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Mille Vies

Épisode 16

Sarah

Le silence.

À bien y penser, le plus terrible, ce n’était pas le silence. Habitée par 700 détenus et 50 gardiens, la prison n’était jamais silencieuse. Les murs étaient peuplé de bruits. Tous les jours, la cloche sonnait le réveil. Les verrous grinçaient. L’urine clapotait dans les pots de chambre et s’écoulait dans un gros tuyau commun et malodorant. Des vêtements disgracieux glissaient sur les épaules. En signe de soumission, nous devions marcher en traînant nos pieds sur le plancher et en inclinant la tête de manière à ne pas voir la personne qui nous précédait. De tous ces bruits naissait un rythme langoureux. Au réfectoire, les cuillers raclaient les bols de gruau. La pierre éclatait sous le pic et la pioche. Les pommes de terre tombaient au fond d’un chaudron démesuré. Le fil enfilait le chat. Le ciseau coupait le tissu. Le dîner était un bouillon gras de sapements, de grognements, de rots et de gargouillements. Au soleil couchant, après le repas du soir, l’escalier de fer vibrait une dernière fois sous le poids des pas fatigués. Cliquetis des verrous et coups de sifflet. La cloche sonnait pour avertir les gens des alentours qu’ils pouvaient dormir tranquilles : le décompte des prisonniers était achevé. Nous avions tous regagné nos cellules. Nos rêves faisaient surgir un concert de ronflements, de toux, de râles, de soupirs. Et quelquefois des pleurs, malgré l’interdiction, et souvent des cris, ceux d’un homme, d’une femme ou d’un enfant punis par un fouet déchirant le souffle de la nuit et crachant des morceaux de chair et de sang.

Le plus terrible, non, ce n’était pas le silence qui n’en était pas un. C’était l’absence de paroles, de mots, l’absence de gestes, de regards, de pleurs, de rires. L’absence de tout ce qui faisait de nous des humains. Tôt ou tard, les uns après les autres, nous flanchions. Rompre le silence, dire quelques mots, rire, pleurer, tout cela dépassait le simple geste d’insubordination. Nous préférions subir un châtiment plutôt que d’avouer que nous n’étions plus propriétaires de notre humanité. Lorsque le fouet claquait dans notre quotidien, les marques qu’il gravait sur nos corps prouvaient que nous étions encore de ce monde.

Les plus jeunes d’entre nous étaient les plus rebelles à cette discipline du silence. Elle les torturait comme si on eut voulu faire pousser un rosier en enfonçant ses fleurs dans le sable. Certains étaient incapables de s’y résoudre. Quelques mois après son arrivée, un petit garçon de 10 ans – il s’appelait Peter Charbonneau – avait déjà reçu 57 coups de fouet. Il avait été mis en exemple. Sur la place centrale, trop souvent, au milieu de nous tous réunis, son petit corps ligoté à un tréteau se crispait à chaque coup du chat à neuf queues. Peter avait commis plusieurs actes interdits : il avait fixé un gardien du regard, il avait ri, il avait fait un clin d’œil, il avait parlé, il avait regardé des visiteurs, il avait chanté, il avait couru, il avait fait un signe de la main… L’espace de quelques instants, il avait oublié qu’entre les murs de la prison, pour apprendre à devenir un homme, il devait oublier d’être un enfant. Ces jours-là, dans le silence, j’ai vu des hommes pleurer.

Par chance, il y avait Sarah. Nous avions le même âge. Nos cellules étaient côte à côte. Elles n’avaient qu’une trentaine de pouces de largeur. Sans même étirer les bras, je touchais les murs froids et humides qui me cloîtraient dans l’isolement. À une extrémité, une petite fenêtre bardée de barreaux laissait pénétrer un peu de lumière. Lorsque je me couchais et que je relevais la tête, je pouvais y voir le dessin quadrillé d’un tout petit coin de ciel étoilé. C’était mon ciel à moi. Durant toute la durée de mon emprisonnement, la lune ne traversa mon coin de ciel qu’une seule fois. Au cours de ces quelques nuits, j’entendis la voix de mon père. Je pouvais presque sentir son odeur.

