Épisode 8
Une maison blanche
aux fenêtres bordées de rideaux
Trois jours plus tard, Ellen vint me prévenir que Dillon avait repris connaissance et qu’il se portait mieux. Il semblait hors de danger. La fièvre diminuait, mais il ne distinguerait plus jamais la nuit du jour. Ses yeux étaient morts. Je fus soulagée de sa guérison prochaine, mais combien attristée de le savoir sans autres images que celles de ses souvenirs. « Je serai ses yeux », me dis-je. Dillon avait une si extraordinaire imagination pour voir dans les nuages ou la musique… j’étais certaine qu’en lui décrivant un paysage, une maison, un animal ou une personne, il saurait se dessiner de nouveaux tableaux comme pouvait le faire James, l’illustrateur.
L’important. Je tentais de m’en tenir à ce qui était important. Il était vivant et je n’étais pas seule.
Pourtant, deux jours après avoir reçu cette nouvelle, alors que je sortais de mon baraquement avec les autres enfants, Ellen s’approcha de moi et me conduisit à l’écart. Elle avait les larmes aux yeux.
- Tu sais, Molly, lorsque je suis arrivée à Grosse-Île, j’avais ton âge. Je suis née en Écosse et tout comme toi, j’ai traversé la mer à une époque difficile qui ressemblait à aujourd’hui. C’était le choléra qui tuait. Lorsque nous sommes descendus du bateau, ma sœur et moi, aucune de nous n’était malade. Une semaine plus tard, ma sœur est morte. Ce fut comme si j’avais perdu un bras, une jambe… la moitié de mon cœur.
- Dillon est mort? osai-je demander.
- Non, répondit Ellen en glissant sa main sur ma joue. Bien sûr que non, ne t’en fais pas, il n’est pas mort. Excuse-moi, je t’ai fait peur. Ce matin, obliqua-t-elle, tout à fait par hasard, le docteur Thomas et M. Mathieu m’ont demandé si le garçon qu’ils avaient rencontré allait revenir leur prêter main-forte. J’ai pris ça comme un signe.
- Je peux aller travailler au village? suppliai-je.
- Je leur ai dit que tu reviendrais, reprit Ellen en se battant contre la joie qui me poussait dans ses bras. À la condition, Molly, à la condition que tu viennes habiter avec moi, dans ma chambre et que tu écoutes et respectes chacun de mes ordres. Je me suis portée garante de toi. Et puis, et puis, tu devras apprendre à lire et à compter, tu m’as bien entendu?
- Je ferai tout ce que tu veux, Ellen, répondis-je les mains jointes en prière.
- Très bien, fit-elle. C’est très bien.
J’étais si joyeuse de quitter la partie de l’île réservée aux bien-portants que je me tenais au garde-à-vous devant Ellen, prête à partir. Elle me retourna et me poussa vers mon dortoir.
- Hé bien, belle enfant, qu’est-ce que tu attends? lança-t-elle en courant derrière moi. Va tout de suite chercher ton sac et tes vêtements.
Je sautai par-dessus mon lit en jappant et récupérai rapidement mes quelques affaires. Après avoir enfoui ma poupée dans le sac de Bran, je revins vers Ellen qui me prit par la main.
- Je vais te montrer où tu vas habiter maintenant. Ma chambre n’est pas très grande, mais je crois que ça ira. Tu vas voir, nous serons bien toutes les deux. Nous serons un peu comme deux sœurs.
Je regardai Ellen comme on regarde un miracle. Pour la première fois depuis notre départ, je sentais que je n’étais pas seule à affronter tous les périls. Je n’étais pas la seule responsable de tout. Je me sentais redevenir une enfant. Un frisson de bonheur me traversa. Le vent frais venu du large défroissa mes poumons. Je respirais. Les jeunes herbes dansaient dans le fossé bordant la route qu’arpentaient les carrioles, les travailleurs et les voyageurs. Entre le village des bien-portants et celui des malades et des mourants, le chemin ressemblait soudain à un chemin d’un ordinaire merveilleux.
Ellen habitait une grande maison blanche aux fenêtres ouvertes et bordées de rideaux. Une immense galerie en faisait le tour. Le toit était percé de huit lucarnes abritant autant de chambres. À l’intérieur, une salle commune accueillait les occupants. Un poêle à bois à l’imposante cheminée y trônait en compagnie d’une grande table aux chaises bien alignées. Une odeur de confiture fleurissait l’air. Tout au bout d’une cuisine décorée de poêles et de chaudrons se cachaient les premières marches d’un escalier.
Sur la porte de la chambre d’Ellen, le chiffre 4 se balançait sur un unique clou. Elle avait installé deux matelas par terre. L’un et l’autre s’enveloppaient de deux courtepointes rassurantes et encore chaudes du délicat travail d’une couturière. J’eus aussitôt envie de toucher chacun des carreaux colorés.
- La chambre était trop petite pour y installer deux lits. J’espère que tu ne vois pas d’objection à dormir par terre sur les matelas. Comme ça, je pourrai te faire la lecture jusqu’à ce que tu saches me la faire, ajouta-t-elle. J’ai monté une bonne provision de chandelles et d’huile à lampe. Nous en aurons besoin.
