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Mille Vies

Épisode 1

Irlande 1847

À l’âge de neuf ans, mon père et ma mère firent de moi une orpheline. Ce n’est pas parce qu’ils le voulaient. C’est parce qu’il le fallait. En ce temps-là, tous les chemins d’Irlande se perdaient dans la brume. Il pleuvait sur mes collines verdoyantes. Il faisait nuit noire dans le regard des gens de mon pays. La mort rôdait derrière chaque porte.

Je suis née le 22 avril 1837 dans le comté de Cork tout près de la ville de Skibbereen. Lorsque j’étais toute petite, mon père nous racontait mille et une histoires autour d’un feu timide : des histoires de fées, de fêtes et de musique, de robes de velours et de pantalons de toile lisse, de pain, de gâteaux et de somptueux repas. Parfois, juste avant que le feu ne s’endorme dans la nuit, je m’étonnais du tremblement de tristesse sur la lèvre de ma mère et du chemin que dessinait une larme honteuse sur le visage de mon père. Leurs regards se croisaient alors sombrement, et les lutins croyaient sûrement que la clé de notre bonheur était perdue. Pourtant, pour moi, ces histoires n’avaient rien de réel. Toute cette richesse, toutes ces couleurs, toute cette nourriture n’étaient que féérie. Depuis ma naissance, chaque hiver, je voyais le charretier du village transporter les cadavres de mes voisins morts de faim, de froid ou de maladie. Je ne pouvais imaginer qu’il eût existé un temps où les gens mangeaient à leur faim et s’habillaient de laine propre ou de coton coloré et soyeux. Je manquais de tout et pourtant, il me semblait ne manquer de rien. Mon père nous avait appris à japper comme une meute de chiens et à hurler comme les loups lorsque nous avions peur ou que nous étions heureux. Je riais, je jouais, je courais dans les champs. Le soir venu, ma mère me caressait les cheveux et mon père récitait des poèmes dans la langue des anciens. Puis, je m’endormais toute blottie dans la chaleur rassurante de mes frères et de ma sœur. Je n’étais pas malheureuse. Sauf lorsque la faim nous tenaillait, et elle nous tenaillait souvent.

Mon père cultivait un lopin de terre qu’il chérissait de ses bons soins. Ce n’était pas suffisant. Il fallait tant donner au propriétaire du domaine et au curé de la ville que la récolte, même bonne, ne se révélait jamais suffisante pour nourrir nos petites bouches. Il fallait faire plus. Comme personne ne semblait savoir comment s’y prendre, ma mère décida que Dieu devait faire sa part. Lorsque la saison de la récolte approchait, chaque matin, ma mère conduisait mes deux jeunes frères, ma petite sœur et moi au bord du premier sillon.

Là, nous devions nous agenouiller et prier Dieu durant une heure. Je détestais ce rituel. Dans mes pantalons de toile, les trous ne protégeaient pas mes genoux des cailloux. Je poussais Dillon dans la boue et je finissais toujours par recevoir une taloche derrière la tête. La vie se passait comme ça. C’était notre vie.

Durant quelques années, les récoltes furent si mauvaises qu’aux derniers soubresauts de l’hiver, une seule pomme de terre par jour nourrissait nos ventres creux. Lorsque les feuilles jaunies de nos plants flétrissaient, mon père pleurait au milieu de son champ. Il savait que la mort arriverait avant son heure. Elle viendrait faucher ma grand-mère, mon grand-père, mon oncle Cormac, ma tante Maureen, mon cousin Aidrian, ma cousine Kate…

Ma vie durant, l’odeur de cette pourriture m’a accompagnée. Le mildiou. Encore le mildiou. Comme une damnation venue du ciel et que nul ne pouvait combattre. Ce champignon de l’enfer s’attaquait aux légumes et les faisait pourrir sous terre. En la tirant hors du sol, la pomme de terre éclatait, avariée et nauséabonde.

