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Mille Vies

Épisode 13

Rue Brock

Les Irlandais et les autres immigrants, malades ou bien-portants, s’installaient dans les quartiers aménagés de Pointe-Saint-Charles. La terre y était fertile du sang venu d’ailleurs. Y poussaient hospices, asiles et hôpitaux dirigés par des enragés du courage, des religieuses équipées à l’arsenal de la bonne volonté, des saints inconnus expédiés au front de la souffrance. Autour de ces institutions se creusaient les premiers quartiers d’Irlandais. Les chantiers du canal de Lachine et du chemin de fer fournissaient du travail à ceux qui en avaient la force. Le chemin de fer ne faisait que débuter sa longue traversée de l’Amérique. Déjà il étirait ses rails comme autant de tentacules entre les villes. Bientôt, lorsqu’un chantier serait terminé, un autre commencerait à l’autre bout de la ligne.

Dillon se trouvait là, quelque part sur ce lopin de terre aux murs de peur. Je devais le retrouver. Nul doute que le navire sur lequel on l’avait embarqué avait vidé sa cargaison humaine dans les rues de ce quartier à l’haleine fétide. Il mourait ici autant d’Irlandais qu’à Grosse-Île et à Québec. L’atmosphère était lourde des vapeurs de la dysenterie, du typhus, de la rougeole et de la variole. Les rues se refermaient sur elles-mêmes et s’isolaient du reste de la ville.

Henrietta m’accompagna des dizaines de fois dans mes recherches. La marée humaine de malades et d’enfants avait déferlé avec violence sur les rives de Montréal. Plusieurs n’avaient pas eu le temps de laisser une trace, une marque, un nom, un visage, une voix. Nombre d’entre eux se retrouvaient dans les fosses communes. Corps inanimés sans nom et sans famille.

J’avais l’adresse de l’asile dans lequel le docteur Douglas avait fait transporter Dillon. « Rue Brock, coin sud-ouest. Un champ en friche derrière la maison, quatre marches, une porte et une poignée de bronze. Tu ne peux pas te tromper », m’avait soufflé Ellen sur le quai. Elle avait raison. Rue Brock, un champ en friche, quatre marches… mais il n’y avait plus de maison. Qu’un tas de cendres, de pierre et de bois brûlé. Le feu n’avait laissé que son odeur de charbon mouillé.Henrietta eut la présence d’esprit de frapper chez le premier voisin.


- Madame, dit-elle nerveusement à une ménagère au tablier froissé, est-ce qu’il y a eu des morts?

- Des morts!?, répondit-elle comme si Noé lui eut demandé s’il pleuvait en plein déluge.

- Pardon, reprit Henrietta en s’excusant, le feu qui a ravagé la maison Saint-Martyr a-t-il fait des morts?

- Oh non, tous étaient à l’extérieur, installés à l’arrière. Il n’y avait qu’une petite religieuse à l’intérieur. Elle s’en est sortie, mais elle n’a pu sauver que quelques documents et un peu d’argent, c’est tout.

Henrietta me serra l’épaule. Dillon était vivant.

- Madame, osai-je demander d’une voix pâle, l’un d’entre eux, âgé de 9 ans, était-il roux et frisé?

- Pauvre enfant, répondit-elle, ils étaient tous roux.

- Vous savez où ils ont été relogés?, enchaîna Henrietta avec espoir.

- Non, je ne sais pas, je ne peux pas vous aider. Vous devriez aller cogner à la porte de l’institut des Frères du Saint-Sacrement. Eux sauraient sûrement.

Ils ne savaient pas.

Débuta alors une longue poursuite à travers les maisons, les instituts, les organismes de charité, les hôpitaux et les hospices. Il me semblait qu’une organisation de secours pour les plus mal pris de la terre naissait tous les jours. Chaque place disponible, chaque lit trouvaient son dormeur, son malade ou son mourant. Même les familles accueillaient les plus démunis. Il y avait urgence et chacun répondait de son mieux pour calmer peines et souffrances.


