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Mille Vies

Épisode 36

La fuite

La nuit tomba, lourde et noire. Anavita avait repris les rênes. Elle était redevenue Anavita, la guerrière. Elle avait puisé dans le puits de malheurs de son passé pour trouver la force de se relever. Encore et encore. Elle l’avait fait si souvent, elle pouvait le refaire. Nous avions relâché la surveillance de la route. Tom avait réussi. Du moins, il était parvenu à retenir nos poursuivants suffisamment longtemps pour nous permettre de prendre une longueur d’avance. Maintenant, tout ce que nous espérions voir venir, c’est le cheval qu’il prendrait pour nous rejoindre. Il tardait et plus il tardait, plus la crainte de ne jamais le revoir grandissait. En attendant, le Prof distribua le pain qui se trouvait dans l’une des valises de nos sauveurs. Dans une autre, il trouva son cartable à dessins. Anavita et Tom y avaient pensé! Ils l’avaient inclus dans la transaction avec Donohue. Le Prof était si heureux qu’il oublia de poursuivre la distribution du pain. Ce que nos passagers lui rappelèrent avec impatience. Il déposa son trésor et poursuivit le partage. Des larmes barbouillaient ses pattes d’oie.

Anavita semblait bien connaître le chemin que nous parcourions. Elle enfilait les villages et les carrefours sans s’arrêter. Les routes étaient désertes et les demeures s’abandonnaient dans la nuit. Anavita jeta un regard à l’arrière et arrêta le convoi sur le bord de la route.

- Nous allons traverser le Kentucky le plus rapidement possible, dit-elle. C’est le dernier État esclavagiste. Nous allons rouler plus loin qu’ils croient que nous pourrions aller. On évitera les plus grandes villes. On arrêtera le moins possible et le moins longtemps possible.


Tous descendirent et se précipitèrent dans les bois pour libérer leur vessie. Nous avions roulé durant des heures, mais personne ne s’était plaint.

- Nous allons dans l’État de l’Ohio. Là-bas, nous serons un peu plus en sécurité. L’État n’est pas esclavagiste. Ça ne veut pas dire qu’il ne se conforme pas aux lois et que les chasseurs de prime n’y font pas de bonnes affaires. Nous nous rendons à Cincinnati dans une maison amie. Nous y passerons quelques jours. Harriet a envoyé un courrier. Ils savent que nous arrivons.

Le Prof vint se joindre à nous.

- Par la suite, reprit Anavita en pointant le Prof, vous partirez avec quatre d’entre eux. Vous irez rejoindre le lac Ontario. Moi… moi et Tom, hésita-t-elle, nous prendrons une autre route.

- Il arrivera bientôt, ajoutai-je. J’en suis certaine.

Entre les branches, des soupirs de soulagement se firent entendre. Un à un, tous revinrent plus légers et plus souriants vers le chariot.

Lorsqu’ils furent réinstallés, dans le froid de la nuit, les paroles d’Anavita se firent bancs de brume.

- Je sais que le chemin est difficile, dit-elle à nos passagers. Vous avez des bleus partout. Et le grand John qui a été malade! Le chemin sera encore long et pénible. Vous devez savoir une chose : demain, nous allons nous cacher chez des amis. Ce sera la première gare, notre première étape du chemin de fer clandestin. Nous allons parcourir le reste du chemin avec des amis, des amis qui risquent leur vie pour nous. Ils vont nous accueillir et nous cacher jusqu’à la frontière. Vous ne pourrez pas rebrousser chemin. Si vous voulez le faire, vous le faites maintenant. Après, vous ne pourrez pas vous arrêter. Nous ne laisserons personne derrière nous. Ce chemin a sauvé des centaines de vies et il en sauvera encore. Il est trop précieux. Je ne veux pas faire de secret : le premier qui ne voudra pas ou ne pourra pas poursuivre la route, je le tue.


Les regards se frôlèrent. Puis, le silence se jeta sur nous comme le froid sur un corps à six pieds sous terre. Anavita s’éloigna, flatta le museau des chevaux et monta sur le siège du conducteur. J’allai la rejoindre. Le Prof monta derrière et couvrit nos passagers avec la bâche. Personne ne descendit et le convoi s’élança.

Durant une partie du jour, le Prof conduisit. Il était préférable que ce soit un homme qui soit aux guides. Il saluait tous ceux que nous croisions. Puis le soir tomba, et Anavita et moi reprîmes place sur la banquette. Anavita poussa les chevaux à vive allure. Après plusieurs heures de route, elle me réveilla en disant « C’est là ». Je m’étais assoupie sur ses genoux, recroquevillée sur la banquette. La fatigue avait eu raison de ma vigilance malgré cette planche qui me perçait une côte. Nous avions traversé le fleuve et la frontière de l’Ohio. La forêt s’éclaircissait et on devinait des champs cultivés. Cincinnati n’était qu’à un mille ou deux.

- Nous arrivons à Cincinnati? Demandai-je.

- Nous nous arrêtons avant la ville, répondit-elle en empruntant un chemin de passage. Là, tu vois la maison avec la bougie à la fenêtre?. C’est là que nous allons.

Anavita fit halte et camoufla le chariot à bonne distance de la maison. Nos passagers avaient peine à rester assis. Maintenant que les sabots des chevaux s’étaient tu, on entendait leurs murmures et leurs gémissements. Anavita se dirigea vers eux.