Depuis des semaines, le soleil se cachait derrière un ciel taché de nuages comme sous une couverture de mousses grises où se décomposaient les récoltes pourries. Une odeur pestilentielle envahissait l’Irlande. De la fenêtre de notre maison de tourbe et de pierres, je regardais mon père trempé de détresse. Par centaines, par milliers, par millions, les gouttes de pluie fondaient sur son dos fourbu, glissaient sur son pantalon, giclaient sur les morceaux de cuir qui lui servaient de chausse et il s’enfonçait un peu plus dans la boue qui l’avait vu naître. Je n’osais fermer les yeux de peur qu’il ne disparaisse.

Le jour où des hommes en armes se frayèrent un chemin jusqu’à nous, mon père se tenait devant la porte de notre cour.

– Tu dois quitter ta maison, Charles, postillonna le plus gros d’entre eux en essuyant son gourdin avec sa manche. Ne nous oblige pas à prendre les grands moyens.

– Je ne quitterai pas ma terre! lança mon père en brandissant sa chétive fierté.

– Ce n’est pas ta terre, Charles. Tu le sais bien, maugréa l’homme de main du landlord propriétaire.

– Tous mes ancêtres ont vécu sur cette terre.

– Cette terre, comme les terres de tes voisins, de Matthew, de Brent, de Frank, les terres de Skibbereen et presque toutes les terres d’Irlande ne vous appartiennent plus depuis la nuit des temps.

– Tu devras me tuer. Je ne quitterai pas cette terre encore une fois. Les landlords anglais nous jettent sur les routes comme des bêtes. Ils nous tuent quand les temps sont durs. Ils nous reprennent quand ils ont besoin de nous. Toute ma famille a travaillé cette terre. C’est le sang de mon père qui a engraissé ces champs.

– Depuis des années, tu ne parviens plus à payer le loyer de ta terre. Depuis des années, tu complotes avec les conspirateurs d’O’Connell. Lord Reilly en a assez, il reprend toutes ses terres. Vous devez tous partir. Bientôt, c’est du maïs qui poussera dans ces champs. Plus personne n’a besoin de fainéants comme toi, lança le mercenaire en empoignant son fusil.

– Mais où irons-nous? souffla ma mère au milieu de ses sanglots.

Pour toute réponse, elle reçut une violente gifle qui la jeta par terre. Mon père répliqua de toutes ses forces. En vain. La crosse d’un fusil lui laboura le ventre, le dos, les reins, le visage. J’étais pétrifiée de peur. Mes frères et ma sœur se blottirent contre moi. Tout se passa très vite. Ma mère se releva rapidement. Elle savait ce qui allait se passer. Elle avait entendu dire… au village… les voisins… Vite. Elle empoigna une couverture, l’étendit et y jeta le peu de richesses que nous possédions. Mes frères se précipitèrent sur leurs petits chevaux de bois, et ma sœur et moi sur nos poupées de chiffon.

– Sortez, sortez de cette chaumière, si vous ne voulez pas y mourir écrasés, hurlèrent les hommes repus du sang de mon père.

À peine avions-nous franchi la porte qu’un mur de pierres s’effondra sur cette unique et modeste pièce qui abritait mon enfance. Il n’y avait rien de solide dans cette maison. Le toit était de chaume, les murs de pierres et de tourbe. Un souffle pouvait la jeter par terre, mais c’était chez moi.

Mon père gisait au milieu du chemin boueux. La moitié de son visage disparaissait dans une flaque d’eau brunâtre et pétillante de pluie. Son sang noircissait ses cheveux et ses vêtements. Toute la famille se pencha vers lui. Avec lourdeur, il se releva et contempla la scène. Il avait 26 ans. Ce jour-là, dans les douleurs d’injustice, de violence, de faim, de colère et de désespoir, il avait 1000 ans.