Un simple sourire éclaira mon visage. Malgré son travail à Grosse-Île, Ellen avait déjà effacé quelques-uns de ses souvenirs d’Écosse et d’Irlande. Elle ne se rappelait plus qu’un matelas si douillet était un bien aussi rare que précieux sur les îles du roi d’Angleterre.
- Quand pourrai-je aller voir Dillon? lançai-je innocemment.
Ellen fit semblant de ne pas entendre, tourna les talons et sortit de la chambre.
- Nous avons une toilette tout juste à côté de la maison, dit-elle en osant croire que j’allais oublier mon frère. Tu viens voir, Molly?
- Quand pourrai-je rejoindre mon frère? repris-je sans broncher.
Ellen soupira, lança un regard au ciel et revint vers moi. Elle se pencha et déposa ses mains fines sur mes bras. Elle inspira. Le vent souffla à la fenêtre. Un grand chêne aux feuilles naissantes s’inclina. La porte de la maison s’ouvrit. Deux voix de femmes brisèrent le silence.
- Ton frère est parti à Montréal ce matin, me dit Ellen. Le docteur Douglas croit qu’il pourra être mieux traité qu’ici pour ses yeux. Il y a une maison pour les personnes dans son état. Il est aveugle, Molly. Le docteur croit qu’il guérira du typhus, mais ses yeux n’ont pas résisté à l’infection.
- Comment? Comment est-il parti? Avec qui? Je veux aller le rejoindre. Je ne peux pas le laisser tout seul.
- Calme-toi, Molly. C’est mieux ainsi. Il est parti avec d’autres voyageurs à bord du steamer. On ne pouvait plus le garder sur l’île. À Montréal, il pourra recevoir de meilleurs soins. Le docteur Douglas connaît un médecin des yeux, personnellement. Il s’en occupera très bien.
- Je peux m’en occuper! criai-je tandis qu’Ellen ne répondait plus que par un rictus béat. Je veux aller le rejoindre. Je dois partir.
- Tu ne peux pas, Molly. De temps à autre, des hommes d’église viennent sur l’île et emmènent des orphelins vers une nouvelle famille. Ce sont de bonnes familles, Molly. Tu pourras aller à l’école, avoir des frères et des sœurs, grandir. Toi, tu pourras retrouver une famille qui t’aimera et veillera sur toi, mais personne ne voudra prendre à sa charge un orphelin aveugle. À Montréal, l’institution qui vient d’ouvrir ses portes s’occupe de personnes comme ton frère. Il y sera mieux que n’importe où ailleurs.
- Je ne suis pas orpheline! hurlai-je en me levant d’un seul bond.
Je repoussai les mains moites d’Ellen et me lançai vers l’escalier que je dévalai d’une seule traite. La porte de la maison claqua derrière moi. Je pris mes jambes à mon cou à travers le champ. Je ne courais pas très vite. Je me retournai pour savoir si j’étais poursuivie. Ellen était sur le pas de la porte. Elle ne courait pas. Elle me laissait fuir. Elle savait bien que je n’irais pas très loin.
Des bateaux, encore des bateaux
Jamais la mer ne m’avait déçue. De tout temps, pour l’Irlande, pour ma famille, pour moi, une mer, un fleuve, une rivière avaient été un chemin qui menait quelque part. Cette fois, l’eau qui battait les galets de la plage de Grosse-Île se transformait en une frontière infranchissable. Ce jour-là, je me suis assise sur un rocher et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Dillon était parti. Je n’avais même pas pu lui dire au revoir. Mon frère, mon petit frère naviguait vers Montréal. Seul et sans aucun repère. Il ne voyait même pas les gens qui lui parlaient. Parvenait-il à les comprendre? Me cherchait-il? Savait-il où on le conduisait?
Les rayons du soleil chauffaient la pierre sur laquelle ma peine s’était posée. La lumière ondoyait à la cime des vagues. Le vent courait sur la plage, puis se perdait dans les champs à peine éclos. Le printemps s’attardait. Bientôt, l’été serait de quart. Les nuages voguaient lentement vers l’intérieur des terres. Si Dillon avait été là, nous aurions pu voir dans ce ciel les animaux que nous aimions. Je ne parvenais à y voir que des oiseaux de malheur, des croix et des cercueils.
Dans la baie, plus de 20 bateaux se chamaillaient pour être le premier à débarquer sa cargaison humaine. Les barques faisaient la navette jusqu’au quai refait à neuf depuis le soir d’orage. Les pasteurs et les curés retroussaient leur soutane. Les médecins relevaient leurs manches. Il y avait trop de souffrances, et pas assez de prières et de médicaments. La mort gagnait du terrain sur Dieu et sur la science.
