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Mille Vies

Épisode 25

Premier départ

Des bruits de pas, des chuchotements, des lumières mouvantes à travers la maison. Il faisait encore nuit. Je me levai discrètement. Le lit d’Harriet était fait, celui de Jaze également. Je descendis l’escalier menant à la cuisine. Le cliquetis des couteaux et des fourchettes couvrait les voix en sourdine. Les marches craquèrent. Les bruits se turent et les têtes de Mama, d’Harriet et de Jaze se tournèrent vers moi.

- Que se passe-t-il? lançai-je comme une détonation dans le jour naissant.

- Nous partons, répondit Jaze d’un air solennel. Nous serons de retour dans deux semaines, trois tout au plus.

- Et nous, répliqua Mama à mon désarroi, nous restons ensemble à la maison.

- C’est le dernier voyage que nous ferons avant l’hiver, ajouta Harriet. Après, on devrait se tenir tranquilles jusqu’au printemps.

- Vous ne pouvez pas partir tous les deux tout seuls, ajoutai-je.

- Non, Molly, tu ne viens pas avec nous, répondit Harriet à la suggestion que je n’avais pas encore faite.

- Nous ne serons pas seuls, reprit Jaze, ne t’en fais pas. Nous sommes attendus partout sur notre parcours.

- Et puis, je me suis fait un nouveau petit copain, dit Harriet en faisant tournoyer le revolver que nous avions pris à notre chasseur. Il ne me quittera plus… si vous me le permettez?


Le revolver était bien la dernière chose qui me préoccupait et qui pouvait me rassurer. Pourquoi fallait-il que ces armes existent? Je serrai l’épaule de Jaze. Nous ne nous étions pas quittés depuis notre rencontre. C’était la première fois qu’il allait partir sans moi. Parfois, je sentais que j’allais perdre tous ceux qui m’étaient chers.

- Ne t’en fais pas pour lui, répliqua Harriet à mon geste. Nous passerons par les villes de Buxton et de Sandwich. D’autres se joindront à nous. Ton Jaze ne sera pas seul… Un jour, nous irons à Buxton toutes les deux. Il y a une magnifique école et le révérend William veut y établir une université. J’espère que tes élèves y seront les plus doués.

Et dans le détour du jour, ils disparurent.

L’attente

Au cours de ces trois semaines qui me semblèrent aussi interminables que l’hiver en avril, je parvins à délier la langue de Mama à quelques reprises. Mama savait ce qu’il fallait dire ou ne pas dire. Pour une parole de trop, la sécurité de toute la communauté pouvait être mise en danger, l’expédition pouvait dérailler, des dizaines de personnes pouvaient être punies et, pire encore, le chemin de fer pouvait se disloquer. Et tout serait à refaire. Les temps étaient durs, les lois de plus en plus sévères. Les paroles pouvaient nuire davantage que les balles. Mais Mama avait appris à me faire confiance. Chaque jour, j’en apprenais un peu plus.

- Ce que je te dis là est un secret, martelait-elle à chaque confidence, je te le confie à toi, mais il ne faut pas le répéter.

Chaque fois, je jurais de ne rien dire. Et chaque fois, Mama se signait en me redisant répétant qu’il n’était pas bien de jurer. Sa langue se déliait jusqu’à ce qu’elle s’arrête, soudainement inquiète… J’avais appris à ne pas trop insister… jusqu’à la prochaine fois.

- Ils sont partis chercher Rachel, la sœur d’Harriet, c’est bien ça que tu veux savoir, n’est-ce pas? s’exclama désespérément Mama après des jours de torture. Harriet avait quatre frères et quatre sœurs. Elle a réussi à libérer ses frères, Ben, Robert, Henry et Moise.Trois de ses sœurs ont été vendues. Elle ne sait pas où elles sont. Il ne reste que Rachel. Rachel, son fils et sa fille. Elle s’est promis de les sauver. Son père et sa mère sont morts. Rachel est la dernière à aller chercher pour réunir ce qu’il reste de la famille. Il y a le mari d’Harriet, aussi, M. Tubman. Mais lui, il est libre, pour autant qu’un Noir puisse être libre dans le Maryland. Il n’a pas voulu la suivre lorsqu’elle s’est échappée. Alors, elle est partie toute seule.

