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Mille Vies

Épisode 6

Le plan

Je n’allais pas si facilement me laisser devenir orpheline. J’avais bien compris le petit manège d’Ellen. De crainte de me faire de la peine, elle n’osait pas me dire le fond de sa pensée. Selon elle, j’étais orpheline. Ni mon père, ni ma mère, ni mes frères ne survivraient au passage du typhus. Ma famille ne traverserait jamais la mer et Dillon ne me rejoindrait jamais dans le secteur des bien-portants.

Fini le temps où je faisais semblant d’être orpheline pour plaire à mon père, à Ellen ou à quiconque. Je ne l’étais pas, un point c’est tout!

Malgré sa démarche sautillante, son rire et ses caresses, Ellen avait perdu l’espoir de vaincre la maladie. Pour elle, la mort était devenue une impératrice absolue devant laquelle nous ne pouvions que nous incliner et prier. Du haut de mes 10 ans, j’en avais décidé autrement.

En y réfléchissant bien, j’en vins à la conclusion que ma famille n’arriverait que dans plusieurs jours, peut-être quelques semaines. Au moment de notre départ, mon père était le seul rescapé de la maladie à demeurer en Irlande. Jusqu’à la guérison de ma mère et de mon frère, lui seul serait autorisé à partir. Mais jamais il ne quitterait l’Irlande sans eux. Il devait donc attendre qu’ils guérissent, ce qui nécessitait plusieurs jours de soins et de repos. Ensuite, il devrait trouver l’argent ou un stratagème pour s’embarquer sur un navire. Peut-être se ferait-il matelot pour payer la traversée? Ne nous l’avait-il pas raconté des centaines de fois : c’est parce qu’il avait le pied marin qu’une forte odeur de poisson se dégageait lorsqu’il se déchaussait!

Moi, en attendant, je devais trouver Dillon.

Quelques jours après notre arrivée, le vent et la pluie firent valser les arbres dans la nuit. Les bourrasques sifflaient aux fenêtres. Le tonnerre éclatait dans un fouillis d’éclairs éblouissants. Cachés sous leurs couvertures, tous les enfants hurlaient. Ellen courait d’une couchette à une autre dans l’espoir de calmer nos frayeurs. Quand l’orage me faisait peur, je me rappelais ce soir de tempête où la voix calme de Bran m’avait bercée et rassurée. De sa Terre des pommiers, je le savais me protéger de la foudre et du vent. Il nous avait appris les chiffres, et la façon de compter les secondes entre un éclair et le tonnerre. Je comptai 1, 2, 3, 4, 5… Cinq secondes s’écoulèrent entre l’un et l’autre. J’attendis la prochaine bagarre.
Un grand coup de lumière éclaira les murs du dortoir. Je comptai : 1, 2, 3, 4, 5. Le tonnerre dégringola jusqu’à nous comme une avalanche de pierres. Je profitai des hurlements de mes compagnons pour sortir de mon lit en prenant soin d’entasser mes couvertures pour laisser croire que j’y étais encore. Je ne m’étais pas déshabillée. Je me glissai sous les lits. Mon pantalon de garçon se révélait bien plus pratique qu’une grande jupe. Je tassai les pots de chambre et les boîtes de bois qui traînaient sur mon chemin. Dans l’orage, notre maison de Grosse-Île s’était transformée en un grand chaudron de peur, de lumière, de pluie, de cris et de larmes. Personne ne se rendrait compte que j’étais partie et qu’il manquait un ingrédient au bouillon. Je parvins à me frayer un chemin sans encombre. Il ne me restait plus qu’à me cacher derrière le bureau juste à côté de la porte. Soudain, ma main heurta une cruche. Elle valsa lentement avant de tomber et de répandre son eau au sol. Ellen en fut surprise et s’avança à grands pas vers ma cachette. Je m’apprêtais à me lever et à renoncer à ma fuite lorsqu’un éclair projeta soudain l’ombre d’un grand peuplier sur les couvertures gonflées par les petits corps tremblotants qu’elles avaient peine à cacher. Je comptai : 1, 2… Un immense coup de tonnerre fit vibrer murs et fenêtres. Il s’ensuivit un tel état de panique qu’Ellen tourna les talons et repartit en direction des cris, des pleurs et des hurlements. Je levai la tête. Ellen se penchait vers le lit de Beth. J’ouvris la porte et la refermai doucement derrière moi en me battant contre le vent.


Désormais, plus rien ne m’empêcherait de retrouver mon frère.

