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Mille Vies

Épisode 3

L’île aux Pommiers

Ce premier mort sonna le branle-bas de combat. Le cadavre portait les traces du typhus. C’est sur le pont de l’Annabella que j’appris le nom de cette fièvre qui dévastait l’Irlande. Les matelots du négrier avaient l’habitude de traiter avec la maladie et la mort de leur marchandise humaine. Jeter des corps à la mer faisait partie du boulot. Si la maladie se déclarait au cours d’un voyage, une première purification écartait les esclaves défectueux du troupeau. Si ce n’était pas suffisant, ils demeuraient enchaînés les uns aux autres durant la durée de la traversée. La situation avait parfois l’heur de plaire aux marchands. Arrivés à destination, les survivants étaient déjà disposés à considérer leur condition d’esclave comme la plus généreuse délivrance. Cette fois, la plupart des passagers avaient payé leur droit de respirer l’air du pont et tous en profitaient à pleins poumons.

Cette proximité avec l’équipage n’avait rien de rassurant pour les matelots. Un jour de soleil, le capitaine prit la décision de nous passer à la douche. Il ordonna de nous déshabiller et de nous mettre en rang sur le pont du navire. Un long serpent de corps nus et nauséabonds s’étira de la poupe à la proue et s’enroula autour des mâts du navire. Au hauban du grand mât, deux matelots aspergeaient les passagers qui se présentaient sous la douche. L’eau salée brûlait la moindre écorchure, mais tous se savonnaient vigoureusement et le plus minutieusement possible. Les plus âgés aidaient les vieillards et les enfants. Nous savions que notre seul pouvoir contre cette maladie se résumait à se débarrasser de la saleté et des poux ainsi qu’à nourrir nos ventres creux. Nous avions froid et il n’y avait rien pour sécher nos corps transis. Alors que nous paradions sur le pont, l’équipage lavait à grande eau les couchettes, les planchers, les bassinettes et les pots d’excréments de la cale.

Le deuxième décès survint le jour suivant. Dillon était assis sur la jambe de Bran. Il apprenait quelques rudiments de musique et de cornemuse. De ses petits doigts, il tentait de boucher les trous du tuyau de mélodie de l’instrument. La porte de la cabine des matelots claqua contre le mur. Un contingent funèbre glissa sur le pont. Les matelots portaient un des leurs enroulé dans un drap taché. Cette fois, la peur se lisait aussi sur le visage de ces gaillards qui avaient parcouru mers et mondes. Bran déposa Dillon sur les planches usées du pont et s’avança vers eux. La musique retentit dans l’air salin. Quelques passagers affolés émergèrent des profondeurs du navire. Le corps glissa et plongea dans la mer, rebondit sur une vague et disparut dans l’écume.


Le mois de mai annonçait des temps plus cléments. À l’instar de Bran, de Dillon et de moi, plusieurs passagers se confectionnaient un abri temporaire pour passer la nuit sur le pont, loin de la toux, des vomissements et du sang rance qui enfiévraient les couchettes de la cale. Il y eut de plus en plus de malades, passagers comme matelots. Ils furent vite si nombreux qu’il devint impossible de les isoler du reste de l’équipage. Il fallait se rendre à l’évidence : plus le temps de la traversée s’étirait, plus nos chances d’échapper au typhus diminuaient. Nous étions en mer depuis plus de 20 jours. Combien de temps nous restait-il avant de voir naître la terre? Avions-nous suffisamment de corps à offrir à cette mer insatiable qui nous dévorait un à un?

Tous ceux qui étaient suffisamment forts pour entreprendre des tâches sur le navire se portaient volontaires. Nous nous efforcions d’oublier nos peines en frottant le pont du navire, en cousant la toile des voiles ou en réparant les cordages. Bouger, travailler, remplir notre temps de préoccupations, aussi futiles fussent-elles, nous paraissait, sur ces quelques planches de bois mouillé, le seul moyen de préserver notre espoir d’atteindre cette Amérique imaginaire. Dillon apprenait avec passion le langage de la musique. Avec grand bonheur, Bran s’improvisait professeur, mais comme il partageait son temps avec sa charge inattendue de prêtre musicien de nos oraisons funèbres, il fut bientôt débordé. Malgré toute notre volonté et notre envie de ne pas y croire, la fièvre des famines tuait l’un de nous chaque jour.

