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Mille Vies

Épisode 9

Fargo

Ainsi passa l’été de mes 10 ans, un été particulièrement chaud et humide. De la pointe du jour au soleil couchant, je parcourais les chemins de l’île avec Fargo, le vieux cheval de M. Mathieu. De l’atelier de menuiserie à l’hôpital, je transportais des cercueils à la douce odeur de bois coupé. De l’hôpital au cimetière, j’expédiais les morts chez les fossoyeurs qui labouraient la terre des cimetières en y enterrant des dizaines, des centaines et finalement des milliers de corps. Du quai au bout de l’île, je charriais planches et outils vers les maisons, dispensaires et autres abris qui poussaient plus vite que les haricots du jardin de la boulangère.


J’avais gardé mes cheveux courts. Plusieurs habitants de l’île n’avaient pas encore réalisé que derrière mon parfum d’étable se cachait une jeune fille. Je portais la casquette de Dillon comme une auréole sur ma tête. Mon pantalon ne m’avait plus quittée. Il était bien plus pratique pour effectuer les travaux que j’avais à faire. Et il y avait beaucoup à faire. Les médecins, les infirmières, les artisans, les prêtres et les ouvriers qui posaient le pied sur l’île sentaient tout au fond de leur être qu’ils ne seraient plus jamais les mêmes. Sur cette île, il arrivait quelque chose qui dépassait la nature humaine. Ce n’était pas la guerre, ce n’était pas la famine, ce n’était pas une pierre qui frappe ou une rivière qui rugit. Ce n’était rien de tout ça qui tuait sans distinction homme, femme et enfant. Nous ne trouvions pas de raison pour comprendre le sens de cette mort affreuse qui écrasait les rangs des humains dénudés et sans arme. Devant la fureur de cette nature impétueuse, volontaire et opiniâtre, nous nous comportions comme une colonie de fourmis aveugles et apeurées sous les coups de pied d’un jeu d’enfant.

Nous aurions tous voulu nous sauver, mais il n’y avait nulle part où aller. La mort s’installait dans nos corps et nous la transportions en nous. Le bout du monde n’était pas assez loin. Aucun remède, aucune potion, aucune prière ne semblaient posséder un fragment du pouvoir nécessaire pour freiner cette mort impitoyable qui planait et brisait la vie sur son passage. Certains parlaient de Dieu, de vengeance et de prières, d’autres de science, d’hygiène et de stérilisation. Peu importe. Dans cette recherche d’une réplique à la sentence, tous s’entendaient pour taire la désespérance qui ravageait le courage des vivants. Devant la cruauté de cette incompréhensible souffrance devenue quotidienne, nous nous accrochions à l’ordinaire qui nous rappelait la vie.

Mon plus grand moment de bonheur se produisait lorsque le docteur Douglas me demandait de tout laisser tomber et d’aller chercher une fiole ou de porter un message rapidement. Libéré de son attelage, le vieux Fargo devenait alors mon fier destrier. Je nous imaginais cowboys partis à la conquête de l’Ouest. Comme je l’avais vu dans un journal illustré, nous protégions une caravane contre les attaques des Indiens. Cet été-là, j’appris à monter, à cheval, à courir et à sauter. Fargo m’apprit à parler cheval. Il me raconta sa vie et moi, la mienne. Nous partageâmes d’indicibles, moments d’horreur et de courts, mais merveilleux moments d’enchantement.

J’avais conscience du désastre humain qui se déroulait sous mes yeux, mais je n’en connaissais pas l’ampleur. J’avais l’habitude de la mort, non de l’hécatombe. Ce n’est qu’un peu plus tard que je constatai à quel point, au cours de cet été de 1847 à Grosse-Île, à Québec et à Montréal, la vie avait perdu presque tous ses combats. Cette année-là, plus de 17 000 émigrants n’eurent jamais la chance de poursuivre leur rêve en Amérique. Plus de 4 000 d’entre eux furent enterrés à Grosse-Île.


