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Mille Vies

Épisode 17

Le Chemin de fer clandestin

Dans la prison, les pleurs étaient interdits. Au cours des jours qui suivirent le départ de Joseph et d’Henrietta, j’ai tant avalé le sel de mes larmes que je n’avais plus les mots pour cracher la pierre qui roulait dans ma gorge. Parfois, très rarement, le silence a la vertu de calmer les cœurs enragés. Je passai mes nuits à écouter les histoires de Sarah. Elle savait. Nous avions appris à lire les cœurs sans même les regarder.

- Ma mère, commença Sarah… je suis certaine qu’elle est morte. Ils ont dû la lyncher. Elle doit être morte. Depuis que je suis petite, elle me disait que, tout comme elle, je pouvais savoir si elle se portait bien ou mal juste en fermant les yeux et en pensant à elle. Elle disait toujours ça. C’est une vieille croyance. Les mères et les filles. Nous sommes liées. Ma mère était un peu sorcière. Une bonne sorcière. C’est aussi pour ça qu’ils nous ont pourchassés. Maintenant, je ferme les yeux, mais je ne la sens plus. Je ne sens plus sa présence. Elle doit être morte.

Je ne t’ai jamais parlé de Harriet Tubman. C’est grâce à elle si je suis toujours là. Je lui dois la vie. Un jour, lorsque je réussirai à sortir de cette prison, j’irai la rejoindre. Harriet, c’est un ange que le ciel a envoyé sur terre pour sauver les esclaves. Je jure que j’irai la rejoindre. Je le jure. Elle a permis à des centaines d’esclaves des États du Sud d’échapper à leur maître et de devenir libres. Elle-même est une ancienne esclave. On raconte qu’elle est retournée là-bas plusieurs fois pour chercher les membres de sa famille.

Elle est à la tête du train. On l’appelle le train, mais ce n’est pas un vrai train. C’est un passage, un chemin, un réseau de passeurs, de maisons, de granges, de personnes sûres qui cachent les fugitifs jusqu’à ce qu’ils traversent la frontière de l’Ontario. En traversant la frontière, ils sont libres, mais ils ne sont pas débarrassés de leurs différences. La couleur de la peau, ça ne s’efface pas. Le chemin est long et dangereux.

Nous étions quatre au départ de la Caroline : deux hommes venus de Louisiane, ma mère et moi. Il n’y a que moi qui ai réussi. Les autres ont été capturés. Deux jours après notre départ, le premier a été piégé et probablement ramené à la plantation de son maître. Il a dû être fouetté et battu.

Lorsque j’étais petite, un jeune garçon avait tenté de s’échapper lui aussi. Lorsqu’ils l’ont repris, ils l’ont ramené à la plantation au bout d’une chaîne. Pour que tout le monde se souvienne de ce qui arrive à un fugitif, Phil – il s’appelait Phil – a reçu 30 coups de fouet sur la place où nous étions tous réunis. Un coup lui avait tranché une oreille. Puis, M. Joss exigea que chaque famille désigne un enfant qui serait fouetté le lendemain matin.

Ma mère pleura toute la nuit avec les autres mères. Lequel des enfants devait payer pour tous les autres? Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre? Au matin, tous les aînés de famille furent désignés. Ce n’était pas le choix de chacun. C’était un choix commun, partagé par l’ensemble des familles. L’injustice paraissait moins cruelle. Tous les enfants reçurent trois coups de fouet, assez pour ne jamais parvenir à oublier.

L’autre fugitif, lorsque je me suis sauvée, a été pris juste avant de traverser la frontière. Des chasseurs de prime. Il y en a partout. Du nord au sud, ils nous traquent et sont prêts à tout pour quelques dollars. Il y en a même de ce côté-ci de la frontière.

Ma mère est restée à Cincinnati, pour faire diversion et permettre à Harriet de me conduire en lieu sûr. Je crois qu’elle s’est sacrifiée pour moi et pour Harriet. Plusieurs des nôtres donneraient leur vie pour Harriet Tubman. Tu t’imagines? Sa tête a été mise à prix pour 40 000 $. C’est une fortune. Avec ça, tu peux acheter une mine, un train, une ville, peut-être même qu’on pourrait acheter une prison, pourquoi pas? 40 000 $! Ils ont vraiment peur d’elle.


J’aurais aimé que ma mère reste avec moi. Y’a pas de prix pour ceux qui nous sont chers. Ça, tu le sais bien, Molly. C’est vrai. Mais Molly, la vie aussi n’a pas de prix. Nous sommes vivantes. Faut pas perdre courage, Molly. Faut pas perdre courage. C’est ce qu’ils veulent, nous briser. Moi, ils ne me briseront jamais.