Dillon

La pluie dessinait des sillons de boue sur le chemin. Les cailloux mouillés roulaient sous mes pieds. J’avais l’impression de glisser sur la peau d’un torrent. J’allais retrouver mon frère. Le vent hurlait dans les branches des arbres, les vagues éclataient sur les rochers, les éclairs déchiraient le ciel et illuminaient l’île comme en plein jour, mais j’allais retrouver mon frère. L’orage s’éloignait. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7. Le tonnerre fuyait l’éclair. Les charretiers calmaient leur chamaille.

J’étais trempée jusqu’aux os. J’avais jeté mon foulard au fond d’une poche de mon pantalon. Ma nouvelle crinière commençait lentement à regarnir mon crâne. De tout petits poils roux redonnaient à mon visage sa couleur d’origine. En Irlande, lorsqu’il pleuvait, et il pleuvait souvent, mon père frottait mes joues en disant que chaque goutte de pluie piquait mon visage d’un nouveau point de rouille parce que j’étais forte et solide comme le fer.

Dans un détour du chemin, la maison des soldats se dessina. Sur la galerie, une lampe-tempête voulait s’arracher de son crochet grinçant. Un éclair illumina les eaux du fleuve et un petit cri de surprise s’étouffa dans ma gorge. Il m’avait semblé apercevoir une mer infinie et mouvante de bateaux fantômes, grisonnants et usés.

- Qui va là? entendis-je.

Lanterne à la main, un militaire tentait en vain de transpercer l’épaisse obscurité de cette nuit de tempête. Dans son tour de garde, il m’avait probablement aperçue. Silhouette trempée et furtive partie à l’assaut du chemin interdit. J’étais à la frontière. Celle qui séparait les malades des bien-portants.

Je me penchai et me glissai derrière un bosquet au bord de la route. Des épines de roses sauvages mordaient mes pieds et mes chevilles. L’ombre du soldat zigzaguait d’un côté à l’autre du chemin.

- Qui va là? Qui va là? répétait-il avec insistance.

Il passa devant moi et sa lanterne illumina mon visage. Je fermai les yeux et ne fis aucun geste. Dans le brouhaha de feuilles, de branches et de pluie, il ne vit qu’une ombre trempée de plus. Lorsque la lumière de sa lanterne fut suffisamment lointaine pour que je sois replongée dans le noir, je sortis de ma cachette. En passant sous les fenêtres de la maison qui servait de caserne aux militaires, je crus voir la tête de l’un d’eux derrière une fenêtre. Je me fis toute petite. Blottie contre le mur, je courus et, lorsque je me crus suffisamment loin, je me rapprochai de la route.

La nuit tout entière était habitée par la pluie. À travers les torrents venus du ciel, personne ne trouvait l’espace pour y nager sans se noyer. Seule à naviguer sur cette petite route transformée en rivière de boue, je longeais le fossé de peur de me retrouver une fois de plus face à un soldat. Soudain, entre les gouttes de pluie brouillant mon regard, plusieurs lueurs se firent persistantes. Les fenêtres d’un lourd bâtiment laissaient voir que la vie se terrait derrière ses murs. Le feu des chandelles et des lanternes dansait derrière la vague transparence des vitres mouillées. Une porte s’ouvrit. Un homme se capuchonna en maugréant des insultes contre le ciel. Il sortit, tourna le coin et disparut. Je m’approchai de la porte laissée entrebâillée.

À l’intérieur, il y avait ce bruit. Comme une tempête de sons dans un lit de silence. Un silence rempli des murmures de la douleur et de la mort. Des souffles rauques. Des froissements de draps. Des ronflements. Des soupirs. Des râles. Des gargouillements de maladie et des giclées infectieuses. Et puis ça et là, un cri. Les pas rapides des infirmières. Le cliquetis des bouteilles de sirops et de potions. Une prière vaguement audible. Et puis, plus rien, sinon que le lourd glissement d’un corps et le craquettement des roues d’une brouette sur le plancher.

C’est ici que les malades étaient soignés avant d’être enterrés. Peu d’entre eux en sortaient en meilleure santé qu’ils n’y étaient entrés. On venait y mourir dans une quelconque dignité. La maladie était plus forte que la vie. On n’avait pas le temps de lui faire de la place.

Je reconnaissais l’air lourd des miasmes putrides du fond de la cale de l’Annabella, mais cette fois-ci il se parfumait de l’odeur étourdissante des désinfections. Ici, la mort ne distinguait pas la nuit du jour. On y mourait chacun son tour comme dans une usine de Londres. Le temps ne s’arrêtait pas. Il fuyait sans qu’on puisse le retenir. La mort n’attendait pas l’arrivée d’un parent, d’un ami ou le lever du jour. Elle prenait à peine le temps d’entendre la prière d’un prêtre ou la parole bienveillante d’une infirmière.

