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Mille Vies

Épisode 42

Au sud du Nord

Les villes, les villages et les carrefours s’échauffaient du mouvement des soldats plus nerveux qu’un troupeau de chauves-souris dans un essaim de moustiques. Malgré la nuit, ils nous cherchaient avec rage. Les routes se fermaient devant nous et les frontières se recroquevillaient sur elles-mêmes. Il nous fallut faire mille et un détours pour éviter cowboys et policiers lancés à notre poursuite. Le Sud était en ébullition et nous étions les morceaux de lard à faire bouillir dans la marmite.

Chaque obstacle nous poussait un peu plus profondément sur les routes les moins fréquentées. Après quelques heures de chevauchée, sans carte, sans boussole et sans l’étoile du Nord caché sous un couvert de nuages, nous ne savions plus à quel nord vouer notre sauvegarde.

Le soleil commençait à peine à percer la nuit lorsque nous aperçûmes une cabane de pêcheur sur le bord d’une rivière perdue au milieu de nulle part. Elle était délabrée et semblait abandonnée. Après en avoir fait le tour, nous décidâmes de nous y arrêter et d’y laisser passer les heures du jour.

Des attirails de pêche, des fils et des hameçons encombraient les murs. Un raton-laveur y avait élu domicile. Il nous céda sa place en s’enfuyant par une fenêtre sans carreaux. De nos couvertures nous nous fîmes un coin douillet juste à nous. Jaze tomba dans mes bras. Ces mois d’absence, de douleurs et de peine avaient presque fait de nous des étrangers. Nous nous redécouvrions doucement. Il fallait se réapprendre, se réapprivoiser. Ses baisers étaient doux et les miens langoureux.


- Je sais que ce moment est précieux pour nous et je ne voudrais pas que tu m’en veuilles, dis-je à Jaze.

- Que se passe-t-il?

- C’est que depuis ton retour, il y a une odeur d’ordures qui nous suit. Je ne sais pas d’où elle vient, ironisai-je, mais comme je connais ton grand sens de la propreté, je ne voudrais pas que tu sois inconfortable…

- Pardonne-moi, Molly. Tu as raison, je suis dégoûtant.

Et il éclata de ce grand rire qui était le sien. C’est ce que je voulais entendre. Un frisson parcourut mon corps. Il était là. Je le retrouvais enfin.

Jaze s’empara d’un vieux pantalon accroché à un clou de la porte et d’un morceau de savon séché laissé dans une bassine. Puis, il se précipita jusqu’à la rivière en lançant sur les pierres de la rive ses vêtements imbibés de l’écume des déchets qui lui avaient sauvé la vie. Il était aussi beau que dans mes souvenirs.

Je le suivis. L’eau était froide, la peau tirait sur ma plaie, mais notre passion n’en virevoltait pas moins de vertiges. Jaze me prit dans ses bras et mon corps enveloppa le sien. Je désirais ce moment depuis si longtemps. L’amour nous étreignit d’une telle intensité que le monde disparut sous nos caresses. Nous ne savions plus dans quel baiser nous pouvions déposer tout ce désir. L’amour remplissait mon cœur tout autant que mon corps. J’avais eu raison de vouloir donner ma vie pour cet homme que j’aimais.

La pluie nous rappela sur Terre. Nous courûmes jusqu’à notre abri aux murs de planches et au toit de tôle. Nos rires nous accompagnèrent. Nous nous roulâmes dans nos couvertures, transis. Le seul moyen de nous réchauffer était de nous blottir l’un contre l’autre. Le froid de tous les hivers n’aurait jamais eu raison de la chaleur de ce moment d’éternité. Nous fîmes l’amour comme si c’était la première et la dernière fois. Il y a des matins merveilleux.

Un nuage traversa le ciel de midi. Le vent tomba. La rivière chanta et fit rouler quelques cailloux sur les berges.

- Ils sont morts, maintenant. À l’heure qu’il est, ils sont morts, jeta Jaze entre la culpabilité et la joie d’être vivant. Ils se balancent au bout d’une corde, reprit-il. John Brown est mort et l’Amérique ne sera plus jamais la même.


Jaze déposa sa tête sur ma poitrine et pleura. Je passai ma main dans ses cheveux. Puis, sa tête devint lourde et ses doigts agrippèrent des objets imaginaires. Tout nerveux qu’il était, il parvint à s’endormir. J’en fis autant. Nous avions besoin de nous reposer de la vie.

En fin d’après-midi, je fus réveillée par un grand cri. Jaze se tenait debout, nu et tremblant de peur. Un cauchemar l’avait précipité dans la réalité et m’avait entraîné avec lui. Je tentai de le calmer.

