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Mille Vies

Épisode 32

La marche des esclaves

Quinze. Pas huit, pas dix, ils étaient quinze esclaves. Si nous parvenions à les arracher aux griffes de leurs gardiens… et en comptant Helmet et sa femme, le Prof et moi, nous serions dix-neuf personnes à vouloir nous embarquer sur le steamer, avec un cheval et un chariot. Nous ne pouvions pas nous débarrasser du chariot et des barils, ils seraient indispensables pour poursuivre notre route et traverser la frontière. Même dans les États du Nord, les dangers nous tourmenteraient jusqu’à ce qu’on referme derrière nous la porte de la maison d’Harriet. « Trop nombreux, chuchotait le Prof. Ils sont trop nombreux. Jamais nous ne pourrons tous embarquer. »


- Il faut y penser tout de suite, Molly. Si nous réussissons à les libérer, nous ne pourrons plus reculer. Nous devrons tous les prendre. Tous ou aucun.

- Avons-nous le choix, Prof?

- Si le capitaine accepte, nous devrons embarquer le chariot. Rendus à Saint-Louis, nous aurons encore du chemin à faire et nous n’aurons plus d’argent pour en acheter un autre.

- Et pas question d’abandonner Dixie.

Une autre question traversait nos esprits, mais avait peine à s’exprimer clairement : si le capitaine refusait de nous embarquer, nous serions dans un immense pétrin. Même en ne voyageant que de nuit, notre chariot finirait par être repéré. Quinze esclaves ne passeraient pas inaperçus sur les routes du Sud. La crainte d’une révolte grandissait et les Sudistes se sentaient de plus en plus menacés. Confiants, mais menacés.

- Nous aurions un chariot de plus et plusieurs chevaux, chuchota le Prof. Nous pourrions répartir le poids. Les essieux sont déjà usés…

- Je ne peux pas imaginer que nous allons retourner sur nos pas avec 15 esclaves cachés dans des barriques jusqu’à la frontière.

- Difficile, mais pas impossible.

- En passant de l’autre côté du Mississippi, suggérai-je. Par l’Arkansas, le Missouri, l’Iowa…


- Oui, nous aurions peut-être plus de chances, mais nous serions seuls. Le chemin de fer clandestin y a peu d’amis.

- Nous pourrions peut-être voyager de jour. Les pionniers s’y installent, mais il y encore des terres encore peu peuplées.

- La tension est encore forte au Missouri entre les esclavagistes et les abolitionnistes.

- Une balle esclavagiste ou une balle abolitionniste… Une balle, c’est une balle et ça tue.

- Il faut que ce capitaine nous prenne à son bord. C’est tout.

- Avant tout, Prof, il faut trouver un bon plan pour libérer les esclaves.

- Tu as raison. On verra ensuite. Peut-être qu’ils ne voudront pas tous nous suivre…

Chose certaine, nous ne pouvions pas abandonner ces esclaves vendus comme du bétail. Jour après jour, ils avaient parcouru de longues distances depuis la ferme d’élevage d’esclaves de Virginie. Les hommes marchaient, enchaînés les uns aux autres. Cinq d’entre eux étaient dans la vingtaine, deux n’avaient pas encore 15 ans, et un dernier, beaucoup plus âgé, fermait la marche péniblement. Celui-là devait posséder un métier pour avoir une quelconque valeur marchande. Quatre jeunes femmes, deux fillettes et un garçon les accompagnaient dans un chariot. L’une d’elles était enceinte et tenait son ventre à deux mains de peur que les cahots du chemin ne l’entrouvrent.

Quatre hommes gardaient le douloureux cortège. Ils étaient tous armés. L’un d’eux guidait le chariot. Les trois autres étaient montés sur de superbes chevaux, carabine calée sur leur cuisse, canon pointé vers le ciel, chargée et prête à faire feu.

Avant de partir à leur recherche, nous étions passés à la grange et avions transformé notre chariot de voyageurs bâché en fourgon de marchand ambulant. Des panneaux de bois remplaçaient la toile beige. Un lettrage aux encres rouge et or indiquait que nous vendions la célèbre huile du Dr Aramis. C’est Harriet qui en avait eu l’idée, mais c’est moi qui avais choisi le nom du docteur en l’honneur de l’ami de D’Artagnan. Harriet était une fabuleuse comédienne et elle connaissait l’art des déguisements. « Ce n’est pas parce qu’on se fond dans le décor qu’on passe inaperçu. » Nous portions de nouveaux vêtements. Le Prof ressemblait à un gentleman-comédien avec son chapeau melon et ses bretelles flamboyantes. Moi, j’étais redevenue une fille. Même Dixie ne conservait de ses tresses que des souvenirs ondoyants.


