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Mille Vies

Épisode 38

Sur la route

La neige se fit verglas cinglant sur mes paupières. Le foulard sur ma bouche se couvrait de frimas. Dixie galopait sur le sentier bordant le chemin de fer marquant la route de ses sabots. Le souffle de ses naseaux embuait l’air comme la vapeur d’un train. Nous filions à toute allure. Le givre couvrait mes genoux et mes cuisses. Je sentais la piqûre du froid traverser mes vêtements. Nous étions le 19 octobre. Il faisait trop froid pour ce temps de l’année. Selon les informations de Douglass, l’attaque avait eu lieu dans la nuit du 16 au 17. Je me persuadais que Jaze, Brown et ses soldats étaient vivants et prisonniers depuis deux jours. Dans quel état étaient-ils? Je n’osais pas y penser. Je m’accrochais à l’idée que la mort ne les avait pas fauchés, que Jaze était vivant. Aucune autre pensée ne devait ralentir mon élan.

Ce premier jour de chevauchée s’arrêta à Hillsboro. Dixie et moi étions fourbus de tout ce chemin parcouru. Un hôtelier nous accueillit volontiers. Ses chambres étaient vides. Les voyageurs et l’argent se faisaient rares. Dixie mangea une pleine ration de foin et d’avoine à l’étable. Je payai pour un bain chaud : le froid s’incrustait en moi jusqu’à la moelle. J’étendis mes vêtements à chacun des clous débordant les poutres de ma chambre. Ils sècheraient durant la nuit. Puis je me préparai une infusion du mélange d’herbes que m’avait préparée Anavita. « C’est pour te protéger des maux du froid et des mauvais esprits », avait-elle dit. Je soufflai les chandelles. La nuit était blanche. Mes vêtements faisaient des ombres comme autant de fantômes accrochés au plafond. Je m’endormis.


Lorsque le jour se leva, Dixie et moi étions déjà en route. Le soleil semblait vouloir prendre la relève et imposer un peu de chaleur à cette journée d’automne. Les arbres mélangeaient leurs couleurs. Les vallées et les vallons, les champs et les forêts ne nous voyaient pas passer. Les travailleurs étaient à leur champ, les animaux à leur troupeau. Midi sonna à la cloche d’une église. Le vent souffla les derniers nuages. Le ciel était d’un bleu limpide. Je ne songeais plus à rien. Dixie et moi ne formions qu’un seul corps tendu vers la route. Nos deux esprits n’avaient qu’une raison de vivre : filer à toute allure, traverser le temps, rétrécir l’espace. Je sentais ses muscles s’étirer, se tendre et se détendre. Nos cœurs battaient entre le rythme de ses sabots frappant le sol et ce moment superbe de silence et de voltige. Une musique en jaillissait. Je ne l’écoutais pas, j’en faisais partie. Nous en étions les instruments.

Atteindre la ville de Parkersburg était illusoire. Je dus me résoudre à monter un campement en cours de route. Nous étions exténués. La nuit était sans lune ni étoiles. Il faisait un noir d’encre. Je craignais que la pluie nous surprenne et transperce mes vêtements que j’avais réussi à garder au sec. La plaine avait fait place à la forêt. Les premiers sommets annonçaient les Appalaches. Je trouvai les branches nécessaires pour assembler la charpente de mon abri. J’y installai la toile cirée en guise de toit et de jeunes branches sèches comme couche. Je m’enveloppai dans la couverture. À la porte, je fis un feu. La lumière éclairait le museau de Dixie. Sa selle me servirait de mauvais oreiller, mais je pourrais ainsi m’endormir sans crainte, entourée de nos vivres, sacoches et armes. Les flammes craquaient le bois sec. Un cercle de lumière vacillait et éclairait la nuit. Je m’étais installée dans un débordement de rochers coupant le vent. Le clapotis d’une rivière chantait sans faillir. Nous nous y étions abreuvés et j’avais rempli ma gourde.

Un rayon de soleil transperça la brume du matin suivant et m’éveilla. Dixie accueillit mon réveil d’un hennissement. Nous étions le vendredi 21. Je m’accrochais aux chiffres, aux jours et aux dates.

Calculer le temps, les jours et les heures me rassurait et m’habitait. Il fallait faire vite. Encore plus vite. J’allai me débarbouiller de la nuit à la rivière. L’eau y était fraîche. Dixie y trouva des herbes qui firent son bonheur du matin. J’avalai un bout de pain. Jarrel avait mis un pot de confiture dans mon paquetage. Je bénis la bonté de cet homme et me rassasiai de ce plaisir sucré.