Je me suis endormie. Je rêvais que je courais dans un champ de Grosse-Île. Ellen m’apportait une tartine de confiture de framboises et Dillon riait. Je rêvais que j’étais libre. Je rêvais que je m’étais enfuie.

Le mur

La voix sifflante de Sarah transperça le mur.

- J’ai un plan. Je vais sortir d’ici. Je vais aller rejoindre Harriet Tubman.


Au cours des derniers mois, Sarah avait bien observé. Elle savait tout de l’horaire des gardiens et de la relève de leur quart. Elle connaissait les habitudes de chacun, leurs jours de congé et leur jour de paie. Elle savait que lorsque le gros Matthew devait faire son tour de garde de nuit en arpentant les murs autour de l’enceinte, il y avait de la magouille : il accrochait son manteau à l’extérieur avant d’entrer dans le bâtiment principal, où Ben l’attendait. Ils jouaient aux cartes toute la nuit. Les soirs de paie, Jos et Pete allaient les rejoindre. Pete avait une jambe plus courte que l’autre. Il portait un soulier avec une très grosse semelle. Il boitait et avait de la difficulté à courir. Jos, quant à lui, était incapable de refuser une goutte d’alcool et par deux fois, il avait été mis à l’amende. Lorsque le gardien-chef entrait au petit matin, Matthew enfilait son manteau gelé, trempé, couvert de frimas ou de neige. L’autre n’y voyait que du feu.

Sarah savait tout. Elle observait tout. Chacun de ses déplacements dans la prison était une occasion pour en apprendre un peu plus sur les habitudes de ce monstre qui momifiait le moindre de nos désirs et les emportait jusqu’au centre de la Terre. Avec le temps, dans la contrainte du silence, tout comme Sarah, j’avais appris à décoder le langage des corps et des regards. Maintenant, nous parvenions presque à lire dans la tête de l’une et de l’autre.

- Il y a plusieurs échelles dans la grange, m’avait-elle dit une nuit. En fixant une perche au bout d’une échelle, il est possible d’atteindre le sommet du mur. Après, le tour est joué. Au quai, il y a un bateau postal qui part tous les matins. En moins d’une heure, je devrais atteindre Rochester, de l’autre côté du lac. De là, je peux parcourir le reste à pied. Quelques jours de marche et je rejoins Harriet Tubman.

Sarah ne voulait pas me révéler le nom de la ville où se cachait cette femme. Elle avait peur que je puisse le dire aux policiers qui partiraient à sa recherche.

- Ils ne me retrouveront jamais, disait-elle pour se convaincre. Avant qu’ils n’aient eu le temps de se rendre compte de ma disparition, je marcherai dans les traces d’Harriet Tubman. Et là, plus rien ne pourra m’arriver.

Malgré mes supplications, Sarah ne voulait pas m’associer à son plan.


- Trop dangereux, répliquait-elle. À deux, nous aurions beaucoup moins de chance de nous en sortir.

- Mais je pourrais être très utile, répétai-je sans cesse. Tu m’as dit que le meilleur chemin pour s’évader passait d’abord par l’infirmerie…

- On ne peut pas être malades en même temps.

- Pourquoi pas? Je suis familière avec presque tous les produits d’un apothicaire et d’une pharmacie. Je connais un liquide qui peut endormir un homme presque instantanément.

Le lendemain, à la salle de couture, je me servis de plusieurs aiguilles pour écrire le mot : ÉTHER.

Le grand jour

La patience de Sarah n’avait plus l’espace pour attendre.


Ce matin-là, la brume envahissait la cour et faisait disparaître la prison dans un murmure de grisaille. Sarah râlait comme un chat noir un soir de pleine lune. Elle vomissait ses entrailles.

- Gardien!, hurlai-je en m’étonnant de la puissance de ma voix, Sarah est malade. Sarah, parle-moi, dis-moi, est-ce que ça va?

- Ne t’en fais pas, chuchota-t-elle, aujourd’hui, c’est jour de paie…

- Et moi? répondis-je à voix basse. Tu ne vas pas partir sans moi?

On ne lui donna pas le temps de répondre. Un premier gardien ouvrit la porte de sa cellule. Un second défonça la mienne.

- Le silence est toujours la règle, fit-il en m’affligeant son meilleur coup de bâton.