L’exil

L’Irlande marchait sur le chemin de la déroute. Nous n’avions qu’à suivre ses pas. Ils nous conduisaient à Skibbereen, à l’asile de Skibbereen. Nous n’osions pas le dire, mais ce refuge était notre dernière chance de salut. Mon père tentait de nous rassurer en calmant la honte qui le rongeait. L’asile, le workhouse de Skibbereen n’avait pas bonne réputation. Depuis plusieurs années, il accueillait les indigents, les vieillards, les enfants abandonnés, les pauvres d’esprit et les pauvres tout court. À travers toute l’Irlande, les asiles accueillaient la moitié de la population, mais ils ne nous accueillaient pas, nous. Les autres peut-être, mais pas nous.

Avant d’y entrer, il fallait se lester du peu d’orgueil que pouvaient porter nos bagages, si bagages il y avait. Mon père boitait et souffrait des blessures que lui avaient infligées les fiers-à-bras du landlord.  Nous n’en faisions pas de cas.  Cette souffrance n’avait aucune commune mesure avec la peine que lui infligeait l’image de ses propres enfants à moitié nus, à moitié morts de faim en route vers ce lieu sordide.


La pluie avait cessé. Le soleil soufflait des rayons rougeoyants dans le ciel couchant. La lune et les étoiles prendraient bientôt le relais de lumière. Sur la route se dessinait l’ombre des cadavres. À bout de forces, sans secours, une vieille femme au visage hagard était assise sur une pierre. Son regard effaré se lançait dans le vide. À ses pieds s’allongeait le corps brisé d’un vieillard. Partout, la mort. Là-bas, des enfants fouillaient la terre à la recherche d’un tubercule oublié.  Dans les ruines d’une maison, un chien dévorait le corps de son maître avant d’être lui-même pourchassé et embroché. Au loin, deux hommes se disputaient pour une poignée d’herbe qui les rendrait malades.

– Arrêtons-nous ici pour la nuit, suggéra mon père en pointant l’abri que formait le mur rompu d’une ancienne demeure.

En retrait de la route, ma petite famille se glissa sous les décombres protecteurs. Sur un lit de paille, nous mettions fin à cette macabre journée. Adossés au mur, nous pouvions enfin respirer et rassembler les morceaux de notre courage. Seule ma petite sœur Nelly ne cessait de tourner et de gesticuler.

– Papa Charles, maman Emelyn, Will, Dillon, Molly, Nelly, répétait-elle sans cesse. Papa Charles, maman Emelyn, Will, Dillon, Molly, Nelly. Papa Charles, maman Emelyn… comme si elle ne voulait pas oublier, comme si elle s’accrochait à nos noms rassurants.

Ma mère se précipita vers elle. Nelly brûlait de fièvre. Mon père délia la corde qui faisait un sac de notre seule couverture. Tout notre avoir dégringola dans un coin. Il y enveloppa le corps frissonnant de Nelly. Enfouie dans les bras protecteurs de ma mère, bercée et fascinée par la mélodie d’une chanson, Nelly se calma lentement. Il ne restait plus qu’à attendre. Cette fièvre, nous la connaissions bien. Elle ne pardonnait que rarement. Mon père s’agenouilla et pria. Dieu nous avait-il abandonnés? Ne voyait-il pas la souffrance qui parcourait l’Irlande? Je n’avais que neuf ans, mais je savais déjà qu’à toutes ces questions lancées au ciel, Dieu, tout comme ma poupée de chiffon, ne répondait jamais.

Lorsque Nelly fut endormie, ma mère s’assit au milieu de nous. Elle prit un couteau et ramassa la seule pomme de terre que nous avions sauvée dans notre fuite. Délicatement, elle trancha de fines lamelles qu’elle nous distribua comme autant d’offrandes. Une coulée de vie giclait sur nos papilles, fondait sur notre langue et s’écoulait dans nos corps. Si fragile qu’elle fût, la vie ressuscitait à chaque bouchée.  Ce soir-là, blottis les uns contre les autres, tous les membres de la famille offrirent leur chaleur à Nelly.