Je retrouvai le soleil sur la route, et la chaleur se mit de la partie. L’été semblait revenu. Je m’épluchai de quelques pelures de vêtements. J’en étais fort heureuse. Sous les rayons chauds, le sol durcissait et la route se faisait rapide. Dixie ne s’embourbait plus les sabots dans la boue. Il pouvait tailler le vent. Nous arrivâmes à Parkersburg. En Virginie, les amis étaient moins nombreux que les dangers. J’y pris une pension pour Dixie et pour moi. Nous avions besoin de repos. La route était plus longue que je ne l’avais prévu.

Le lendemain, nous nous arrêtâmes à Clarksburg. Je dormis dans une étable avec Dixie, car je devais économiser l’argent qu’il me restait. Je désirais en conserver suffisamment pour pouvoir soudoyer un gardien, un shérif ou un soldat. L’armée avait été appelée en renfort lors de la bataille à Harpers Ferry. Comment allais-je parvenir à faire libérer Jaze? Certaines rumeurs annonçaient la capture de Brown et de quelques-uns de ses acolytes. D’autres prétendaient qu’ils avaient tous été tués par balle ou à coups de sabre, et certains, disait-on, avaient été pendus et noyés. Les informations n’étaient pas claires. Le bruit courait que deux d’entre eux étaient parvenus à s’échapper d’un véritable carnage.

L’évasion semblait probable puisque ce jour-là et les jours qui suivirent, je croisai plusieurs fois de petits détachements de l’armée. Jaze était-il leur proie? Trois fois, ils m’interpellèrent. Le faux laissez-passer de Douglass fut d’un grand secours. J’y ajoutai que je travaillais pour la poste de la ville de Baltimore et que j’y livrais de précieux documents, d’où mon empressement. En discutant avec eux, il me sembla comprendre qu’ils recherchaient deux Blancs. Mais je n’en étais pas certaine. Eux-mêmes semblaient avoir reçu des ordres contradictoires.

Dimanche. Je m’engageai sur la route vers Cumberland. C’est sur cette route que je devais rencontrer une troupe de mercenaires et leur chef. Aussi forbans qu’ils pouvaient l’être, je les espérais avec impatience. À ce moment, les savoir à mes côtés m’aurait rassurée. Ne serait-ce que pour avoir un peu de compagnie… Depuis le matin, je n’avais croisé personne. Je sentais s’épaissir la distance avec les miens. La route dessinait des serpentins à travers les montagnes et je n’en voyais pas la fin. Les villes et les villages s’éloignaient les uns des autres et faisaient place à des pics et des falaises, des rivières sauvages et des déserts de forêts et de rochers.

À la mi-journée, je m’arrêtai à une auberge pour me réchauffer et manger un repas chaud. Mon sac de vivres se vidait rapidement. Il me faudrait bientôt me ravitailler. L’auberge abritait plusieurs mineurs de passage. Ils retournaient au travail après un congé passé dans leur famille. Attablés, une bière à la main, ils se racontaient les nouvelles aventures qu’ils avaient emmagasinées. Les paroles de l’un s’enchevêtraient dans celles de l’autre, formant une joute oratoire désordonnée. Dans quelques jours et pour les prochaines semaines, ils retourneraient au cœur de la terre. Avant que le charbon ne les quitte à nouveau et que la mine ne les recrache à la lumière, ils useraient leurs souvenirs jusqu’à la corde. Dans trois mois, au prochain congé, ils en tisseraient de nouveaux.

Le ciel se couvrait. Le froid reprenait du terrain. J’enfonçai mon chapeau, remontai le col de mon manteau et relevai mon foulard jusqu’au menton. Une goutte de pluie dessina un rond sur mon pantalon. Trois cavaliers arrivèrent derrière moi. Trois soldats. Je les saluai précipitamment et ne leur laissai pas le temps de m’interpeler.

- Ya Dixie. Ya.