Sarah fut rapidement extirpée de sa cellule. Le pénitencier de Kingston avait beau mettre en application les préceptes des réformateurs des prisons en isolant les prisonniers et leurs possibles maladies, le souvenir des nombreuses épidémies était toujours vivant. On savait que certaines maladies pouvaient vider des prisons entières et s’étendre rapidement au personnel, puis à la population avoisinante. Les gardiens n’avaient surtout pas été engagés pour jouer les infirmières. Ils avaient la maladie en horreur. Soigner les entrailles n’était pas leur tasse de thé. Pendre un fugitif, lui couper une main, un bras, une jambe, ça oui, mais ramasser ses excréments…

En passant devant la porte claquée de ma cellule, Sarah, maquillée d’un air blafard, parvint néanmoins à me faire un clin d’œil. La première étape de son plan était un succès. Elle était en route pour l’infirmerie.


Toute la journée passa sans qu’aucune des prisonnières n’ait connaissance de la condition de Sarah. En après-midi, j’osai demander la permission de poser une question à Mme Rose, la plus gentille de nos gardiennes. Mme Rose était une ancienne détenue qui n’avait jamais pu réintégrer la vie normale. Elle avait de longs cheveux blancs qu’elle nouait en chignon au-dessus de sa tête. Ses yeux étaient d’un bleu limpide. Sur son visage, des rides profondes racontaient l’histoire de ses années de peur et d’angoisse.

- Madame Rose, demandai-je le plus gentiment du monde, savez-vous comment se porte Sarah? Elle était très malade ce matin.

- Elle est à l’infirmerie, me répondit-elle. Je crois que le médecin ira la voir cet après-midi.

Le souper passa sans que Sarah nous rejoigne. J’en conclus qu’elle devait toujours être à l’infirmerie. L’étape de l’examen médical avait été sa seconde réussite. Elle avait obtenu la permission de dormir à l’infirmerie.

Lorsque le soleil se coucha, les prisonniers, repus du travail et de la solitude d’une journée toute semblable aux autres, s’enveloppèrent de l’insouciance de leur cellule. La cloche de la prison signalant que tout était en ordre se fit entendre. Sarah avait le champ libre. La nuit lui appartenait.

Tous les bruits me paraissaient suspects. Je les écoutais me raconter les gestes de Sarah. Le grincement d’une porte, une vibration dans l’escalier, des pas dans la cour. Il me sembla entendre le miaulement d’un chat, le son d’une poulie qui grince, le crépitement d’un feu, les cris d’un bébé. Puis, un coup de tonnerre enterra tous les sons. La lumière d’une lanterne étira les ombres. Un gardien jouait avec son trousseau de clés. Il faisait sa tournée. Dehors, la pluie bâillonnait la lune et les étoiles. C’était un soir idéal pour s’enfuir. Un soir comme celui-là, il devait n’y en avoir que très peu dans la vie d’une prison. Sarah devait le savoir. Je me levai, fis quelques pas. J’aurais donné n’importe quoi pour être avec elle. Mais c’était peine perdue. Je revins m’étendre sur ma couchette. La couverture enveloppa mes inquiétudes et le sommeil en profita pour me prendre au détour.

À quatre heures du matin, branle-bas de combat à la prison. La cloche brisa la nuit comme elle ne l’avait encore jamais fait. Elle réveilla les prisonniers, les gardiens, la prison et la ville. Le soleil arriva en retard. « Tout le monde dehors! », hurlaient les gardiens marqués au visage par les plis d’une trop courte nuit. « Tout le monde dehors! ».


Ils avaient le ton furieux et impatient de ceux qui cherchent à qui la faute. Avaient-ils le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur de leur charge? Aux volées de coups qui venaient de partout, il fallait croire que oui. La prison grognait sa rage.

Le tonnerre de nos pas vibra dans l’escalier. Les murs de pierre tremblèrent. Tous les bâtiments crachèrent dans la cour de longs serpentins de prisonniers à la fois bousculés et amusés par cette mascarade qui brisait la monotonie du quotidien. Pour une fois, l’angoisse traversait le rempart. Elle quittait nos rangs pour s’insinuer dans ceux de nos gardiens. Des sourires, des regards s’échangeaient entre nous. Ces moments décousus de notre temps compté nous permettaient cette audace.

Le clairon se fit entendre. Des hommes postés le long des murs prirent position, chargèrent leur arme et nous tinrent en joue. Plusieurs gardiens, usant de leur matraque, nous obligèrent à nous mettre en rang, les uns derrière les autres. Et puis, plus rien. Le temps passa sans rien dire. M. Albert, le gardien-chef, était assis au milieu d’une tribune dépoussiérée et plantée dans la terre moite de la cour. Son regard inquisiteur planait sur nous comme s’il avait voulu trouver la clé d’une énigme sans y parvenir.