Le maître d’Harriet s’appelait Edward Brodess. Harriet lui appartenait. Dès qu’elle eut l’âge de se rendre utile, aux alentours de six ans, il la loua à d’autres propriétaires. Elle passait un certain temps chez eux, puis revenait à son maître et à sa famille. Ensuite, elle repartait. Les esclaves loués avaient encore moins de valeur que les autres. La plupart des propriétaires les traitaient comme du bétail. On les usait jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus tenir debout. Ils étaient jetables. Durant des années, d’un propriétaire à un autre, Harriet avait été maltraitée, battue, bafouée.

- Un jour, un contremaître lui a lancé une roche de toutes ses forces, me raconta Mama. Elle l’a reçue sur la tête et a failli en mourir. Depuis ce jour, parfois, elle a des crises. Des crises énormes. Elle perd connaissance. Elle tombe. Elle écume.

- Mon frère Dillon aussi fait ce genre de crises. On a dit toutes sortes de choses sur cette maladie, que c’est de la folie, ou une punition divine. On a même dit de mon frère qu’il est possédé du malin. Mais le docteur Gendron, qui le soignait, parlait d’épilepsie. Il faut de l’oxyde de zinc et du nitrate d’argent.

- Mais tu t’y connais, Molly! Il faudra que tu en parles à notre médecin.

Lorsque Edward Brodess mourut, il laissa à sa femme Eliza la ferme, ses huit enfants et ses esclaves. Afin de renflouer les coffres de la propriété, Eliza décida de vendre plusieurs de ses esclaves. Harriet avait déjà vu ses sœurs être vendues et disparaître dans le Sud profond. Elle ne voulait pas subir le même sort. Elle s’échappa et réussit à atteindre le Nord. Mais elle ne s’arrêta pas là.

- Harriet est retournée plusieurs fois au Maryland et dans plusieurs autres États, expliqua Mama. Elle y va au péril de sa vie. Si elle est prise, elle sera pendue. Autrefois, on l’aurait ramenée à son maître ou à Mme Brodess, tout comme on l’a fait avec King plus d’une fois. Mais maintenant, c’est la guerre. Le chemin de fer d’Harriet est devenu trop dangereux. Il donne de l’espoir à tous les esclaves, à tous les Noirs, d’ici jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Et l’espoir, Molly, c’est ce qui fait bouger des montagnes.

J’avais l’espoir bien petit au fond de mes bottes. Je n’aurais pas fait bouger un caillou. Après trois semaines d’attente, je n’arrivais plus à tenir en place. Je travaillais du matin au soir, jusqu’à ce que mes forces ne me permettent que de ramper jusqu’à mon lit, de m’y étendre et de dormir.

J’avais entrepris la réfection de l’ancienne grange dans laquelle Jaze et moi avions passé notre première nuit. Nous allions y construire une première école. La classe dans laquelle je verrais grandir des enfants au cours des prochaines années. Il y avait beaucoup à faire et King m’aidait comme il le pouvait. Il n’avait pas toute sa tête. Un bruit, un cri, un coup de tonnerre lui donnaient une telle frousse que, en un instant, il se retrouvait recroquevillé dans des endroits si petits que jamais nous ne pensions l’y chercher. Par contre, lorsqu’il avait compris la besogne qu’il devait entreprendre, il l’exécutait avec application. Fort comme un bœuf, il parvenait à lui seul à tirer un plein chariot de planches et à les hisser sur le toit à l’aide d’une simple corde.

J’avais fini par comprendre son étrange dialecte. Il ne prononçait qu’une syllabe sur deux, ce qui donnait lieu à des conversations fort éprouvantes, mais toujours divertissantes. King ne s’impatientait jamais de répéter et de répéter sans cesse. Il le faisait volontiers et sa joie était intense lorsque sa phrase était finalement décryptée. Son handicap était devenu un jeu dans lequel il était le maître et nous, les bouffons aussi drôles que nigauds.