À l’autre bout de ma cellule, une lourde porte de fer se refermait tous les soirs. Elle comptait 80 carreaux à travers lesquels je ne pouvais pas glisser une main. Il était aisé cependant de jeter un regard à l’intérieur. Lors de sa ronde, le gardien n’avait aucun mal à voir tout ce qui s’y passait. Nous étions privés de notre liberté, même la plus intime. C’était la méthode et la pénitence.


J’avais pris l’habitude de compter les carreaux de ma porte avant de m’endormir. Chacun de nous avait un ou plusieurs rituels. Dans ce monde régi par tant de règles, je n’ai jamais compris pourquoi ces rituels nous rassuraient. Nous en étions peut-être réduits à ne contrôler que cet aspect de nos vies. Nos rituels nous confirmaient que nous n’avions pas encore perdu notre intégrité. Maggie, par exemple, en avait un pour chaque événement de la journée. La prière du matin, les repas, le travail, tout était associé à un rituel. Si l’un d’eux était contrecarré par un gardien, elle préférait être battue plutôt que de passer outre à son habitude. Et c’est ce qui arriva. Souvent.

Ma couchette et celle de Sarah étaient fixées de chaque côté du mur qui séparait nos palaces. Nous avions découvert que d’anciens locataires avaient percé un trou minuscule dans le mortier. Il ne permettait qu’une seule chose : parler ou écouter sans être entendu par les gardiens. Lorsque nous étions couchées, feignant le sommeil, l’une parlait pendant que l’autre écoutait. Puis, nous bavardions en changeant de position. Nous nous sommes ainsi chuchotées nos vies durant des nuits entières.

Nous avions décidé de nous apprendre tout ce que nous savions. Sarah ne savait ni lire, ni écrire, mais la vie lui avait appris tant de choses qu’elle fut pour moi un véritable professeur et une bénédiction. Nous ne pouvions pas prendre le risque de discuter, ce qui nous aurait obligées à bouger constamment. Alors nous parlions chacune notre tour, comme un professeur devant un élève studieux. Jusqu’à ce que l’une s’endorme.

Sarah raffolait de l’histoire des Trois Mousquetaires que je lui racontai des dizaines de fois. Elle adorait surtout que je lui raconte que les plus beaux d’Artagnan de la terre se trouvaient à la bibliothèque de l’Institut à Montréal. Elle aimait que je lui décrive chacun de ces fiers chevaliers lancés à l’assaut de l’injustice, de l’ignorance et de la bêtise.

Sarah en savait long sur l’injustice. Les nuits n’étaient pas assez longues pour calmer sa colère. Née dans une plantation de coton en Caroline du Sud, elle était le cadeau inattendu, mais combien fréquent, du viol d’une jeune femme noire par le maître des lieux. Ce fier père n’avait évidemment jamais reconnu la faute, ni l’enfant illégitime qui en avait résulté.

L’égalité des droits ne tenait pas à grand-chose. Sarah aurait pu naître aussi blanche que son père, mais sa mère avait coloré sa peau. Elle aurait pu naître maître, mais elle était née esclave. Dans le monde esclavagiste, entre une destinée et une autre, il n’y avait qu’une couleur de peau. Sarah avait emmagasiné une colère sourde et profonde à l’égard des Blancs. Elle n’avait que peu d’estime pour ces hommes qui s’enorgueillissaient d’avoir construit l’Amérique, alors que les champs de coton étaient irrigués de la sueur et du sang de l’Afrique. Dans sa rage, je reconnaissais les crocs de ma propre colère.


- Les Irlandais aussi ont fui leurs terres et leurs familles. On nous a chassés comme des chiens affamés devenus moins dociles. Après nous avoir jetés d’Irlande, on nous a expédiés en Amérique sur ces mêmes bateaux qui ont transporté les tiens aux quatre coins du monde. Des milliers sont morts. J’ai perdu ma sœur Nelly, mon père, ma mère… toute ma famille.

Sarah n’était pas impressionnée par le récit de mes déboires.

- Tu n’es pas une esclave, eut-elle pour seule réponse avant de s’endormir.

Une visite

Plusieurs mois passèrent avant que je ne reçoive les premières nouvelles de Dillon, de Joseph et d’Henrietta.

Un midi, à l’heure du repas, un gardien vint briser mon silence. Il s’appelait Rob. Je ne l’avais jamais vu auparavant. Il était jeune et très beau. Un ange parmi les cachalots. S’il fallait se fier aux plis encore apparents du pressage de ses habits, il en était à ses premiers jours dans l’antre du monstre de pierre.