Lorsque je me réveillai au petit matin, je vis mon père courir chercher de l’eau à la rivière. Nelly était transpercée par de perpétuels tremblements. La journée se passa sans que nous puissions quitter notre refuge. Après des heures de délire, la petite sembla prendre du mieux. Elle mangea un peu. J’étais heureuse de voir à nouveau rosir ses joues. Quel soulagement! Nous allions pouvoir reprendre la route. Marcher jusqu’à l’asile. Et là, nous pourrions avaler un bol de soupe. Récupérer des forces. Mon père parlait déjà de trouver un travail au chantier du viaduc du chemin de fer qui traversait le comté. Dans quelques jours, dans quelques mois, à l’automne prochain, nous prendrions un bateau pour l’Amérique. Et là-bas, la liberté et le travail rempliraient nos ventres tout autant que nos cœurs.

Puis soudain, ma mère toussota. Cet écho de la réalité résonna dans nos têtes comme un coup de fusil. Mon père s’approcha d’elle et releva le châle qui lui couvrait le visage. Un filet de sang brillait à la commissure de ses lèvres. La maladie était souvent fulgurante.

– Je suis désolée, soupira-t-elle.

La peau de son visage était brûlante.  Elle s’étendit dans la paille humide à côté de Nelly. Nous nous couchâmes à leurs côtés.

Quand le noir de la nuit fut venu, d’une toute petite voix, Nelly reprit sa rengaine.

– Papa Charles, maman Emelyn, Will, Dillon, Molly, Nelly… Char… Eme…

Et puis, dans un dernier soubresaut, ma soeur perdit pied sur le mince fil séparant la vie de la mort. Elle nous laissa seuls de ce côté-ci du monde. Elle n’avait que cinq ans. Will et Dillon se blottirent contre moi en pleurant. Et moi? Auprès de qui pouvais-je trouver refuge? La fièvre de ma mère embrumait sa peine dans des rêves délirants. Elle n’eut pas conscience de la perte de la plus jeune de ses filles.

Comme un sacrifice à l’autel de nos espoirs, mon père plongea dans la nuit en tenant au bout de ses bras le corps meurtri de Nelly. Il marcha jusqu’au bord d’une falaise. Lorsque le jour se leva, un monticule de pierres orné d’une croix de bois découpait l’horizon. Le tombeau de Nelly. Un tas de pierres ruisselant de brume marquait le chemin de notre errance.

– Dans cette maison, Nelly n’aura plus jamais froid, me dit-il lorsque je le ramenai à la vie en glissant ma main dans la sienne.

Il me regarda tendrement et me sourit. Puis, il s’agenouilla à ma hauteur et déposa solennellement ses mains sur mes épaules.

– Molly, dit-il comme si c’était la première fois qu’il prononçait mon nom. Nous ne pourrons pas tous nous rendre à l’asile de Skiberreen. Emelyn doit reprendre des forces. Elle mourra avant d’y être rendue. Molly, tu es grande maintenant. Tu vas conduire tes frères jusque là-bas. Vous direz que vous êtes orphelins, que vos parents sont morts de la fièvre des famines. Nous irons vous rejoindre dès que ta mère prendra du mieux.

Je n’avais pas les mots pour exprimer mon désarroi. Je penchai la tête. Mes lèvres tremblaient. Du haut de mes neuf ans, seules les larmes parvenaient à dire ce que je ne savais pas dire.

– Vous direz que vous êtes orphelins, répéta-t-il. Orphelins, vous aurez plus de chances de vous embarquer pour l’Amérique. Des bateaux quittent le port tous les jours. Écoute-moi bien, Molly. Tu dois prendre le bateau, coûte que coûte. Tu dois le prendre. Tu m’entends? L’Amérique, c’est notre seule chance de salut. Si nous ne pouvons pas tous y aller ensemble, nous nous retrouverons là-bas.

Je lui sautai au cou en pleurant.

– Papa, papa, je ne veux pas être orpheline.

– Tu t’occuperas de tes frères. Prends soin d’eux. Promets-moi, Molly.

– Je le promets, sanglotai-je.