« Riet ze la zon »

Depuis deux jours, le bleu du ciel était masqué par une épaisse couche de nuages gris qui me rappelait l’Irlande. Il pleuvait à se noyer. Tous les chemins étaient détrempés. Les gouttes de pluie bondissaient dans d’immenses flaques d’eau couvrant le sol. Jaze me manquait. King avait délaissé le petit bout de toit qu’il lui restait à couvrir. Nous concentrions nos efforts sur la fabrication de longues tables et de bancs qui serviraient de pupitres aux élèves. J’avais dessiné les plans de ces meubles en pensant aux tables de la bibliothèque de l’Institut. De grandes tablettes de bois avaient d’ailleurs été accrochées au mur en prévision des livres qui s’y entasseraient, malgré mes minces espoirs d’en obtenir.

Par chance, il n’y avait pas d’orages. Le bruit régulier de la pluie avait plutôt un effet apaisant sur King. Il se concentrait à découper les planches de bois en suivant scrupuleusement les marques que j’indiquais au crayon.

La pluie cessa. Sa musique fut remplacée par un silence soudain plus bruyant. Un chien jappa. La cloche de l’église sonna. Un homme hurla des ordres. King sortit, nerveux. Le soleil tentait timidement de se tailler un rôle sur la scène.

- Riet ze la zon, hurla-t-il avant de s’enfuir à toutes jambes.

- King, calme-toi. Ce n’est rien. King, calme-toi.

Il était trop tard. Cette fois, dans quel recoin allait-il se cacher, où allait-on le retrouver? « Riet ze la zon »?, me répétais-je en m’approchant de la porte. « Riet ze la zon »? Et soudain, mon cœur ne fit qu’un bond. J’avais compris. « Harriet, Jaze à la maison ». Ils étaient revenus.

Plusieurs personnes s’attroupaient autour de ce qui semblait être une charrette de foin tirée par un bœuf. Je courus à en perdre haleine. Ils étaient vivants. Ils étaient tous les deux sains et saufs. Mama serrait Harriet dans ses bras. Jaze tenait une petite fille dans les siens. Mon cœur battait à tout rompre.


Tout comme le ciel, ce retour inattendu se partageait entre gris et bleu, rire et tristesse. Côté bleu, il y avait ce nouvel adepte de la liberté, prénommé Josiah, qui embrassait le sol sur lequel il ne porterait plus le fardeau de l’esclavage. Il s’était caché dans une malle transportée depuis la plantation qu’il avait fuie. Il était couvert de boue et de fétus de paille, mais rien au monde ne l’aurait empêché d’embrasser chacun de nous. Côté gris, il y avait Harriet, qui n’avait pu retenir ses larmes en tombant dans les bras de Mama. Harriet et Jaze n’avaient pas réussi leur mission. La sœur d’Harriet, Rachel, son fils et sa fille n’avaient pas pu s’échapper. Ils avaient été repris. Rachel subirait un dur châtiment. La mère et ses enfants seraient probablement vendus et séparés les uns des autres à tout jamais. Harriet venait de perdre sa sœur adorée.

Et puis, il y avait Jaze, l’air hagard. Il tenait une petite fille appelée Madeleine. Lorsqu’il me vit, il la déposa par terre et il se précipita vers moi. La petite hurla et frappa du pied jusqu’à ce que Mama lui tende le bras qu’il lui restait. Jaze était en manque de tendresse. Je le sentis rompre les amarres et plonger dans la chaleur de mes bras. La route avait été longue, longue et pénible.

Je le conduisis jusqu’à la maison d’Harriet. Il y entra comme dans un palais.

- C’est bon de se sentir chez soi, dit-il dans un éclat de larmes. Il y a tant de misère là-bas, Molly. Je ne me rappelais pas. Comment des hommes peuvent-ils en traiter d’autres de la sorte?

Ce soir-là, c’est tout ce que j’appris de leur aventure. Après s’être lavé et avoir mangé, Jaze retrouva son lit avec bonheur. Il ne voulait pas que je le quitte. Il s’endormit sur mon épaule. Je soupirai. Enfin, moi aussi je pouvais m’endormir la paix dans l’âme. Il était de retour.

BONUS