- Mademoiselle Galloway, me dit-il timidement.

- Oui, répondis-je, surprise d’entendre ma propre voix discorder dans l’harmonie des bouillies et des cuillers.

- Suivez-moi, je vous prie, on vous attend au parloir.

Rob me fit traverser le miroir d’Alice. De l’autre côté d’un des murs gris de notre prison existait un autre monde, coloré et vivant. Henrietta et Joseph se tenaient debout au fond d’une grande pièce aux murs vert et blanc. Une fenêtre à carreaux découpait la lumière et camouflait les barreaux de la prison. Des meubles de bois verni finement ciselés et ornementés de dorures maquillaient la pièce d’une richesse inhabituelle. Un plat de fruits trônait au centre d’une grande table aux allures familiales où s’étendaient les cartes délaissées d’un jeu de patience. Sur une table basse couverte d’une dentelle blanche, un pot de verre enveloppait un bouquet de fleurs fraîches. Je n’avais pas vu de fleurs depuis longtemps. L’éclat des rouges et des blancs, des jaunes et des bleus me parurent éblouissants. La morosité des pierres avait terni le bleu de mes yeux. J’avais perdu l’habitude de la beauté.

Henrietta, Joseph et moi étions si bien plantés dans ce décor qu’on aurait dit la nature morte d’un peintre du dimanche. L’opulence et la richesse de la pièce contrastaient douloureusement avec la pauvreté et le dénuement des lieux habités par les prisonniers.

- Je suis si heureuse de vous voir!, lançai-je à Henrietta et Joseph en les prenant dans mes bras. Vous m’avez tellement manqué.

- Tu nous manques aussi, pleura Joseph.

- Tu as maigri, Molly, reprit Henrietta en me palpant les côtes. Tu dois manger. Tu dois garder tes forces et rester en santé.

Je fis signe que oui de la tête. Avaient-ils besoin de savoir que même si je le voulais, je ne pouvais pas manger à ma faim?

- Cette prison me semble bien plus confortable que celle du Pied-du-Courant, ajouta Joseph en tentant de faire disparaître une larme. J’ai lu que c’était une des prisons les plus modernes du monde.

Je pensai un instant à la discipline pénitentiaire, aux coups de fouet et de bâton, aux cellules d’isolement,
aux cages d’enfermement, à tout ce silence qui rend fou. Est-ce l’habitude de me taire qui me confina au silence ou la conviction que ces révélations auraient hanté leurs nuits sans qu’ils puissent y changer quoi que ce soit? Je n’eus pour seule réponse qu’un hochement de tête et un demi-sourire qui les reconduisirent dans leur apaisement imaginaire. Vint la question qui me brûlait les lèvres.

- Comment va Dillon?

- Il va…, hésita Henrietta, en jetant un regard affolé vers Joseph.

- Il va bien… compte tenu des circonstances, renchérit Joseph.

- S’il vous plaît, ne me cachez rien, répondis-je à leur embarras. Malgré tout le temps que j’ai à perdre ici, j’ai appris à compter chacune des minutes que j’ai à vivre. Dites-moi, s’il vous plaît. Je n’ai plus le cœur à entendre autre chose que la vérité.

À tour de rôle, Henrietta et Joseph me racontèrent enfin l’histoire que je m’étais maintes fois imaginée, Ils se passaient le relai des hésitations, des silences et des balbutiements. Ils s’épuisaient à courir après les mots.

- Le soir de ton arrestation, commença Joseph, Dillon s’est débattu. Il a réussi à échapper à l’emprise des policiers.

- Il ne voyait rien, mais il s’est élancé vers le bruit de la calèche qui t’emportait.

- Pauvre petit, dit Joseph en baissant la tête, il tombait, il se relevait, il retombait encore. Finalement, il s’est écroulé. Il a fait une crise terrible. Son épilepsie…

- Il a failli en mourir, ajouta Henrietta.

- Mais les bons soins du docteur Gendron l’ont remis sur pied, s’empressa de dire Joseph, ne t’en fais pas.

- Il a été dans le coma durant trois jours.

- Il aurait pu en mourir.

- Mais il va bien maintenant. On s’est bien occupé de lui à l’hôpital.

- Ne me dites pas qu’il est retourné à l’hôpital? appréhendai-je.