– Lorsque tu perdras courage, Molly, regarde la lune. Où que je sois, je la regarderai aussi et nous serons ensemble. Chaque soir, je regarderai la lune. Emelyn la regardera aussi. Chaque soir, nous serons tous ensemble. N’arrête jamais de te battre. N’arrête jamais d’y croire.

Il glissa une boîte de fer-blanc sous mon bras. Elle renfermait tout notre trésor. Il m’embrassa. Une dernière fois.

Skibbereen

La silhouette de l’asile apparaissait et disparaissait au hasard des détours des rues et des ruelles sinueuses de la ville. Le soleil s’évanouissait derrière une colonne de fumée. Une odeur de cochon fumé nous appâtait comme un morceau de sucre au sommet d’une fourmilière. Dans les rues de Skibbereen, la douleur sourde avait remplacé les pleurs et les cris. Les gens marchaient en silence de peur d’éveiller de nouveau ce dieu vengeur dont la fureur s’abattait sur l’Irlande.

Dans chaque maison, une prière s’envolait au-dessus d’un cadavre.  Entassés, fourbus, collés les uns aux autres, parents et enfants dormaient sans qu’il soit possible de distinguer les vivants des morts. Dans une charrette, un homme entassait pêle-mêle des corps bleutés et noircis. Il s’arrêta devant une maison de pierres et y poussa la porte. Il en ressortit en tirant le corps d’une femme presque nue. Une jeune femme aux longs cheveux roux et à la peau blanche. Elle ressemblait à ma mère. Juste avant de prendre la route avec Will et Dillon, elle nous avait serrés dans ses bras.

– Quelque part, on t’attend… Quelqu’un t’attend de l’autre côté de l’océan, m’avait-elle dit dans les vapeurs de son délire.

Dillon me serra la main. Sur la place du marché, des officiers en armes gardaient un bûcher comme des anges déchus aux portes de l’enfer. Ce n’était pas le cochon que l’on fumait. La fosse commune était gavée de corps. Ne restait plus qu’à brûler ceux qui ne pouvaient pas y être enterrés. L’odeur de chair fumante se mêlait au bois des tables et des chaises qu’on volait aux maisons. Un nuage de terreur voltigeait au-dessus de nos têtes. Will perdit connaissance et s’écroula. Dillon tenta vainement de le réanimer. Je me sentais si petite.

– Venez, venez avec moi, dit une voix venue d’ailleurs.

Un homme élégant nous sortit de notre torpeur, prit Will dans ses bras et nous entraîna dans la cour arrière d’une grande maison. Ce devait être l’hôtel de la ville. Notre messie était un étranger. De pied en cap, il portait des vêtements noirs. Ses bottes étaient de cuir souple et n’eût été leur passage sur les routes de Cork, elles auraient été propres et vernies. Un haut-de-forme garnissait sa tête. Je n’avais jamais vu pareil chapeau ni gentleman aussi bien vêtu. Dans cette apocalypse de saleté, de poux, de rats et de destins jonchés de morts, sa simple présence relevait du miracle.

– Je m’appelle James. Je travaille pour un journal de Londres. On m’a dépêché ici pour illustrer ce qui se passe, débita-t-il d’une voix d’outre-tombe. À Londres, personne n’a idée de l’ampleur de cette famine.

– Vous avez quelque chose à manger, M’sieur? tenta Dillon en tirant sur la manche de l’étranger.

– Bien sûr, petit. Mille excuses. J’ai du pain, des œufs et une pomme.

D’abord, il sortit de son sac un grand cahier rouge duquel glissèrent des feuilles griffonnées. Puis, il s’empressa de couper un morceau de pain pour l’offrir à Dillon qui montrait déjà les dents. Il me tendit un œuf et la pomme.

– Comment t’appelles-tu? me dit-il.

– Je m’appelle Molly. Et voici mes frères Dillon et Will.

– Donne cette pomme à Will, Molly. S’il a la fièvre, il doit manger des fruits.