La veille de la 28e mort de la traversée, Bran se coucha avant la soupe. Il rata les plus beaux spectacles qu’il m’eût été donné de voir au cours de ma vie. Un vent calme caressait doucement les voiles. Dans le sillage du navire, une île de glace nous suivait. C’était un iceberg, signe précurseur de la fin de notre périple. Le soleil couchant faisait luire sa surface comme celle d’un diamant. De grands pans de neige se détachaient de sa surface et s’engloutissaient avec fracas dans l’océan. Un bateau de glace. Une montagne flottante. Une pure merveille.

– Nous serons à Québec dans quelques jours!, hurla le capitaine.

À peine eut-il terminé sa phrase que soudain, là-bas tout au loin, un coin de terre déchira le bleu du ciel de celui de la mer. Tous les passagers montèrent sur le pont. Des pères pleuraient dans les bras de leur enfant. De leur regard fatigué, les mères questionnaient ce mince filet de terre annonçant le pays encore lointain qui allait être le leur. Dillon leva les yeux vers moi. Une larme coulait sur sa joue. En ce jour frémissant d’espoir, nous pouvions, pour quelques instants, redevenir les enfants que nous étions.

Ce soir-là, emmitouflés dans une couverture de laine rêche et piquante, Dillon et moi regardions ce grain de terre disparaître dans la nuit. J’avais l’étrange sentiment que l’arrivée dans ce nouveau pays ne signifiait pas la fin du voyage. J’avais cru quitter l’Irlande, mais l’Irlande ne me quittait pas. La lune se leva, pleine et ronde. J’imaginais mon père et ma mère la regarder et y déposer une caresse que je pouvais reprendre et offrir à mon frère. La montagne de neige et de glace dérivait majestueusement sur une mer parsemée des cendres scintillantes du jour. Les étoiles filantes transportaient nos souhaits. Nous nous amusions : qui serait le premier à voir l’éclat d’une étoile traverser le firmament? Et puis, un spectacle incroyable s’offrit à nous, abasourdis et surpris, presque apeurés par tant de beauté. Des rideaux de couleurs tourbillonnaient dans le ciel. Je ne soupçonnais pas qu’il puisse exister autant de bleus, de rouges et de jaunes. Une aurore boréale se déployait en voiles de couleurs transparentes et vaporeuses, telle une étoffe claire de beauté et d’infini dansant à la porte du paradis. Je ne connaissais pas le nom de ce mystère céleste. Le temps s’arrêta. La mort n’existait plus. Les regards usés et silencieux se lancèrent vers le ciel. Les hommes retirèrent leur chapeau. Les femmes indiquèrent la direction. Les enfants se fabriquèrent des souvenirs.

Après quelques minutes d’émerveillement, Dillon sauta par terre et courut vers la tente de Bran. Il sautilla rapidement entre les jambes des passagers allongés sur le pont et disparut sous la toile. Un instant plus tard, il sortit de la tente en hurlant. Agrippant la manche d’un matelot, il l’obligea à le suivre. Lorsque j’arrivai sur place, le matelot sortait de sous la tente en repoussant Dillon de toutes ses forces. Bran était mort. Son visage était boursouflé de rougeurs. Un filet de sang coulait de sa bouche et de ses oreilles.

Je ne comprenais pas. Comment cela se pouvait-il? Au cours de la journée, il avait travaillé. Il avait aidé l’équipage à envelopper les corps d’une jeune femme et de son enfant. Il avait joué de la cornemuse. Il était vivant. Et là, il ne parlait plus, il ne souriait plus, il ne chantait plus, il ne lisait plus. Il était mort. Je ne parvenais pas à me rappeler le moment où j’aurais pu me douter de la virulence de sa maladie. Sans doute Bran était-il trop immense. La fièvre le grugeait de l’intérieur sans que rien n’y paraisse.

Toute la nuit, à travers mes larmes, j’ai imploré la lune de me redonner mon père et ma mère. L’aurore boréale avait disparu. La porte du ciel s’était refermée.