Peu avant la ville de Jackson, sur le chemin se dirigeant vers Vicksburg puis Natchez, le convoi d’esclaves avait installé son campement dans une petite clairière au bord de la route. Tout à côté, le courant froid et limpide d’une rivière se frayait un chemin. Une esclave était venue y puiser de l’eau. Postés de l’autre côté, nous l’observions, camouflés derrière des rochers. Malgré nos gestes désespérés pour attirer son attention, nous ne réussissions pas à la distraire de sa tâche.

Nous étions parvenus à traverser à gué et avions abandonné Dixie et sa cargaison à couvert de l’autre côté du cours d’eau. Pour le moment, il mangeait un plein panier de pommes acheté à Natchez. Je lui en avais volé quelques-unes. Il se délectait loin du parcours des reconnaissances qu’effectuaient les cavaliers de temps à autre. Les hommes avaient allumé un feu. Un chaudron y chauffait. Une odeur de pommes de terre douces et de lard volait dans l’air. J’avais faim. Nous avions à peine mangé depuis notre départ. Couchés dans l’herbe haute, nous observions les allées et venues des gardiens et l’organisation de leur campement. Le Prof, lunette pointée vers la troupe, m’informait de chacun de leurs mouvements. À maintes reprises, cependant, je dus corriger l’orientation de sa lunette, qui avait tendance à suivre le battement d’aile d’une grive ou le saut d’un furet dans son champ de vision.

La nuit tombait et nous attendions que le campement glisse dans le sommeil. Le plan était assez simple. Depuis mon séjour à la prison de Kingston, j’avais toujours en réserve un flacon d’éther. C’était ma potion magique. Non seulement elle m’avait permis de m’évader, mais depuis, j’avais extrait une dent à King et replacé l’os fracturé d’un cheval sans crainte de me faire arracher la tête. Notre couverture de marchand ambulant nous permettait de transporter tous les flacons dont nous avions besoin sans attirer l’attention.

Avant de s’enrouler dans de pauvres couvertures, tous les esclaves avaient été enchaînés les uns aux autres. Les gardiens surveillèrent la marchandise durant une bonne heure, puis ils se partagèrent les quarts de la nuit. Trois d’entre eux enfoncèrent leur chapeau sur leur visage et croisèrent leurs jambes en offrant leurs bottes au feu encore vivant. Le cowboy de faction faisait les cent pas pour se garder éveillé : les journées étaient longues, même assis sur une selle, et les nuits trop courtes. Nous avions l’intention de remédier à leur manque de sommeil.

La nuit se parait d’une lune en dents de chien. L’air était lourd et gris. À chaque craquement, nous arrêtions notre marche. Même le réveil d’un esclave aurait pu compromettre notre affaire. S’il fallait qu’un enfant s’éveille… Les bruits de la nuit avaient des ombres suspectes. Elles prenaient la forme d’un loup, d’un couguar, d’un serpent, pire encore, d’un de ces diables des livres pieux dont on incrustait la terreur dans l’imaginaire des enfants pour mieux les faire obéir.


Lentement, le feu s’éteignit dans un lit de braise. La fraîcheur de la nuit recroquevillait les corps. Au campement, ce sont les ronflements des dormeurs qui faisaient peur aux animaux sauvages. Notre premier objectif, celui qui déterminerait notre réussite, était de neutraliser le gardien de faction. Pour ce faire, nous nous glissâmes de chaque côté de l’arbre où il était assis. Si l’un de nous le ratait, l’autre aurait tôt fait de le mettre KO. Notre plan se révéla inutile. Il dormait déjà et n’offrit aucune résistance. Le deuxième gardien s’éveilla quelques secondes avant de prendre une grande bouffée de l’éther qui imbibait mon chiffon. Le troisième accrocha le Prof par une bretelle. Inutile soubresaut de défense. Il s’endormit dans les vapeurs anesthésiantes quelques instants plus tard. Le quatrième, éveillé par le bruit, dégaina et pointa son arme vers moi. Il allait dire quelque chose lorsqu’une pierre lui coupa la parole. Elle avait été lancée par un jeune esclave dont le sourire plein de dents brillait de la fierté de son exploit.