- Ce n’est qu’un rêve, Jaze. Calme-toi. Viens.

- J’aimerais bien que ce ne soit qu’un rêve, Molly, mais ce sont des images que je traîne dans ma tête. Je refais ce même cauchemar depuis l’attaque de Harpers Ferry.

Il devint silencieux, puis il ajouta :

- C’est Willy. Lorsqu’il n’y a plus eu d’espoir, certains d’entre nous ont tenté de s’enfuir. Nous étions encerclés. Ils nous tuaient les uns après les autres. C’était foutu, mais Brown ne voulait pas s’avouer vaincu. Deux de ses fils se vidaient de leur sang et il se battait encore. Autour de nous, dans les rues, tous savaient que nous n’avions plus aucune chance. Les citadins se sont amenés armes à la main pour assister au dernier acte du spectacle. Un musicien jouait du violon. Des chevaux sans cavalier traversaient les rues. Il régnait un air de sang, de joie et de folie. La seule voie qui semblait encore possible pour s’échapper était de se lancer à corps perdu dans la rivière. Willy s’y est lancé. L’eau n’avait pas encore atteint ses genoux lorsqu’une balle lui perfora la cuisse. Il se releva et une autre balle lui arracha une oreille. Il se retourna les bras en l’air. Plusieurs coups de feu retentirent et le sang jaillit de sa poitrine, de son ventre, de son épaule et de sa gorge. Il tomba à la renverse et son corps flotta quelques instants au bord de la rive. Tous les citadins pointèrent leur arme et le prirent pour cible. Ils riaient. Ils jouaient. Ça ressemblait à une fête foraine et Willy était la nouvelle attraction. Une véritable boucherie. La rivière était rouge de sang. Je n’ai jamais eu aussi peur des hommes.

Il n’y avait rien à dire. Parfois, l’humanité disparaît de la terre. Après un moment, Jaze se leva, s’habilla, empoigna une canne à pêche et m’en tendit une autre.

- Une truite d’eau douce, ça te dit?

Nous lançâmes nos lignes dans la rivière. Le poisson y était abondant et la rivière généreuse. En peu de temps, quatre poissons s’accrochèrent à nos hameçons pourtant peu dodus.


- Qu’est-ce que nous allons faire maintenant? dit Jaze en déposant un baiser dans mon cou.

- Manger!, répondis-je en souriant. Le soleil se couche, le temps est clair. Maintenant que nous savons où est le nord, mangeons, puis suivons notre étoile.

- Tu crois que nous nous sommes éloignés de la frontière?

- Je crois que nous avons tourné en rond.

- L’important, c’est d’être en vie et d’être ensemble.

- Les chevaux sont reposés et prêts à partir. Mangeons et allons prendre le train clandestin à Gettysburg.

À peine deux bouchées de chair tendre avaient assouvi notre faim lorsque des bruits de sabots nous firent sursauter. Une troupe de cavaliers s’approchait de notre campement. Nous eûmes tout juste le temps de courir vers la cabane du pêcheur et de sauter à cheval avant d’entrevoir les soldats au bout de la route menant à la rivière.

Attirés par la fumée de notre bivouac, ils s’arrêtèrent quelques instants et examinèrent les lieux. Nous tentions de nous éloigner discrètement lorsque l’un d’eux nous pointa du doigt. La lune ne nous permit pas de disparaître dans la noirceur de la nuit.

Nos chevaux crachèrent la terre de sous leurs sabots. Nous courions vers le nord à toute allure. Heureusement, nous n’avions pas tourné en rond. Jaze reconnut la route qu’il avait déjà empruntée avec Brown. La cabane du pêcheur et la rivière n’étaient qu’à quelques lieux de notre destination. À Gettysburg, en pays quaker, nous aurions peu de difficultés à trouver des refuges sûrs et des amis sincères et dévoués. En attendant, nous devions trouver le moyen d’y parvenir sans nous faire percer la peau.


Les soldats nous prirent en chasse, mais nous avions une longueur d’avance. Leurs chevaux avaient couru toute la journée et ils étaient épuisés. Les hommes qui les montaient devaient l’être tout autant. Hors de portée, vu la distance qui nous séparait, un soldat tira un coup de feu dont l’utilité ne servit qu’à nous démontrer leur intention belliqueuse.

Nos chevaux dévoraient la route. Les soldats ne réussissaient pas à nous rattraper, mais ils ne lâchaient pas prise. La route pénétra dans une forêt dense. Au-delà s’étendaient les premiers champs des prairies de Pennsylvanie et, quelques lieux plus loin, les faubourgs de Gettysburg.