Will ne se fit pas prier. À peine revenu de sa torpeur, il s’empara de la pomme et en trancha la peau rouge avec ses dents.

– Ne mangez pas trop vite, conseilla notre sauveur. Vous ne tirerez aucun bénéfice de cette nourriture si votre estomac recrache le tout.

James prit une feuille et l’installa sur son grand cahier rouge. Il lécha le bout d’un crayon et commença à dessiner. Il fit d’abord le croquis du visage émacié de Will. Puis il dessina Dillon dans ses haillons. Finalement, il me dessina, pieds nus, le visage crasseux et les cheveux en bataille. J’étais à la fois fascinée et honteuse. Cet homme instruit avait la faculté de reproduire la réalité, mais cette réalité ne me plaisait guère. J’aurais aimé me voir comme la princesse que mon père décrivait si bien les soirs de conte. James me montra les croquis de son voyage au cœur de l’enfer du comté de Cork. Il tourna les pages comme s’il me lisait un conte d’images.

– À Clonakilty, raconta-t-il en me montrant un dessin, cette femme quêtait pour payer un cercueil à l’enfant mort qu’elle portait dans ses bras. Quelle épouvantable horreur! Partout, sur les routes d’Irlande, les récoltes ont été décimées par le mildiou. Ce qui avait été engrangé, a été vendu et mangé. Les autres récoltes sont transportées en Angleterre et en Amérique. Il n’y a plus rien ici. Comme des rats sur un navire, ce qui reste de vie s’enfuit. Et personne ne fait rien. Londres n’a aucune idée. Ou ne veut pas voir ce qui se passe en Irlande. Je vais publier mes dessins pour qu’on sache et qu’on n’oublie jamais.

Malgré l’abomination révélée par ces images, j’étais fascinée par la beauté, la précision et la finesse du trait de crayon. Comment pouvait-on recréer la réalité de si parfaite façon?

La fièvre s’empara de nouveau de Will.

– Vous savez où se trouve l’asile de Skibbereen? lança Dillon. Nous devons nous y rendre. Papa a dit que nous pourrions y travailler. Il y a de la soupe et du pain.

– N’allez pas à l’asile, s’indigna James, des centaines, des milliers de personnes y sont entassées. On y meurt comme des mouches. Ceux qui ont encore un soupçon de santé y cassent des pierres inutilement. Les malades y meurent dans d’atroces souffrances. N’y allez pas. Ce n’est plus un asile, c’est un mouroir.

– Papa a dit que nous devions y aller et prendre le premier bateau pour l’Amérique, pleurnicha Dillon.

– J’ai un ami qui est médecin, reprit l’illustrateur. Il pourra vous aider à partir. Venez.

L’homme reprit Will dans ses bras. Mon petit frère frémissait. Sa peau se perlait de sueurs. Il fallait agir vite. La fièvre l’envahissait et lui soutirait le peu de conscience qu’il lui restait. L’idée de partir me terrorisait. Je croyais que je retrouverais mon père et ma mère à l’asile de Skibbereen. Je croyais pouvoir me délivrer de cette boîte de fer blanc. Ce trésor, aussi menu fût-il, était lourd à porter.

James était transporté par la conviction de devoir nous sauver. Rien ne l’aurait arrêté. Il marchait d’un pas assuré. Ses longues jambes minces se frayaient un chemin à travers la foule chambranlante. Sur la place publique, le feu soufflait des bulles de chair et de sang. L’illustrateur suivit le serpent de bouches qui s’étiraient jusqu’à la soupe. Une table s’improvisait sur le dos d’une carriole déglinguée. Derrière un chaudron fumant, le docteur Donavan s’activait.

– Docteur, Docteur! s’écria l’illustrateur. J’aimerais vous parler. Docteur Donavan, je dois vous parler. Docteur!

– Je ne peux pas. Vous voyez bien que je suis occupé, gronda-t-il.

– Donavan!, insista James. J’ai besoin de vous.

Le médecin se retourna. James lui fit un signe de la tête en montrant le corps de Will.