Le temps s’étira, long et silencieux. Il vissait son garrot dans le cou de nos impatiences. Puis, la grande porte de la prison grinça et une calèche barbelée de noir fit une entrée remarquée. M. Albert se trémoussa la moustache et se leva, triomphant. L’attente n’avait pas été vaine. Les deux mains sur les hanches, il savourait déjà une victoire sur nous, sur l’ennemi qu’il voyait en nous.

Les chevaux s’immobilisèrent devant l’estrade en piaffant de cet arrêt soudain. Je me doutais bien que cette prison ambulante transportait celle qui avait cru un instant pouvoir couper ses chaînes. La porte bardée de fer grinça sur ses gonds. Sarah revenait à son point de départ. Son visage traversa le champ de têtes qui se balançaient devant moi. De longues couettes de ses cheveux frisées se raidissaient dans des rivières glacées de sang. Ses yeux tuméfiés disparaissaient dans une sanguinolente plaie qui l’aveuglait. Elle s’écroula. La foule de prisonniers fit un pas vers elle. Le mouvement réveilla l’esprit guerrier de nos gardiens et les balles glissèrent dans la culasse des fusils. Ils se tinrent prêts à tirer. Le directeur leva les bras comme s’il voulait stopper la course des nuages. Tous s’arrêtèrent. Entourée d’hommes impassibles, Sarah se releva péniblement. Ses vêtements étaient déchirés. Comme si elle avait voulu retenir ses viscères, une main ne quittait jamais son ventre. Elle ne portait plus qu’une seule chaussure, sur laquelle glissait le fer de la chaîne d’un boulet. Son pied nu devait être brisé. Ses orteils couverts de boue disparaissaient dans une enflure gigantesque et colorée de douleurs. Chaque pas lui tirait un cri. Mais personne ne l’aida à gravir l’estrade où elle était invitée. M. Albert l’obligea à se tenir devant nous, et sa voix résonna dans les murs de la prison tout autant que dans nos corps vaincus.

- Voilà ce qui arrive à ceux qui tentent de s’enfuir!, dit-il victorieux.

La prison se vengeait de la désinvolture de l’une des nôtres. Nos vies ne nous appartenaient plus. Il fallait s’en souvenir.

Sarah fut ligotée à un tréteau de bois semblable à un chevalet d’artiste. Elle n’avait plus la force de lutter et se laissait porter par la vague de souffrance qui s’acharnait sur elle. Elle se noyait dans le contretemps de ses appels au secours. L’écho de son impuissance rebondissait dans nos rangs. Le bois gris des planches entrecroisées se teignait de son sang. Son corps tentait de se recroqueviller autour du mal qui lui vrillait le ventre.

Un bourreau s’avança, cagoulé de noir. En prison, la justice n’avait pas de visage. Nous ne devions pas reconnaître ce gardien choisi parmi les gardiens. D’un geste grandiloquent, l’élu des basses œuvres déchira la chemise souillée de Sarah. Son dos dénudé offrit sa peau cuivrée au soleil. La cérémonie s’étira comme l’éternel enterrement de nos résistances. Nous connaissions par cœur les répliques du prochain verset. L’acte n’en était que plus souffrant. Le fouet fendit l’air. Tous demandaient pardon. Pardon pour le mot lancé contre l’autorité. Pardon pour la mauvaise pensée. Pardon pour les fautes commises. Pardon pour le mensonge, l’idée de vengeance ou l’espoir d’une liberté volée aux murs de cette prison. Pardon pour celle qui servait d’exemple. Pardon pour cette chair éventrée qui gravait dans nos mémoires le sang de notre culpabilité. Pardon. Pardon. Pardon.

Trois coups du chat à neuf queues avaient suffi à rendre Sarah muette et inconsciente. Son corps pendait au bout de ses liens comme une marionnette accrochée au piquet de la porte d’une caravane. À l’avant-scène de ce cirque sanguinolent, elle était la vedette. Soumise à la loi des hommes, elle reçut 20 coups de fouet. Dix-sept coups de trop. Dix-sept coups, juste pour nous, spectateurs impuissants, piétinant le sol et soulevant la poussière. Dix-sept coups de trop. Suffisamment pour imprimer sur le blanc de nos peurs, le rouge vengeance de cette prison et le gris de sa barbarie.

BONUS