Une année passa. Puis un jour, alors que je désespérais de ne plus jamais revoir mon frère, il m’apparut au détour d’une rue. Il était là parmi d’autres, installé sur une berçante au milieu de berçantes. Le bois de la galerie craquait sous l’infernal mouvement de va-et-vient. Une couverture trouée abritait Dillon désespérément.

Cent fois, j’avais imaginé ce moment de retrouvailles. Jamais je n’aurais cru que cet instant puisse se passer tel qu’il se passait : alors que je m’étais vue courir vers lui sans retenue, je me retrouvais soudain figée sur place. Je n’osais pas croire que ce jour était enfin arrivé. Chaque saison de cette année de recherche m’avait apporté autant d’espoirs que de déceptions. Des larmes silencieuses coulaient sur mes joues. J’entendais la voix de mon père me demander de promettre de m’occuper de mes frères. J’en avais retrouvé un. Le fantôme de la lune brillait dans le ciel bleu.

Je m’approchai de Dillon aussi lentement qu’on puisse le faire. J’avais peur qu’il ne disparaisse. Son regard fixait l’infranchissable horizon. Il n’y voyait rien. J’avais gardé l’espoir de le retrouver tel que je l’avais connu. Malgré mes infatigables prières, il était aveugle. Je m’agenouillai devant lui et déposai mes mains sur ses genoux. La chaise s’arrêta.

- Molly, dit-il tout simplement.

Ses yeux hagards cherchaient à me voir à travers sa nuit.

- Je savais que tu me retrouverais, poursuivit-il.

Et il tomba au fond de mes bras comme les pierres que nous lancions du haut des ravins. Je ne sais pas combien de temps se mêlèrent nos larmes, mais lorsque je refis surface, une vive discussion animait la dame patronnesse de la maison et Henrietta.

- Ce n’est pas humain de garder des enfants dans pareilles conditions!, s’exclamait Henrietta. Votre hospice pue la moisissure et la vermine.

- Ce sont des aveugles, Madame, des aveugles et des fous, répondit la dame insultée. Je passe ma vie à les nourrir, à les laver et à ramasser tous les dégâts qu’ils me font.

- Ce petit ne restera pas entre vos mains très longtemps, reprit Henrietta en pointant Dillon du doigt, je vous le promets.

- Dillon?, répondit-elle sarcastiquement. Vous voulez partir avec ce petit monstre, ce damné de Dieu? Et bien, faites, Madame! J’en serais bien débarrassée. Mais je vous préviens, si vous le prenez avec vous, je ne veux plus le revoir.

- Il ne s’en portera que mieux, répliqua Henrietta.

- C’est ce que vous croyez!, lança la dame avec un air de défi.

- Je le prendrai chez moi, répondit Henrietta.

- Oh ça, j’en doute fort.

- Et pourquoi donc?, jeta Henrietta dans l’arène.

- Parce que ce petit a le grand mal, Madame. Il est épileptique. Vous savez ce que c’est que l’épilepsie? C’est la damnation de Dieu. Ce petit a dû commettre une terrible faute pour qu’Il le punisse de la sorte. Non seulement il est aveugle, mais il est aussi épileptique et fou. Vous le voulez? Vous croyez que vous pouvez faire mieux que moi? Prenez-le!

Elle avait raison, Dillon était très malade. Tous les malheurs semblaient se jeter sur lui. Je connaissais ce mal. En Irlande, mon oncle Ambros avait attaché à son poignet un bout de bois qu’il fallait lui mettre en travers de la bouche lorsqu’il était en crise.

Quelques jours plus tard, Dillon était transféré à l’Hôpital général de Montréal. Un médecin, le docteur Gendron, s’intéressait particulièrement à cette maladie étrange aux multiples visages. De nouveaux traitements se révélaient prometteurs. De nombreux travaux étaient en cours partout à travers le monde. Pour le commun des mortels cependant, l’épilepsie était un terme savant pour camoufler une œuvre de Satan.