- Oui… bien sûr que oui!, hésitèrent-ils avec étonnement. Tu sais ce qui s’est passé à l’hôpital?

- Bien sûr que je sais. C’est pour ça que nous nous sommes sauvés, répliquai-je en me levant de ma chaise.

- Comment pouvais-tu savoir que Dillon voulait tuer un infirmier avant qu’il ne le fasse? Tout ça s’est passé après ton arrestation.

- Je n’y comprends rien, répliquai-je. Dillon a tué l’infirmier?

- Il ne l’a pas tué, reprit Joseph, mais il l’a sérieusement blessé avec une lame que tu lui aurais donnée lorsque les policiers vous ont arrêtés. Elle était dans le sac que tu as remis à Dillon.

- Il a planté sa lame à plus de cinq reprises dans le corps de ce pauvre homme.

- « Ce pauvre homme »?! hurlai-je. Comment ça, « ce pauvre homme »? Le juge, les policiers, la direction de l’hôpital, personne ne vous a parlé de ma déposition? Personne ne vous a dit comment tout ça s’est passé?

- On nous a dit que tu avais blessé l’infirmier et que tu avais volé un cheval pour te sauver avec Dillon.

- Pourquoi voulais-tu te sauver de nous? compléta Henrietta.

- Je ne voulais pas me sauver de vous. Cet infirmier battait Dillon toutes les nuits. Il arrivait silencieusement dans le dortoir. Dillon ne le voyait pas venir. Il ne pouvait même pas le décrire. Mais il connaissait son odeur, son souffle, sa violence. Il menaçait de l’enterrer vivant s’il parlait.

Henrietta et Joseph fermèrent les yeux quelques instants, le temps d’assécher un puits de larmes. Ils se regardèrent comme s’ils devaient me montrer l’éléphant qu’ils cachaient sous la nappe de dentelle de leur table de chevet.

- Cette histoire, Molly, cette histoire, c’est Dillon qui l’a inventée, s’excusa Henrietta. L’infirmier est un homme de confiance de l’hôpital. Il travaille pour la congrégation depuis plus de 20 ans. Tous s’accordent pour dire qu’il est irréprochable.

- C’est faux!, hurlai-je.

- Dillon a avoué qu’il avait menti.

- Je ne peux pas le croire.

- Il voulait partir. Se sauver.

- Il faut te dire aussi, hésita Joseph. Après avoir frappé l’infirmier, Dillon a…

Joseph ne parvenait pas à dire ce que ses gestes tentaient d’exprimer sans que je puisse comprendre.

- C’est injuste, reprit Joseph en trouvant un peu de courage dans le regard d’Henrietta, Dillon… s’est ouvert les veines des bras.

- Ne t’en fais pas, ajouta Henrietta prestement. Ils l’ont découvert à temps. Il a été sauvé.

- Qu’ont-ils fait de lui?

- Il… il…, bégaya Henrietta.

- Il a été arrêté et condamné à sept ans d’emprisonnement, trancha Joseph comme s’il eut craché une enclume.

- Le juge a déclaré que compte tenu de son état, il serait envoyé dans une prison particulière, une nouvelle prison, une sorte d’asile pour les fous.

- Après tous ces événements, poursuivit Joseph, le docteur Gendron a déclaré que Dillon était perturbé, qu’il était atteint d’une maladie de l’âme et qu’il nécessitait des soins particuliers.

- Je crois qu’il voulait bien faire, s’empressa d’ajouter Henrietta.

- Où est-il? sanglotai-je.

- On ne sait pas, Molly, répéta Henrietta comme une prière. On ne sait pas. Même le docteur Gendron ne le sait pas. Mais ils ont dit qu’il serait bien traité. Qu’il recevrait de bons soins.

- Ils ont dit, ajouta Joseph, que nous n’étions pas de la famille et que nous n’avions pas à savoir.

- Nous leur avons dit qu’il avait une famille. Nous leur avons dit qu’il avait une sœur.

- Compte tenu de ta situation…, commença Joseph

- …ils ont dit qu’il était préférable pour lui…, poursuivit Henrietta.

Henrietta et Joseph continuèrent de parler un long moment. Je ne les entendais plus. Leurs voix résonnaient dans ma tête comme les cloches d’une église abandonnée par ses fidèles autant que par son Dieu.

BONUS