Les nuages montaient vers le nord. Au milieu de nulle part, entre une montagne et la prochaine, je trouvai le vieux cimetière dont m’avait parlé Douglass. Les croix de bois et les pierres tombales se penchaient jusqu’au chemin des vivants. Une clôture disloquée tentait de délimiter le territoire béni. Un chêne dominait cet ancien enclos de la mort. Ses racines avaient bousculé les plus anciennes sépultures. Des herbes folles couvraient les amas de terre remuée. Depuis longtemps, personne ne venait se rapporter à la mémoire de ces vies passées. Les noms disparaissaient dans l’usure du temps. Le cimetière s’étirait jusque derrière une colline. Tout au bout, un ruisseau chantait. Il puisait ses premières eaux à une source enfouie dans un amas de pierres. Une petite croix y avait été érigée. Amputée d’un de ses bras, elle marquait toujours l’endroit. J’y remplis ma gourde et Dixie s’abreuva de cette eau fraîche et douce.

À tout moment, je levais les yeux dans l’espoir de voir apparaître Phil et ses sbires. Je les attendais depuis un bon moment. Ils allaient arriver. Ils devaient arriver.

Le temps passa. Le soleil brisa ses derniers rayons sur les plus hautes branches du chêne. À ses pieds, j’installai mon abri. Adossée sur la pierre brisée d’une tombe, je fis un feu de quelques branches sèches dans lequel je brûlai des feuilles mortes et humides pour y élever un panache de fumée. S’ils me cherchaient, ils allaient me trouver. Il commença à neiger doucement. Le vent était tombé. Je n’avais pas froid. La nuit était d’une exaspérante beauté. Attirée par l’odeur de mes pommes et le fumet de ma soupe, la silhouette d’un cerf se dessina entre le tronc des arbres. Puis, j’entendis le craquement de quelques branches. Un renard s’approcha. Le lustre de sa fourrure brillait dans le chatoiement des flammes. Dixie cogna la terre d’un coup de sabot et la bête disparut. Le givre couvrait la terre de blanc et illuminait la forêt d’une lumière toute particulière, à la fois douce et froide comme la mort.

Je me levai et fis quelques pas entre les tombes du cimetière. Et s’ils ne venaient pas? Je n’étais plus qu’à quelques heures de route de Harpers Ferry. Si je devais y aller seule, quel serait mon plan? D’abord, trouver l’épouse de Brown et me ravitailler. Si Jaze et moi devions nous sauver, nous aurions besoin de nourriture et d’un deuxième cheval. Et puis, peut-être avait-elle un plan, peut-être que les partisans de Brown s’apprêtaient à attaquer de nouveau.

Je marchai jusqu’à la rivière. L’eau se frayait un chemin entre les pierres chapeautées de frimas et cerclées par une fine couche de glace. Un bout de lune perça les nuages. L’attente me pesait. Je songeai à mon père et à ma famille, à mes amis, à mes élèves et à Jaze. J’aurais voulu les serrer tout contre moi. Je me serais laissé bercer dans leurs bras. Mon corps conservait en mémoire la douceur des caresses de ma mère dans mes cheveux. Elle me manquait terriblement. Je fis de mes mains un porte-voix et je hurlai à la lune. Du haut d’une montagne, un loup répondit à mon appel. Je me sentis moins seule. Je n’avais pas peur des loups. Je faisais partie de cette meute de sauvages.


Je me résolus à passer la nuit dans l’étreinte glacée de ce cimetière. Je me fis un abri en montant la toile cirée entre deux pierres tombales. Demain, je traverserais le Potomac pour arriver à Harpers Ferry. Je devais me reposer, dormir, prendre des forces. J’en aurais besoin. J’arrivais au but de ma course. Commençait le vrai combat.

Je m’enveloppai dans ma couverture et lus quelques passages du livre de Douglass. Ils me rassurèrent. Oui, il y a des luttes qui valent la peine de donner sa vie. Les mots de Douglass m’accompagnèrent une partie de la nuit. Je ne pouvais me délivrer de leur intensité. L’histoire de sa vie était à la fois celle d’un homme en quête d’humanité et celle d’une humanité en quête de justice. À travers les souffrances de Douglass, je compris dans ma peau et dans mes tripes pourquoi Harriet tenait mordicus à ce que je fasse la classe. Apprendre à lire et à écrire était l’arme essentielle pour gagner des batailles et profiter de leurs fruits. Plus efficace que d’apprendre à tirer du revolver ou à jouer de la baïonnette, lire et écrire donnait une voix aux muets, un entendement aux sourds, un regard aux aveugles.