– D’accord, j’arrive, dit le médecin avec nervosité. Poursuivez sans moi, lança-t-il à ses aides de camp.

L’illustrateur nous entraîna à l’écart.

– James, reprit le médecin, vous ne pouvez pas tous les sauver. Faites votre travail. Allez à Londres. Dites-leur, montrez-leur ce qui se passe ici. Vous n’aiderez personne si la folie vous emporte.

– Ces enfants doivent quitter l’Irlande, reprit James sans considérer les mises en garde du médecin. Ces deux-là n’ont pas encore la fièvre. Ne les laissez pas aller à l’asile. Ils n’y survivront pas. Leur mère et leur père sont morts sur la route. Aidez-moi à les embarquer. Il y a un bateau dans les eaux de la baie. Il lève l’ancre cet après-midi. Il conduit les passagers à Cork et de Cork, un autre navire part vers le Canada. Venez avec moi. Vous êtes médecin. Parlez au capitaine. Il vous écoutera.

– Mon père n’est pas mort! lançai-je aux deux hommes qui discutaient de notre sort sans se préoccuper de nous. Mon père n’est pas mort. Ma mère va guérir. Ils reviendront. Ils arriveront bientôt et nous partirons en Amérique, sanglotai-je.

Ma voix résonna comme le clairon rouillé de la réalité. Confondus, les deux hommes se penchèrent vers moi, impuissants à récupérer les paroles envolées que nous n’aurions pas dû entendre.

– Je ne veux pas être cruel, Molly, s’empressa de répondre l’illustrateur, mais la situation ne nous permet pas de nous attendrir. Tes parents sont morts ou vont mourir. Ton père le savait lorsqu’il vous a laissés partir. Ne les attends plus.

– Bien peu de personnes survivent à la fièvre des famines, renchérit le médecin avec une compassion qu’il avait bien dissimulée jusque-là.

– Vous devez partir, reprit James. Quittez ce pays. Il n’y a plus rien à faire. Personne à attendre. Tu es seule, Molly. Maintenant, tu es seule. Tu dois partir. Tu n’as pas le choix.

Les paroles de James rebondissaient dans ma tête sans vouloir y rester. Sur la place publique, des coups de marteau vibraient sur les clous rivant le pin des quelques cercueils qui abritaient des bébés.

D’un commun accord, le médecin et l’illustrateur nous conduisirent à travers les rues de Skibbereen. Ballotté en tous sens dans les bras de James, Will ne reprenait plus connaissance. Sur le pont menant au quai de la crique, un homme hurlait de douleur en se tenant le ventre.

La dernière barque s’apprêtait à quitter la rive en direction d’un navire ancré au large. Dans le brouhaha des discussions, je compris qu’une fois rendus à Cork, nous serions transférés sur un autre navire qui s’élancerait sur l’Atlantique vers Québec et Montréal. Je n’avais jamais entendu parler de ces villes et de ce pays. James glissa une liasse de billets à l’armateur. L’homme à la peau griffée par la mer se leva de sa chaise, rudoya la table et s’avança vers nous. Il nous regarda avec agacement.

– Ces deux-là peuvent monter, jugea-t-il sans équivoque.

– Je ne pars pas sans Will.

– À Cork, ton frère ne passera jamais l’examen sanitaire, planta le médecin au milieu de mon cœur.

– De toute manière, il ne survivrait pas à la traversée, reprit James.

– Je ferai tout ce que je peux pour le sauver, promit le médecin.

Les vagues frappèrent le flanc de la barque. Au milieu des passagers abasourdis et silencieux, Dillon serra ma main. Le vent dégriffa le bout de corde qui retenait mes cheveux. Des mouettes tournoyaient au-dessus de nos têtes. Les marins ramaient avec vigueur. La rive s’éloignait. Sur le quai, le docteur Donavan leva la main au ciel comme pour un dernier adieu. Je ne voyais plus le visage de mon frère.

– Will, lançai-je à la mer, on se retrouvera!

BONUS