Soudain, au détour de la route, nous constatâmes avec effroi qu’un barrage avait été érigé et nous bloquait le passage. Quatre torches illuminèrent le piège qui nous était tendu. Cachés derrière des troncs d’arbre, une dizaine de soldats braquaient sabres, revolvers, fusils et baïonnettes vers nous. Nos poursuivants ralentirent, convaincus que ce guet-apens nous tenait en souricière.

- Rendez-vous!, cria un officier. Vous ne pouvez pas nous échapper.

Nos chevaux s’arrêtèrent, piaffant de nous sentir si nerveux.

- Ils nous veulent vivants, dit Jaze. Sinon, nous serions déjà morts.

- S’ils nous capturent, nous ne serons pas mieux que morts.

- Suis-moi, Molly. Si je crie « oui », nous contournons la barricade ou nous sautons par-dessus. Si je crie « non », nous retournons sur nos pas.

Tous les muscles de nos chevaux se tendirent dans un fol élan dirigé vers la palissade. Un coup de feu retentit. Un seul. Face à face, les militaires ne pouvaient tirer sur nous sans risquer d’atteindre leur compatriote. Ils avaient sans doute l’ordre de nous ramener vivants, mais certes pas celui de nous laisser nous échapper. Jaze pointa son revolver et tira un coup de feu. Les soldats se penchèrent et se mirent à couvert derrière le mur de bois. Nous ne pouvions le contourner sans nous empêtrer dans la vase et les arbustes épineux de la forêt. Nous devions sauter, mais plus nous nous approchions, plus l’obstacle nous semblait infranchissable. Les chevaux galopaient, mais nous les sentions aussi craintifs que nous.

- « Non », hurla Jaze quelques secondes avant de sauter.

Nos montures firent volte-face et d’un seul mouvement se dirigèrent vers la troupe d’hommes à cheval en reprenant rapidement la vitesse qu’ils avaient perdue. Surpris de nous voir foncer vers eux, tous se regardèrent en se demandant quel était l’ordre qu’il fallait suivre. Leur indécision fit notre chance. Traversant leurs rangs désordonnés, nos chevaux fendirent l’air du passage qui s’ouvrait devant nous. Cette fois cependant, les canons des revolvers s’échauffèrent. De toute évidence, on ne voulait plus nous prendre vivants.

- À gauche!, hurla Jaze après quelques milles de course folle.

Nos chevaux bifurquèrent dans un sentier découpant soudainement la forêt et s’arrêtèrent derrière un rocher. Dans le noir de la nuit, les soldats poursuivirent leur course. Nous les avions semés, mais ils auraient tôt fait de se rendre compte de notre duperie.

- Que fait-on? chuchota Jaze.

- Toutes les routes vers le nord doivent être surveillées.

- Nous pourrions peut-être nous cacher et attendre que les choses se calment.

- Il n’y aura plus de calme. La mort de Brown va faire éclater l’Union entre les États du Sud et ceux du Nord.

- Tu as raison, la guerre va éclater.

- Ils vont nous chercher dans chaque recoin, affirmai-je, sur toutes les routes, dans toutes les villes et les villages entre Charles Town et les frontières des États du Nord. Tous les shérifs, les chasseurs de prime et les policiers doivent déjà avoir reçu nos signalements. Ils nous cherchent au nord, courons vers le sud!

- Allons-y, approuva Jaze en m’embrassant. Nous trouverons bien.

Quatre jours de chevauchée nous menèrent aux portes de Portsmouth, une ville côtière au sud de la Virginie. Nous l’avions atteinte sans difficulté. Le regard inquisiteur des autorités s’acharnait sur les voyageurs en route vers le Nord. Les portes du Sud demeuraient ouvertes, mais elles ne menaient nulle part. Tout au long du chemin, nous n’avions pas trouvé le moyen de revenir sur nos pas. S’arrêter nous condamnait et continuer ne faisait qu’amenuiser nos chances de trouver du secours.

- Il y a un bateau dans le port qui appareille dans une heure, déclara Jaze.

- Il s’en va où?

- Boston.


- Boston! Tu imagines? Nous serions sauvés. Il faut trouver un moyen d’y monter, dis-je songeuse.

- J’ai pensé que tu serais heureuse que j’achète deux billets, s’amusa Jaze.

- Comment?! fis-je, abasourdie. Tu as acheté deux billets?

- J’espère que vous n’avez pas oublié d’emporter vos plus belles robes de croisière, madame Galloway. Nous partons dans une heure.

BONUS