Je n’étais pas orpheline. Mon père, ma mère et Will arriveraient bientôt. Ils étaient peut-être déjà là. Sur l’un de ces bateaux venus du bout du monde, il y avait mon lien avec l’Irlande et avec la vie. Je pourrais enfin dire à Ellen qu’elle avait tort de me croire orpheline. Je lui présenterais ma mère et mon père. Je lui présenterais Will. Je lui dirais qu’il lui faudrait se trouver une autre sœur. Je ne serais jamais la sœur qu’elle avait perdue parce que moi, j’avais toujours une famille. Mon père serait furieux de savoir Dillon seul dans une institution à Montréal. Toute la famille partirait le retrouver. Mon père ferait une colère dans un bureau de l’établissement pour les aveugles. Le directeur s’excuserait en faisant des courbettes. Dillon sortirait de la chambre minable où il était confiné et nous serions à nouveau réunis. Il ne manquerait que Nelly. Ma petite Nelly.
Si mon instinct me disait de m’enfuir, de prendre le premier bateau pour Montréal et de retrouver Dillon, ma tête me disait d’attendre mon père et ma mère. Ma tête et ma peur. Parce que ma peur grandissait. Je ne savais plus ce que je devais faire, où je devais aller. Les questions que la vie me posait étaient plus grandes que moi. Je ne savais pas comment y répondre. Mon père et ma mère. Eux sauraient. Moi, j’avais si peur.
Du haut de mon promontoire, mon regard plongea par-dessus le toit des maisons du village jusqu’au quai. Je distinguai la table d’Anthony Flynn, l’infirmier qui inscrivait les noms de tous les nouveaux arrivants. Il avait repris du service. Depuis plusieurs jours, l’île débordait. Il n’y avait plus aucune place pour accueillir les passagers. Ils étaient sommés de rester à bord des navires. Des baraquements, des tentes poussaient un peu partout. Chose certaine, les autorités avaient été prises de court. Et puis, il y avait la maladie, qu’on ne parvenait pas à contenir.
Sur le quai, une bousculade brisa soudain le rythme régulier des arrivées et des départs. J’appris plus tard qu’un homme malade avait tenté de se faufiler parmi les voyageurs qui avaient reçu la permission de repartir vers Montréal. Les gardes avaient tenté de le contenir, mais il s’était débattu avec l’énergie du désespoir. Dans la cohue, l’homme avait blessé un ouvrier de M. Mathieu venu récupérer des planches de bois, puis il avait glissé et sa tête avait heurté un bollard du quai. Le cheval du menuisier attelé à sa carriole prit peur. Il se cabra et s’invita dans la mêlée. Pris au bout de la jetée, entre la foule mouvante et le fleuve, l’animal piaffait et s’apprêtait à partir au galop sans prendre garde aux hommes, aux femmes et aux enfants qui s’entassaient devant lui.
Je courus vers le quai en oubliant ma peine sur le chemin. Lorsque j’arrivai, le cheval s’était calmé. Il reprenait lentement ses esprits en rabrouant. Le docteur Thomas le tenait par une sangle en lui flattant le museau.
- Charles, dit-il en me voyant apparaître devant lui, ramène ce cheval à son enclos. Je crois qu’il a fait le plein d’émotions pour la journée.
Je montai dans la carriole. Le cheval avait déjà tout oublié. Il fila doucement jusqu’à l’étable attenante à l’atelier des menuisiers. Le ciel brandissait les couleurs rougeoyantes d’un coucher de soleil désespérant de beauté. M. Mathieu me remercia et je rentrai me coucher dans ma nouvelle maison.
Écosse
Source de l’image: Wikimedia Commons
Entre 1815 et 1870, environ 170 000 personnes quittent l’Écosse pour traverser l’Atlantique. Au début du 19e siècle, le gaélique était la troisième langue européenne parlée au Canada.
Source: Mémoires d’un pays
1832
La station de quarantaine de Grosse-Île est établie en 1832 pour contrer l’entrée au Canada du choléra asiatique.
Source: En quarantaine, la vie et la mort à la Grosse-Île
Le choléra
Le choléra se propage quand la bactérie qui en est responsable se retrouve dans des aliments ou de l’eau contaminés par des matières fécales de personnes infectées. Les symptômes incluent des crampes, des vomissements, une entérite aigüe et une forte diarrhée.
Source: Musée Armand-Frappier
Courtepointe
Traditionnellement, les tissus utilisés pour réaliser les courtepointes sont la laine et le coton. Des exemples de motifs sont l’étoile et l’assiette de Dresde.
Source: L’Encyclopédie canadienne
Navire à vapeur
L’Accomodation, construit par John Molson, est le premier navire à vapeur à faire le voyage entre Montréal et Québec en 1809.
Source: Quais du Vieux-Port de Montréal
Arrêt en quarantaine
La durée de l’arrêt des bateaux en quarantaine à Grosse-Île est généralement de 6 jours, mais plusieurs attendent plus de 20 jours.
Source: Parcs Canada
Point le plus élevé
Telegraph Hill, dans le secteur Ouest, est le point le plus élevé de Grosse-Île. Depuis 1909, on y trouve une croix celtique faite à partir de pierres taillées venant d’Irlande.
Source: La revue Légion
Bollard
Source de l’image: Wikimedia Commons
Le bollard est une masse en forme de cylindre enfoncée dans un quai et servant à l’amarrage des navires.
Source: Le dictionnaire multifonctions