Le lendemain, tôt en après-midi, le navire longea les côtes d’une île immense décorée par des barques de pêcheurs, puis il pénétra dans le golfe du Saint-Laurent. Dix matelots furent nécessaires pour hisser sur la rampe du pont la planche sur laquelle s’allongeait le corps emmailloté de notre ami. Cinq autres s’éreintèrent à le soulever et à le glisser hors du navire. Bran plongea au cœur de la mer. Tout comme le héros de son histoire, il ne poserait plus jamais le pied à terre. Il naviguerait sans cesse à la recherche de l’île aux Pommiers. Un son résonna sur le pont. Tout tremblant de peine, Dillon avait soufflé dans la cornemuse. Il parvenait à peine à soulever l’instrument aussi grand que lui. Quelques notes stridentes s’envolèrent au loin. L’instrument tomba par terre en expirant son dernier souffle. Dillon se jeta dans mes bras et nos larmes se firent torrents.

Alors que nous mangions notre soupe, un matelot vint nous donner quelques objets qui appartenaient à Bran. Lorsque les passagers mourants n’avaient pas de famille à bord, le capitaine s’empressait de se trouver un burlesque lien de parenté pour alléger les cadavres de leurs biens les plus précieux. Le reste allait aux matelots. L’un d’entre eux avait eu un sursaut d’humanité. Il s’avança vers nous et, dans sa gentillesse aussi brusque qu’inaccoutumée, il me tendit un sac, puis reprit son travail sans attendre un merci. C’était le sac de cuir que Bran affectionnait particulièrement. Ce sac l’accompagnait depuis toujours. Il s’était balancé à l’épaule de notre géant dans les rues de Belfast, de Londres et de Paris. Le cuir ondoyait vers le roux. Comme au milieu du visage de Bran, une balafre déchirait la peau tannée par le vent et le soleil. J’ouvris le rabat. Dillon plongea sa petite main et en sortit un bout de chandelle aux coulées de cire figée. Il y avait aussi son ceinturon orné d’une tête de cheval et le livre que Bran lisait avec attention.

Dillon feuilleta les pages. Le rebord de la couverture se repliait à l’intérieur pour former une petite pochette. J’y découvris des graines de pommiers. L’ouvrage était habilement relié. Nous n’avions jamais vu de livre. Il y avait tant de mots et tant de choses à apprendre. Je ne savais pas lire. Quelques mots à peine. Bran apprenait le français. Il nous enseignait des mots et des phrases. Dillon détestait ces moments sérieux où Bran nous sermonnait. Si la terre que nous allions aborder appartenait aux Anglais, disait-il, elle avait jadis appartenu aux Français. Du Saint-Laurent aux Grands Lacs, des Grands Lacs au golfe du Mexique, les Français avaient été seigneurs de ces terres. Mais ils avaient perdu la guerre tout comme les Irlandais avaient perdu la leur. Confinés sur les rives du grand fleuve, les Français continuaient à y vivre et à peupler les villes et les campagnes.

– Les perdants n’ont pas les mots, disait Bran. Ils n’ont pas le temps. Ils doivent travailler, parfois se battre, et toujours se taire pour survivre. C’est le roi qui parle et qui écrit. Jamais le valet. À Montréal, à Québec et dans les campagnes, Irlandais et Français se retrouvent souvent sur les mêmes chantiers. Vous devez apprendre à lire et à écrire. Conquis peut-être, mais toujours vivants, avait-il dit en projetant Dillon au bout de ses bras.

La mer était houleuse. Les voiles se battaient contre les rafales tournoyantes. Les matelots couraient, tiraient, hissaient. Je n’avais pas eu le temps de dire à Bran que ces matelots français avaient été mes premiers professeurs. Je les écoutais, silencieuse et timide de ne pas savoir. Mes premiers mots de français furent ceux de la mer : mât, voile, vent, tempête, ancre, pont, cale… Un vent d’ouest soufflait de plein fouet. Le capitaine fit descendre les passagers à la cale. Dillon s’allongea sur la couchette.

Et il toussa.

BONUS