La saison de quarantaine avait commencé rapidement. Le transport des cadavres était une tâche colossale à laquelle je participais. Le mois d’août faisait éclater les couleurs et les saveurs de la terre. En deux semaines, plus de 500 personnes avaient perdu la vie et nous, le sens de cette vie. En ce mois des moissons, jusqu’à 30 personnes mouraient quotidiennement sur l’île. Dans le visage de ces malheureux se lisaient la peur et la souffrance. Je me rappelle de chacun de ces corps rompus. Je ne pouvais pas ne pas regarder leur visage. J’y cherchais celui de mon père, de ma mère et de mon frère.

Et puis, septembre s’installa. Octobre fit rougir les feuilles. Le poêle à bois se réveilla. Le feu repoussa le froid hors des maisons. Et la vie, que nous avions crue vaincue, reprit ses droits peu à peu. Il y avait une autre vie après cet été 1847. Il y a toujours une autre vie.

À Grosse-Île, j’appris aussi à lire, à écrire et à compter. La patience d’Ellen ne se tarissait pas. Elle savait m’apprendre pour le plaisir d’apprendre. Le premier livre qui m’accompagna fut celui que Bran transportait dans ses bagages. Les trois mousquetaires occupa mon imaginaire de ses aventures. L’auteur, Alexandre Dumas, fut mon premier professeur. Et quel professeur. C’est à tant vouloir connaître la suite de son histoire que j’appris les mots pour mieux les comprendre. Tous ces mots devenaient un univers dans lequel Ellen et moi pouvions nous évader.

De temps à autre, un vicaire, un abbé ou un curé arrivait sur le bateau à vapeur. Il faisait le tour du secteur des bien-portants et repartait en emportant dans ses bagages des enfants d’immigrants que la mort avait laissés seuls sur les côtes d’Amérique. Le cortège d’orphelins dévalait la pente vers le quai, puis s’embarquait pour l’inconnu. La peur se confondait à leur désir : la peur de ne plus avoir de racines pour s’abreuver à la terre et aux êtres qui nous ont fait naître; le désir de retrouver un peu de douceur dans cette vie si fragile. Ces jours-là, je disparaissais. Tout le monde savait où je me cachais. Depuis longtemps, l’île avait livré tous ses secrets. Pourtant, ni le docteur Douglas, ni Ellen, ni le docteur Thomas, ni M. Mathieu ne m’auraient obligée à me déguiser en jeune fille pour pavaner devant un curé. Je ne répondais pas aux critères de ce que devait être une jeune fille. Valait mieux laisser le garçon manqué que j’étais devenue se cacher dans une grotte de l’autre côté de l’île.

Tous les soirs de cet été 1847, juste avant de rentrer à la maison, je passais voir Anthony Flynn pour lui demander si mes parents et Will étaient arrivés. Plusieurs Galloway arrivèrent à Grosse-Île cette année-là, mais ce n’était jamais eux. Après avoir fait la moue au grand livre des passagers, Anthony me répétait « peut-être demain » et je lui répondais « oui, peut-être demain ». Je marchais sur les galets, puis je m’installais face au fleuve sur la pierre que j’avais faite mienne. Chaque jour, de nouveaux navires jetaient l’ancre dans les eaux de l’île de la quarantaine. Chaque soir, j’espérais. J’espérais que le lendemain ramènerait ma famille jusqu’à moi.


- Il faut te rendre à l’évidence, Molly, me répétait Ellen. Ta famille n’arrivera pas cette année. Je comprends bien ta peine, poursuivait-elle, mais mieux vaut te résigner et aller à l’école. Lorsque tes parents débarqueront, ils seront heureux de voir leur fille instruite et en santé. Il y a un orphelinat à Québec. C’est une très bonne institution. Nous pourrons nous voir régulièrement et nous pourrons même descendre à Montréal pour visiter Dillon. Il ne faut que deux ou trois jours pour faire le voyage de Québec à Montréal. Nous pourrons y aller durant les vacances. Qu’en dis-tu?

Je n’ai jamais répondu aux questions d’Ellen. «Évidence», «résignation», «renoncer», «abandonner», ces mots ne faisaient pas honneur à la langue française ni à aucune autre langue. Je voulais bien les apprendre, mais je ne voulais pas m’en servir. Qu’auraient dit d’eux d’Artagnan ou le comte de Monte Cristo?