Les esclaves s’étaient éveillés les uns après les autres. L’appréhension fut leur premier réflexe. Le nôtre fut de leur dire de se taire. Ils se blottirent les uns sur les autres et firent fi de nos instructions. Le Prof et moi n’avions rien de très rassurant. Nous brandissions négligemment les revolvers volés aux mains des gardiens. Les hommes haussaient le ton, les femmes échappaient des cris aigus, les enfants bougeaient en tous sens. Dans le sac de cuir d’un gardien, le Prof trouva la clé des entraves de fer qui liaient les esclaves les uns aux autres et la fit tournoyer pour démontrer notre bonne foi. Comme des animaux blessés, les esclaves, une fois libérés, ne savaient que faire. Leur instinct réclamait la fuite, leur regard fouillait la nuit. Leur tête évaluait les risques et leur ventre se blindait de peur. Mais leurs cœurs étaient liés les uns aux autres. S’enfuir voulait dire abandonner les autres à leur sort. Alors, ils restèrent.


Toujours sous l’effet de l’éther, les gardiens furent transportés, bâillonnés, ligotés et attachés à des arbres tout près d’un rapide de la rivière, loin des regards de la route. John, le tireur de cailloux, un des plus audacieux esclaves, se fit un plaisir d’user de sa science des nœuds apprise dans un port de Virginie pour transformer les lassos de nos cowboys en cordes pour leurs entraves. D’un violent coup de poing au visage, il retourna un cowboy dans les limbes qu’il semblait vouloir quitter. Puis, il couvrit nos prisonniers de chaînes et contraignit leurs pieds dans les fers. Après avoir retiré la clé du dernier cadenas, il enfila le cordon la retenant autour de son cou et l’embrassa comme s’il s’eût s’agi d’une croix.

C’est à cet instant que le Prof et moi avons vraiment pris conscience du périlleux de notre aventure. Nos regards fuyants se croisèrent dans l’éclipse d’une angoisse. Cette fois, nos vies étaient liées à celles de nos passagers. Nous étions tout aussi coupables d’être traîtres qu’eux d’être noirs. La couleur de notre peau ne nous servirait plus de parade. Elle serait la toile sur laquelle se découperait le rouge de notre sang.

Au campement, une femme qui se faisait un point d’honneur de ne pas avoir perdu son tablier de servante malgré tout ce voyage, nous offrit des galettes et une tasse de café âcre. Le Prof expliqua notre plan pour les conduire au Canada. Plusieurs d’entre eux n’avaient plus rien à perdre et la plupart acceptèrent notre offre. Seuls deux amis décidèrent de retourner à la plantation de Virginie où ils avaient été arrachés à leurs femmes et à leurs enfants. Ils tenteraient de les sauver. Je leur donnai quelques conseils pour rejoindre le chemin de fer clandestin. À partir de la Virginie, il y avait une multitude de ramifications. S’ils réussissaient à se sauver, plusieurs choix s’offriraient pour contourner les dangers. Ils pouvaient emprunter la route des Adirondacks, se rendre à Washington et traverser le New Jersey, puis New York, suivre la rivière Hudson jusqu’à Albany et de là atteindre le lac Ontario. En tout temps, ils trouveraient aide et assistance dans la communauté quaker. Ils s’appelaient Delta Madison et Jack Jackson. C’étaient deux grands gaillards, vaillants et fébriles d’user du pouvoir de leur liberté. Ils avaient le cœur à déplacer des montagnes. Peut-être en ont-ils déplacées. Je ne les revis jamais.


