréal. Ces lettres dénonçaient l’Institut, sa bibliothèque et ses livres jugés mauvais. Même Dumas, même le comte de Monte-Cristo étaient au banc des accusés. La lecture de l’histoire du héros de Dumas était malsaine, selon Mgr Bourget. Elle conduisait les âmes vers les chemins de la perdition. N’était-ce pas plutôt que le pouvoir de lire et d’apprendre par soi-même était dangereux pour ceux qui savaient lire et décider pour les autres? Depuis la Conquête de la Nouvelle-France par les Anglais, l’Église était omniprésente chez les Français d’Amérique. Si elle avait été le rempart du peuple contre son assimilation, elle le préservait également des idées nouvelles et de l’évolution des sociétés. Elle ne permettait à personne de grandir et de prendre ses propres décisions. L’Église confinait ses fidèles dans une douillette léthargie qui les isolait des influences extérieures. Les autorités en place, laïque et ecclésiastique, conservaient la puissance de leur pouvoir en tuant dans l’œuf toute velléité de résistance, toute critique, toute volonté de changement.

- Dumas! m’exclamai-je, Alexandre Dumas est à l’index? C’est de la folie.

Malgré les assauts répétés de Mgr Bourget, l’Institut survivait et avait toujours une armée de partisans. La propagande de l’Église ne suffisait pas à briser l’échine de cette volée de libres penseurs. Pendant que la police s’occupait des regroupements de travailleurs et des associations d’immigrants transportant dans leurs bagages des croyances jugées impies, Mgr Bourget s’attaqua aux journaux montréalais qui refusaient de se soumettre à la domination de l’Église et des partis politiques. La résistance s’amplifia. Les discours en chaire des soldats de l’Église ne suffisaient plus à abattre le désir de plusieurs de s’ouvrir au monde.

Les associations de travailleurs et d’ouvriers se formaient et revendiquaient de meilleures conditions de travail. Les nouvelles industries, le chemin de fer, les manufactures naissantes exigeaient beaucoup pour des salaires de crève-faim. Les enfants étaient de plus en plus appelés à travailler dans des conditions pitoyables et les conditions de vie en ville ne s’amélioraient pas. Comme dans plusieurs grandes villes du nord de l’Amérique, s’organisaient les prochaines luttes que se livreraient le capital et la faune bigarrée des travailleurs des villes.

Dessaulles, Doutre et Jaze discutèrent longuement de l’avenir des États-Unis, de l’esclavage et de la liberté.

- L’annexion aux États-Unis nous serait bien plus profitable.

- On ne peut baser une économie sur des régions qui produisent les mêmes produits et qui vont se faire compétition les unes aux autres. L’axe du progrès se fait du nord au sud et non d’est en ouest. C’est la base.

- Vaut mieux se lier à un jeune pays aux valeurs libérales que de rester accroché aux vestiges des vieux pays colonisateurs.

- Nous avons le choix entre demeurer une colonie et expédier toutes nos ressources vers l’Angleterre, ou s’annexer à un pays neuf, un pays américain.

- Pourquoi ne pas créer votre propre pays ?

- Nous avons essayé. Plusieurs sont morts. Nous n’avons pas la force et les armes pour nous attaquer aux forces de Sa Majesté. Il nous faudrait l’aide des États-Unis.

- Et la volonté de la population…

- Le clergé est trop fort, son influence est trop grande, trop puissante.

- Les curés jouent sur la peur de l’enfer, la perte de notre culture, de notre langue, de notre religion.

- Ils prônent la soumission.

- Si nous parvenons à convaincre nos citoyens que nous pouvons être libres penseurs, libéraux, cléricaux sans perdre nos lois, notre langue et notre foi, nous aurons gagné.

- Les États-Unis vont se libérer des entraves de l’esclavage. En Italie, Garibaldi va écraser le pouvoir du pape et fonder une nouvelle nation. Pourquoi ne pourrions-nous pas retrouver la nôtre?


Jamais personne n’avait vécu un mois de janvier aussi froid. Les vitres craquaient de givre. Joseph sortit une eau-de-vie et servit un verre à chacun.

- Il y a de plus en plus de Sudistes qui viennent à Montréal, affirma un jeune professeur. Je crois qu’ils ont compris que la Canada pouvait être une bonne base pour des actions contre le Nord.