Le dernier navire

Au cours du mois d’octobre, les uns après les autres, tous les malades en quarantaine furent transférés à Pointe-Saint-Charles à Montréal. De jour en jour, le froid se faisait plus cinglant. Les feuilles réchauffaient la terre d’une chaude couverture de couleurs. Déjà, à plus d’une reprise, la pluie s’était transformée en grésil. Le vent d’hiver giflait les fenêtres des baraquements. Nous devions partir. Seuls quelques journaliers verraient l’île, ses morts et son histoire se figer dans la profondeur de la neige.

Liverpool avait annoncé le départ d’un navire pour Québec. Il avait appareillé le 13 septembre. Nous l’attendions impatiemment. Le Lord Ashburton était le dernier bateau qui ferait escale à Grosse-Île. La saison de quarantaine de 1847 se terminait. Les glaces allaient transformer le fleuve en une frontière infranchissable. Bientôt, le pays fermerait ses portes aux navires et se recroquevillerait pour panser ses plaies, conserver sa chaleur, reprendre des forces et survivre jusqu’au prochain printemps, jusqu’à la prochaine dérive des espoirs venus d’Irlande et d’ailleurs.


Le 30 octobre, une voile perça l’horizon. Le Lord Ashburton était mon dernier espoir. Je voulais y voir ma mère perchée au bout de ses pieds à la rampe du pont. J’imaginais ses cheveux défaits et son châle couvrant ses épaules. Et mon père. Et mon frère. Je les voulais tellement. Mon cœur volait jusqu’à eux. Je me faisais goéland pour voir ce que voyait le troupeau ailé tournoyant autour du grand mat.

Sur le pont, personne ne saluait la terre. Un halo de brume encerclait le navire. Plus il approchait, plus il semblait disparaître. Les lambeaux d’un pavillon de la quarantaine battaient la bruine et le brouillard. Le docteur Douglas refusa de me permettre d’accompagner l’équipe qui montait à bord.


- Anthony, lançai-je au scribe-infirmier, j’ai quelque chose pour toi.

Je lui tendis un bout de papier sur lequel j’avais longuement et patiemment inscrit le nom de mon père, de ma mère, de mes frères et même celui de Nelly. L’été avait été si terrible, peut-être Dieu permettrait-il un miracle. Anthony regarda le papier, sourit et acquiesça en hochant la tête.

Deux longues heures passèrent avant que la barque partie à la rencontre du navire ne revienne vers la terre ferme. J’avais cru y voir deux hommes monter à son bord. L’un d’eux était Anthony. J’en étais certaine. Le bateau revint rapidement vers l’île. De la rive, on pouvait entendre les ordres dictés aux chaloupiers. Il se passait quelque chose. Ce n’était pas mon père qui tenait sa tête entre ses mains. C’était Arsène, un jeune prêtre nouvellement arrivé. Il pleurait.


Les cordages avaient à peine étranglé les bollards que déjà Anthony était sur le quai et distribuait les tâches. Le jeune prêtre le suivit, tremblant, pâle et frêle. Dans sa soutane noire qui me faisait si peur, il me parut petit et fragile. Il ne cessait de gesticuler et de lancer ses grands bras vers le navire, mais aucune parole compréhensible ne parvenait à sa bouche. Dans sa tête, les mots entrechoquaient ses larmes.

- C’est terrible, gémit Anthony. Il y a 60 cas de typhus et de dysenterie sur le navire. Même le capitaine est atteint. Il y a 500 personnes à bord. Ils sont entassés les uns sur les autres. Cent sont morts durant la traversée. C’est l’un des pires navires à arriver ici.

- Comment peuvent-ils laisser partir ces malheureux sur la mer? jugea M. Mathieu. Ils n’ont pas de cœur, ces lords anglais?

- J’ai besoin de pain et de viande, reprit Anthony, de médicaments, de savon et de liquide désinfectant. Vite. D’autres vont mourir.

Je m’approchai d’Anthony. Lorsqu’il me vit, ses lèvres se pincèrent et son regard se jeta à mes pieds. Une volée de cloches s’envola du clocher de la chapelle.


- Ils ne sont pas là, Molly, dit-il en haussant les épaules.

Anthony reprit le travail. Les minutes comptées n’avaient pas le temps de ramasser les larmes d’une orpheline. Il y avait trop à faire. Encore. Une dernière fois.

BONUS