Douglass écrivait :

« Aussitôt, il interdit à sa femme de m’apprendre à lire, lui expliquant entre autres que ce serait non seulement illégal, mais aussi dangereux. C’est que, précisa-t-il, l’esclave ne doit rien connaître d’autre que la volonté de son maître et comment lui obéir. Si tu apprends à lire à ce Nègre, continua-t-il en parlant de moi, rien ne pourra plus le retenir. Plus jamais il ne pourra être un bon esclave. On ne pourrait plus le contrôler et il ne serait plus d’aucune valeur. Quant à lui, l’éducation ne lui ferait aucun bien et ne pourrait lui apporter que beaucoup de souffrance : elle le rendrait malheureux et inconsolable. »

Les esclavagistes avaient bien compris que cet apprentissage conduisait à une part plus grande de danger et de perdition. La justification de leur refus de permettre à leurs esclaves d’apprendre à lire et à écrire, leur église l’avait trouvée dans la Bible. Pour les êtres jugés inférieurs, l’ignorance était un bienfait pour l’individu et la société. Elle départageait le maître de l’esclave et les confortait dans leur position. Adam et Ève n’avaient-ils pas été dupés par le diable en acceptant de lui la pomme de l’arbre de la connaissance? Dieu, tout comme les esclavagistes et les maîtres, ne s’était-il pas réservé le droit de connaître et de savoir? Apprendre à manier les mots permettait de donner un sens aux paroles, aux dogmes, aux lois, aux croyances, de les interpréter et d’ébranler les certitudes.

« J’affirme sans hésitation que la religion, dans le Sud, n’est qu’une couverture pour masquer les plus horribles crimes, une manière de justifier la plus épouvantable barbarie, une façon de sanctifier les messages les plus haineux et, enfin, un sombre abri derrière lequel les actes les plus noirs, les plus immondes et les plus ignobles des propriétaires d’esclaves trouvent leur protection la plus sûre. »


Je m’endormis dans la justesse de mes convictions et la peur du lendemain.

Quelques heures plus tard, je m’éveillai en entendant le déclic du chien d’un revolver pointé sur ma tête. Des chevaux hennirent. Les silhouettes des montagnes se dessinaient dans l’aube. Trois hommes en uniforme m’entouraient. Je les reconnus. Il s’agissait des soldats de l’armée croisés à l’auberge. Ils revenaient bredouilles de leur chasse à l’homme. Ils avaient trouvé et suivi mes traces.

- C’est le livre d’un sale esclave que tu as là, me dit l’un d’eux en pointant le livre de Douglass. Nous aimerions bien le trouver, celui-là. Tu le connais?

Quand il tira le livre vers lui, l’argent et le mot de Douglass tombèrent sur le sol. Il empoigna l’argent et, d’un seul geste, il le fit disparaitre dans une poche de son parka. Puis, il s’attarda à déchiffrer le papier plié.

- Mais oui, tu le connais. Voici justement un mot signé de sa part, dit-il en se relevant vers ses comparses. Hé les gars, j’ai trouvé un mot signé par Douglass et adressé à Phil le mordu. Tu sais, me dit-il en repointant son revolver sous mon nez, nous recherchons tout autant Douglass que ce fou furieux de Phil et ses bandits. Tu es tombée du ciel. Le capitaine sera content. On se disait justement qu’il serait furieux de nous voir revenir sans prisonniers. Et voilà qu’on pourra lui apporter des informations sur Douglass et Phil le mordu. Et toi, qui es-tu?

- Regarde, Dred, fit un des cavaliers en s’adressant à l’homme qui se tenait devant moi. C’est notre jour de chance, le Sud est à la recherche d’une jeune femme habillée en homme, ajouta-t-il en tendant un tract fripé. On donne 700 $ pour sa capture.

Je n’avais pas encore réussi à rassembler les idées du mensonge qu’il me fallait inventer lorsque j’entendis des coups de feu et des cris. Des chevaux couraient dans un fracas de guerre. Une balle ricocha sur la pierre de mon abri. Je me couvris la tête. Un soldat tomba. Les deux autres prirent la fuite. Les derniers coups de feu résonnèrent en écho contre les parois des montagnes. Je sautai sur le mot de Douglass tombé sur la neige et me levai les bras en l’air. Qui d’autre que Phil le mordu et sa bande pouvait se trouver là?

- Je m’appelle Molly Galloway, hurlai-je en tendant le papier. Je suis une amie de Frederick Douglass.


Phil le mordu zieuta la signature, mais ne prit pas la peine de lire. Il voulait fuir. Et vite.

- Selle ton cheval et suis-nous.

BONUS