- Et puis, le terrain ne leur est pas tout à fait défavorable. Les villes du Nord sont perçues par plusieurs comme des lieux de perdition.

- Certaines personnes sont plutôt en faveur de la position sudiste. Le Sud est traditionnel et pieux.

- Parfois, ajouta Dessaulles, les hommes de mon époque me découragent.

Si la nuit avait eu quelques heures de plus, je crois que nous aurions pu refaire le monde.

Tout le monde leva son verre.

- À John Brown!

Un petit homme pinça son nez d’une paire de lunettes, tira un journal vers lui et lut une chanson écrite pour le héros de Harpers Ferry.

John Brown’s body lies a-mouldering in the grave
His soul’s marching on!

Glory, glory, hallelujah! Glory, glory, hallelujah!
Glory, glory, hallelujah! His soul’s marching on!

He’s gone to be a soldier in the army of the Lord!
His soul’s marching on!

John Brown’s knapsack is strapped upon his back!
His soul’s marching on!

His pet lambs will meet him on the way;
They go marching on!

Glory, glory, hallelujah! Glory, glory, hallelujah!
Glory, glory, hallelujah! His soul’s marching on!

John Brown avait raison. Sa mort servirait une cause plus grande que sa vie.

Les retrouvailles

Montréal disparut derrière sa montagne. Nous n’y étions restés que quelques jours. Le temps de remplir ma besace de l’amour de ma première famille d’Amérique. La disparition de Dillon demeurait un mystère. Était-il encore vivant? Sa maladie avait-elle épargné mon souvenir? Jaze trépignait à l’idée de retrouver St. Catharines. Nous parcourûmes la distance nous séparant de nos amis presque d’une seule traite, ne nous arrêtant que pour manger et faire souffler les chevaux.

Cet hiver-là fut particulièrement rigoureux. Le frimas s’acharnait sur les foulards couvrant nos visages et s’accumulait dans nos cils et nos sourcils. Nous étions transis de froid, mais plus la distance s’amenuisait et plus nous nous rapprochions des nôtres, plus notre désir de les retrouver s’enflammait.

Nous arrivâmes à St. Catharines par la route de notre maison. Il y avait si longtemps… Nous nous y arrêtâmes en nous promettant de n’y rester que quelques instants et de filer à l’église et à la maison d’Harriet. C’était bien mal connaître l’attrait irrésistible de notre lit et de nos couvertures de laine. Nous y plongeâmes en lui léguant le pouvoir de nous défaire de son étreinte. Lorsque nous nous éveillâmes, un cri retentit dans la maison.


- -Ly, -veillée, hurla King, assis au bord de notre lit. –ze, -veillé, -si.

Harriet monta la première, suivie d’Anavita, de Tom et du Prof. Anavita sauta dans notre lit et nous empoigna.

- Nous étions certains que vous étiez morts, soupira-t-elle dans un trémolo d’émotions.

Tom étreignit Jaze tout en me berçant de son sourire. Le Prof toussota en retenant ses larmes quelques instants avant de me prendre par le cou et de m’embrasser sur le front, puis de me serrer dans ses bras.

- Bravo, les enfants, dit solennellement Harriet en enfonçant ses mains sur ses hanches frêles. Je suis fier de vous.

- Alors? lança la voix de Mamma qui était restée en bas, c’est pour aujourd’hui ou pour demain? Descendez tous, le repas est servi, il est chaud, il est bon et si vous ne finissez pas toute votre assiette, vous n’aurez pas un morceau de tarte aux pommes.

- Mamma!, m’écriai-je en sautant les marches de l’escalier. Mamma!

Elle sentait bon les pommes et les oignons. Je m’engouffrai dans ses bras immenses et disparus quelques instants dans la chaleur protectrice de son immense poitrine. Je m’y serais fait un nid. Il n’y avait que du bon dans cette femme, du bon, du chaud et du sucré.

Le pain de ce repas fut celui des fous rires interminables, des anecdotes colorées, des histoires de peur transformées en actes de comédie, des concours d’extravagance et de vantardise, des paroles qui ne veulent rien dire et des silences qui disent tout.

Je les aimais si fort. Ils étaient ce que la terre fait de plus beau : des êtres au cœur trempé de passion, aussi imparfaits que bienheureux.