Je me faufilai d’un lit à un autre, dans la pénombre des douleurs.

- Dillon, chuchotai-je, Dillon, où es-tu?

Une main empoigna mon bras.

- De l’eau! gémit une femme édentée à la peau livide et aux lèvres blanches et crevassées par la fièvre. Donne-moi de l’eau! répétait-elle.

Ses yeux éteints tournaient dans leur orbite. Elle me fit si peur. Je m’arrachai de son emprise comme si elle eut été celle du diable. Un frisson parcourut mon corps trempé.

- Dillon, repris-je nerveusement. Dillon, où es-tu?

Une infirmière me bloqua la route dans ce dortoir de morts-vivants.

- Que fais-tu ici? grogna-t-elle avec non moins de vigueur que si j’eusse commis un crime. Sortez-moi ça d’ici! dit-elle à l’homme qui refermait la porte derrière lui en chassant la pluie de ses habits.

Je me débattis si bien que l’infirmière abandonna rapidement la lutte et poursuivit ses tâches en laissant au gaillard le soin de me capturer et de s’occuper de moi. Je ne lui en laissai pas l’occasion. À peine eut-il fait un pas vers moi que je me lançai vers la porte arrière. Deux hommes tentaient d’y faire sortir un cadavre enroulé dans son grabat souillé. Je me glissai entre leurs jambes et avant que l’un d’eux ne puisse voir par où je m’étais enfuie, j’étais déjà sur la route camouflée derrière le rideau de pluie.

Lorsque je sentis que j’étais hors de danger, je m’arrêtai et aperçus d’autres bâtiments tout semblables à celui que j’avais visité. Derrière leurs fenêtres, une lumière douteuse et vagabonde dessinait des mystères. Dillon était là quelque part et il m’attendait.

Je montai un petit chemin menant à un premier baraquement lorsque soudain, le cadavre désarticulé d’un homme glissa devant moi dans une rivière de boue que la pluie avait creusée. Dans le fossé, trois corps et trois cercueils se disloquaient les uns sur les autres. En haut de la colline, le cimetière vomissait ses morts. La pluie avait lavé la terre qui les recouvrait et rempli les fosses. Elle tentait de retourner les morts à la mer.


L’horreur me glaça. Je reculai remplie d’effroi et me mis à courir sans savoir où aller. Mes larmes se mêlèrent à la pluie. Ma course me mena au quai. Je m’arrêtai à l’entrepôt où l’on déposait les bagages. La porte n’était pas fermée à clé. J’ouvris dans l’espoir d’y trouver refuge. L’endroit était sombre. Je pris quelques instants pour récupérer mon souffle et habituer mes yeux à la pénombre.

Il n’y avait personne. Des centaines de bagages s’empilaient les uns sur les autres, formant les hautes allées d’un labyrinthe de coffres, de valises, de vêtements et d’objets de toutes sortes. Se trouvaient là tous les trésors des voyageurs. Sans y croire, je cherchais le sac de Bran et notre boîte de fer-blanc. C’est le bourdon de bois de la cornemuse de Bran qui m’indiqua le chemin. Sous la poche de cuir de l’instrument, je parvins à tirer la boîte et le sac.

Le sac de Bran contenait toujours une chandelle, son ceinturon et son livre. Dans la boîte de fer-blanc, argent et nourriture avaient disparu, mais ma poupée et le cheval de bois de Dillon y étaient toujours. J’eus l’impression qu’ils prirent une grande inspiration lorsque la boîte s’ouvrit. Je serrai ma poupée contre moi. Elle sentait l’Irlande.

Au fond du hangar, une échelle montait à l’étage. Après avoir vidé le contenu de la boîte dans le sac de Bran, je gravis les marches craquant sous mon poids. Je m’étendis sur une botte de foin et regardai par la fenêtre. La pluie avait cessé. Un spectacle étourdissant s’offrait à moi. Le mirage que j’avais cru apercevoir derrière un rideau de pluie n’était pas une fantaisie de mon imagination. Au milieu du grand fleuve, 45 bateaux avaient jeté l’ancre. Dans cette nuit d’orage, une à une, 45 lanternes s’allumèrent comme autant d’espoirs dans un champ d’étoiles.


La lune éclairait la nuit. Je la remerciai d’être là. Ce jour-là, j’en étais certaine, mon père y avait déposé un regard et un sourire. Juste pour moi. Je soufflai sur un baiser au bout de mes petits doigts. D’un bout à l’autre du monde, la lune demeurait notre lien le plus vivant. Le loup en moi hurla en silence.

J’étais fatiguée.

BONUS