Dans la plupart des cas, les malades s’écroulaient soudainement et étaient pris de convulsions désordonnées. La scène impressionnait tellement ceux qui en étaient témoins qu’elle devenait sujette à légendes. Comme la médecine ne donnait pas de réponse satisfaisante, la peur et l’incompréhension se tournaient vers le curé du quartier, le pépé du village, vers Dieu, le diable et leurs superstitions.

Une lettre de Londres

Un jour, un pli s’arrêta au bureau de la poste. Il m’était adressé. Le timbre était à l’effigie de la reine Victoria. Le courrier avait traversé la mer entre Londres et Montréal. C’était la réponse de James l’illustrateur. Je n’osais en couper la ficelle et déplier le papier. Après plusieurs minutes d’hésitation, je l’ouvris. À l’intérieur, James avait inséré un portrait de Will et une lettre écrite à l’encre noire.

Mademoiselle Molly,

Je suis heureux de vous savoir en vie. Votre lettre m’a fait chaud au cœur. Les dernières années ont été particulièrement difficiles pour le peuple d’Irlande. Savoir que l’une d’entre nous a réussi le périple vers l’Amérique est une source d’espoir. Il s’agit certainement d’un triste réconfort, mais vous devez croire en votre chance d’être encore de ce monde.

Après votre départ, votre frère William a été de mal en pis. Je l’ai conduit à mon hôtel. J’y ai aménagé une petite infirmerie et je me suis occupé de lui durant trois jours et trois nuits. Lorsqu’il le pouvait, le docteur Donavan passait me prêter main-forte et m’indiquer les meilleurs traitements.

Il y a avait tant de morts. Les malades affluaient de partout. Le docteur Donavan ne pouvait plus s’occuper de nous. Votre frère perdit connaissance au cours d’une nuit et il ne se réveilla plus. Je fus contraint de le conduire à l’asile de Skibbereen. Je n’avais plus le choix. Faute d’y trouver les soins requis dans sa condition, j’espérais y retrouver votre père et votre mère.

Mes démarches ont été vaines. Vos parents n’étaient pas à l’asile. Je laissai William au soin des infirmiers et je parcourus les quelques milles que vous aviez vous-même parcourus. J’avais dessiné son portrait dans l’espoir qu’il fut reconnu par votre père et votre mère. Je le montrais à tous ceux que je croisais. Je ne les ai pas trouvés. J’en suis désolé.

À mon retour à l’asile, votre frère était alité. Il se battait contre de terribles convulsions. J’ai passé la nuit à attendre. Il se calma et sa fièvre tomba. Le lendemain matin, je pris la route vers Londres. Je n’avais plus un sou en poche. Je devais y retourner.


Deux semaines plus tard, je suis revenu à Skibbereen. Ni votre frère, ni votre famille n’y étaient. L’état de la situation était catastrophique. Je n’ai retrouvé aucune trace de la présence de William à l’asile. Vous me voyez contraint de vous dire que j’ignore ce qu’il est advenu de lui. J’ai cherché autant que faire se peut. Peine perdue.

Je ne veux pas ajouter la peine à votre tourment et soyez assurée que je me joins à vous pour partager votre malheur. Sachez cependant qu’à mon humble avis, vous devez ranger l’espoir de les retrouver en vie et vous accrocher résolument à l’avenir qui se dresse devant vous. Mes propos vous paraîtront sans doute impitoyables. Je crois qu’il est préférable pour vous de croire que votre famille a quitté la vie pour un monde meilleur. Dieu les aura rappelés à lui. La situation était si terrible. Mieux vaut transformer votre espoir de les retrouver en espoir de vous construire une vie remplie de nouveaux bonheurs.

Soyez forte et honorez la mort de vos proches en devenant la femme qu’ils auraient été fiers de connaître. Je crois sincèrement que c’est ce qu’ils vous diraient, je crois sincèrement que c’est ce qu’ils vous disent à travers mes mots.

Construisez votre bonheur, Mademoiselle Molly, laissez le passé au passé et l’Irlande à l’Irlande. Désormais, vous êtes l’Amérique. Vous êtes l’avenir.

James
Londres, 26 mars 1849

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