Au cours des mois qui suivirent, je recommençai à faire la classe à des enfants qui avaient trop grandi. Je les aurais gardés petits, insouciants, moqueurs, joueurs et frondeurs. La paix leur permettait de rivaliser avec la vie, de la mettre au défi de les rendre plus heureux qu’ils ne l’avaient été jusqu’à présent. Dans les champs poussait la liberté. Ils pouvaient y courir sans crainte avec le seul souci de trouver le trésor de leurs jeux.

Leur plus grande peur, celle qui les faisait si bien frémir qu’ils en redemandaient encore, se pointait lorsque je leur lisais Moby Dick. L’histoire de Melville et de son funèbre capitaine Achab hantait à tel point leur imaginaire que je voyais dans leurs yeux ébahis s’enfoncer la queue de la grande baleine blanche.

Au sud pourtant, l’horreur rejoignait la fiction. La lutte contre l’esclavage se poursuivait âprement. Le 6 novembre 1860, Abraham Lincoln fut élu président des États-Unis. Il voulait à tout prix préserver l’union américaine, mais son élection fut interprétée par les états sudistes comme un acte de guerre.

Quelques jours après son élection, la Caroline du Sud faisait sécession. Elle fut suivie par la Georgie, de l’Alabama, la Floride, le Mississippi, la Louisiane et le Texas. Le 8 février, les États sudistes sécessionnistes se liguèrent, formèrent les États confédérés d’Amérique et élurent Jefferson Davis comme premier président.


Le 12 avril 1861, le fort Sumter, défendu par les troupes fédérales, était attaqué. Les États confédérés exigeaient que l’armée américaine se retire de leurs territoires. Le président Lincoln ne pouvait accepter de briser l’union et de reconnaître le drapeau des confédérés. Il envoya 50 000 hommes en renfort. Mécontents de la réponse du président, la Caroline du Nord, l’Arkansas, la Virginie et le Tennessee rejoignirent les rebelles. Les forces étaient en place. La guerre pouvait débuter.


- Maintenant que nous sommes en guerre, déclara Harriet, chacun de nous doit décider de son avenir. Le chemin de fer clandestin n’a plus sa raison d’être. Maintenant commence la vraie partie. C’est une lutte à finir. Lorsque tout va s’arrêter, nous serons libres ou morts. C’est un aller seulement.

Jaze me regarda, tristement. Nous avions passé de si doux moments depuis notre retour à St. Catharines. Nous en étions même à penser à mettre au monde un enfant. Mais la guerre nous ramenait à la réalité. Nos vies étaient liées à cette lutte pour la liberté. Bien sûr que nous allions suivre Harriet et nous battre.

Mais avant de partir en guerre, je voulais vivre un bonheur que rien ni personne ne pourrait détruire.

Oui


Le mois de mai avait enfilé une robe d’été. Les froids s’étaient avancés si profondément en avril que les feuilles des arbres avaient oublié de grandir. Elles portaient encore le vert tendre des jeunes pousses. En ce premier jour de mai, la chaleur du soleil embaumait l’air des promesses d’un nouveau printemps.

- Mamma!, hurla Jaze en courant vers la maison d’Harriet.

Un bouton s’était arraché de son habit. Je n’avais pas vu Jaze depuis deux jours. Il était monté sur la charpente d’une redingote noire qui lui sciait les bras. J’eus un petit sourire. Je savais qu’il n’aurait jamais voulu se défaire du chic de cet habit que lui avait déniché le Prof dans un grand hôtel de Toronto.

Son pantalon noir était pressé d’un pli courant sur ses jambes. Sa chemise, blanche comme les fleurs de muguet qu’il piétinait dans sa course, était encadrée par une veste sans manche aux boutons métalliques. Un ruban noir entourait son collet. Il disparut en faisant claquer la porte.

Lorsque je le revis, il était à l’avant de l’église. Il m’attendait. Tom et le pasteur se tenaient debout à ses côtés. Tous les amis de St. Catharines avaient été conviés à notre mariage. Du premier au dernier banc, ils étaient tous là, endimanchés de chapeaux de dentelle, de cravates, de gants, de robes de bal et d’habits d’apparat. Un air de fête valsait dans leurs yeux.