Tous les autres firent de nous les porteurs de leur espoir. Ils devinrent aussi dociles qu’une meute de loups devant la promesse d’une vengeance somptueuse et prospère. Le Prof fit monter les femmes et les enfants dans le chariot du grand propriétaire de Natchez. Les gardiens avaient été lestés de leurs bottes et de leurs vêtements, qui nous serviraient à nous protéger du froid, à mieux camoufler le noir de la peau et à guérir les plaies aux pieds. Il était préférable de voyager de nuit. Il ne nous restait que quelques heures avant que le soleil ne se lève, et seulement deux nuits encore. Juste ce qu’il fallait pour faire le chemin jusqu’à Vicksburg et arriver à temps pour notre rendez-vous avec Helmet, sa femme, le capitaine Donohue et son steamer. La question me revenait en tête inlassablement : Si le capitaine ne voulait pas de nous? Faute de parcourir les milles et les milles sur le dos du Mississippi, comment allions-nous réussir à traverser tous ces États esclavagistes sans encombre? Même en nous dirigeant vers les États de l’Ouest, nous étions trop nombreux et, en cas de malchance, nous devions prévoir de former deux groupes, l’un dirigé par le Prof, l’autre par moi. Toutes ces solutions ne m’enchantaient guère.


Je montai le cheval d’un des gardiens et rejoignit Dixie et notre chariot cachés sur l’autre rive. Dixie avait fait le plein de pommes et s’était assoupi. Il s’ébroua à mon arrivée. La nuit s’étendait lourdement sur les branches des arbres. Tout était paisible. Je serais restée là, loin des hommes et de leur furie. Dans cette forêt, la terre sentait ce que la terre avait toujours senti. La lune brillait sous les nuages. Mon père était là, j’en étais certaine. Ailleurs sur cette Terre ou ailleurs dans un autre monde, il me parlait de cette forêt et du parfum de la nuit.

Le sol boueux embourba les roues du chariot du Dr Aramis. À force de tirer et de pousser, Dixie réussit à nous sortir du fatras de terre. Je parvins à rejoindre la troupe qui s’avançait déjà sur la route de Vicksburg. Faute de place, les passagers s’installèrent dans les barils. Nous ne pouvions pas nous débarrasser de ces précieuses cachettes.

Le Prof prit les devants avec le chariot des gardiens. Un second cheval y était attelé. La puissance de deux chevaux serait un atout si nous devions prendre la fuite. John agrippa les rênes de Dixie et ferma le convoi en conduisant le chariot couvert des enseignes de l’huile guérisseuse du marchand ambulant. Si nous croisions un voyageur, le Prof, un Blanc, dans le premier chariot, serait le premier à être vu. À l’arrière du second chariot, les barils camoufleraient notre cargaison humaine. Je servais d’avant-garde, seule sur le dos du cheval d’un gardien. Jupes relevées, je m’ennuyais de mon pantalon de toile. Le train s’ébranla.

Nous étions armés. Les carabines et les pistolets étaient dissimulés dans les chariots. J’avais glissé une arme dans le sac de cuir cerclant la croupe de mon cheval. Mon pistolet était gravé d’images de voiliers. Il s’agissait d’un six coups de la marine. Étonnant qu’un si bel objet fut si dévastateur. Il était impressionnant et lourd, et son canon finement gravé et ciselé s’étirait sans fin. J’avais peine à le tenir au bout de mon bras sans trembler. La guerre était commencée.


Avant le lever du soleil, nous avions réussi à parcourir sans problèmes une distance plus importante que prévu. Nous pouvions maintenant trouver une cachette et nous arrêter. Au loin, des sillons de fumée laissaient deviner les cheminées de Vicksburg. Il nous fallait disparaître tout le jour. Des tours de guet furent organisés. Plusieurs réussirent à s’endormir, malgré la lumière. Le sommeil calmait la faim. Nous devions d’ores et déjà rationner nos provisions. Nous étions trop nombreux.

En fouillant les sacs des gardiens laissés dans les chariots, le Prof fit une découverte intéressante. Il s’approcha de moi discrètement, se pencha et me laissa entrevoir l’intérieur d’une sacoche de cuir. Il y plongea la main, en retira une pochette et me montra plusieurs dizaines de billets. Des centaines de dollars. La transaction avait été favorable pour Corner.

- Avec cet argent, chuchota le Prof, nous pourrons acheter un autre chariot et des barils ou des cercueils pour cacher nos passagers, et des vivres, des chevaux, des munitions… Nous sommes sauvés, Molly. Si le capitaine ne veut pas nous prendre à son bord, nous pourrons tenter de prendre le train… le vrai train.


Je lui souris. On a beau dire… l’argent… L’espoir réveilla le courage.

BONUS