J’avançai dans l’allée centrale au bras du Prof, qui avait enfilé ses plus fiers airs de paon. Le silence s’éleva dans l’église comme dans la cathédrale d’une forêt lorsque le vent tombe et que les oiseaux se reposent. Harriet m’avait amenée à la ville pour m’acheter une robe de soie blanche qui chantait à chacun de mes pas. Des boucles rousses ondoyaient sur mes épaules nues. J’étais devenue une princesse. Celle des histoires de mon père.

Lorsque j’arrivai devant l’autel, Jaze me tendit la main. Dans son regard, il y avait tout l’amour du monde. Vous savez, l’amour qui rejoint Dieu et l’univers tout entier, qui n’existe que quelques instants comme une fleur sauvage au fond du désert. Un de ces moments qu’il faut apprendre à saisir au passage, comme les poussières d’étoiles d’une comète vagabonde. Dans le regard de Jaze, en cet instant fabuleux, j’ai touché l’éternité pour vivre chaque jour dans la foi de cet amour et me souvenir. Je savais la chance que j’avais de vivre ce moment. Je le déposai dans mon cœur. Je l’ai porté. Je le porte encore. Je le porterai toujours. Il est ce moment d’éternité qui vit dans le quotidien de nos vies.

Jaze n’avait pas de nom de famille. Il devint M. Galloway. Ce ne fut pas facile, mais il finit par en rire avec moi. Le mariage d’une blanche et d’un noir était improbable ou tout simplement interdit, mais ici, dans cette famille du bout du monde, en ces moments bénis par le doute et l’espoir de la guerre prochaine, les barrières s’effondraient et le possible pouvait prendre racine. Le pasteur évita de prononcer cette phrase idiote de soumission de la femme envers son mari. Jaze s’était opposé, une minute ou deux, puis avait renoncé. Il savait que rien ne me ferait changer d’idée. Je pouvais bien porter une grande robe blanche de princesse, il n’en restait pas moins que je tirais toujours mieux que lui.

Il passa à mon doigt une bague d’argent et je fis de même. Sur nos alliances, l’orfèvre avait poinçonné les initiales de nos prénoms et la date du moment, le 1er mai 1861. Il avait aussi gravé deux mots : libres et ensemble. Nous ne pouvions concevoir l’amour autrement.

Lorsque nous sortîmes de l’église, tous les enfants de l’école étaient alignés sur la place. Les plus grands derrière, les plus petits devant. Tom sortit son harmonica, fit jaillir une note et toutes ces petites voix entonnèrent un chant d’amour qui fit jaillir sur mon visage les plus chaudes larmes de bonheur. Lorsque la dernière note s’envola avec le souffle silencieux du vent, tous les enfants crièrent leur joie et se ruèrent vers nous. Leur désir de nous embrasser fut aussi inexorable qu’une vague d’amour pour les rochers d’une falaise. Ils nous firent perdre pied et tomber dans la boue.

- Arrêtez, arrêtez!, hurla Mamma.

Il était trop tard. Nous étions tous couverts de boue. La redingote de Jaze se déchira et la blancheur de ma robe disparut dans un mélange de couleurs agricoles. La joie impertinente des enfants fut la plus forte et tous les invités éclatèrent de rire de nous voir avec eux nous rouler dans la boue. Les enfants se payaient l’ultime bonheur de faire ce qui ne se fait pas. C’était leur cadeau. Et nous leur en fûmes reconnaissants toute notre vie.

Dans le jardin de la maison d’Harriet, une grande table était mise. Les pans d’une nappe blanche ondoyaient sous les plats et les assiettes. Mamma avait cuisiné un repas digne des rois. Lorsque tous eurent bien mangé et bien bu, un feu embrasa la nuit. La musique et la danse nous emportèrent. King chanta des airs inconnus. Jaze joua du tambour et Tom de l’harmonica. Pour une rare fois, Harriet se joignit à nous. Ce n’était pas un bon présage. La fureur des hommes s’abattait sur l’Amérique et elle n’épargnerait personne. Nous savions que demain ne serait plus jamais comme avant. À cette noce, nous enterrions une époque, celle du chemin de fer clandestin.

Au cours de la nuit, un orage éclata. Jaze souffla la bougie et tira le rideau. Installés derrière la vitre de notre fenêtre, en silence, nous comptions les secondes entre le tonnerre et l’éclair. Le ciel se fracassait et illuminait la puissance de cette imposante nature. Dans le bruit de ma vie, je n’entendis que quelques mots. Les plus importants.

- Je t’aime.

BONUS