- Nous sommes arrivés à notre premier arrêt, leur dit-elle. Nous allons y passer la nuit. Vous pourrez manger, vous laver et dormir confortablement. Mais jusqu’à ce que je vous dise de sortir du chariot, vous y resterez cachés. En silence. Nous devons vérifier si la maison est sûre. Prof, viens avec moi.

Le Prof prit la carabine allongée derrière lui et descendit.

- Prof, reprit Anavita, fais le tour de la maison et regarde par les fenêtres. Molly, lorsque tu verras le Prof revenir vers toi, tu iras frapper à la porte. À la personne qui te répondra, tu diras : « J’ai perdu mon cheval gris » et elle devra te répondre : « Entrez, il y a toujours des loups ». Et tu lui donneras un sou des quakers. C’est le code. Si tu n’obtiens pas la bonne réponse, c’est que nous sommes tombés dans un piège. Alors vous fuyez et vous vous préparez à tirer. Je lancerai les chevaux au galop et vous y monterez lorsque je passerai devant vous. Nous déciderons ensuite.


La nuit sembla s’illuminer d’une lumière nouvelle. Il me semblait mieux voir et entendre. Je sentais tous mes muscles tendus et aux aguets. J’étais prête à fuir et à sauver ma vie. Le Prof s’avança vers la maison. Elle était grande et austère. Rien ne laissait transparaître une quelconque richesse et pourtant, pour posséder pareille demeure, il fallait compter sur des moyens plus que suffisants. Rien de comparable cependant avec les demeures majestueuses de Natchez.

Le Prof fit le tour de la maison. Il n’avait rien vu de suspect à l’intérieur. Tout semblait calme et paisible. Malgré l’heure tardive, les pièces de la maison étaient éclairées, même celles de l’étage qui devaient servir de chambres. Le Prof se cacha à proximité de la porte et y pointa son arme. C’était à mon tour. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais vraiment peur. Une peur bleue. J’avais l’impression que mes genoux se transformaient en guenille et n’allaient pas me soutenir très longtemps. Le Prof me fit un clin d’œil. J’avançai de quelques pas. J’allais frapper à la porte lorsque soudain elle s’ouvrit, me laissant sans souffle. J’étais paralysée de surprise et de peur.

Une femme vêtue d’une longue robe grise au collet blanc se tenait devant moi. Elle était grande et blonde, mince et élancée. L’heure tardive ne semblait pas avoir délié une seule mèche de ses cheveux. Son visage était anguleux, mais ses yeux étaient doux comme ceux d’un chevreau du printemps. Elle portait hautes de jolies pommettes rosées. Derrière elle, un homme s’avança. J’étais toujours paralysée et le prof à l’écart regardait la scène, attendant que le rideau se lève enfin. Le fumet d’un repas chaud embaumait l’air froid. Je ne me rappelais plus du mot de passe.


Elle ouvrit ma main que j’avais oubliée au bout de mon bras tendu, y prit le jeton fabriqué par les Quakers et me sourit.

- Le voyage a été long, jeune fille? Entrez, dit-elle, il y a toujours des loups.

Le Prof baissa son arme et s’avança. Un cochon passa tout près de nous en grognant.

- Bienvenue à Porkopolis, fit notre hôte penché à l’épaule de son épouse. Ne vous en faites pas, ici, et partout en ville, les cochons sont rois.

- Nous arrivons du Mississippi, débuta le Prof…

- Oui. Nous vous attendions, répondit l’homme.

- Vous êtes seuls? Nous pensions que vous seriez beaucoup plus nombreux.

- Oh, nous le sommes, annonça le Prof. Vous n’avez encore rien vu…

Au même moment, les roues du chariot firent craquer la terre gelée. Anavita s’arrêta à la porte et l’un après l’autre nos passagers descendirent, grelottant de froid et dépliant leurs jambes engourdies.

- Entrez, fit la femme. Entrez. Je vous ai préparé un bon repas.

- Laissez les rênes, dit l’homme enfilant un paletot de lainage. Je vais m’occuper de l’attelage.

- Maintenant, se moqua Anavita en me pressant le cou, on connaît tes talents pour les mots de passe.


Ce fut un moment magique. Le Prof s’approcha et, d’un seul élan, nous tombèrent tous les trois dans les bras de l’un et de l’autre. Dans l’air froid de la nuit, le souffle de nos soupirs s’envola. Nous avions réussi. Nous étions en sécurité. Depuis des mois, le Prof et moi avions parcouru les sentiers les plus dangereux d’Amérique. Des loups dans un repaire de vipères. Nous avions réussi. Le Prof tenait ma tête et m’embrassait sans faiblir.

- Molly, me répétait-il, nous avons réussi! Le plus grand voyage du chemin de fer clandestin. La plus grande évasion. Le plus grand nombre d’esclaves en fuite. C’est nous. Nous avons réussi!

Anavita s’était éloignée. Elle regardait vers l’ouest. Vers la route. Vers le noir de la nuit. Vers Tom qui ne revenait pas.

La gare de Cincinnati

Jarrel et Liora nous ouvrirent grandes les portes de leur maison. Liora avait préparé un fabuleux bouilli de légumes digne de Mama. Le pain était blanc et moelleux, et le beurre aussi crémeux que délicieux. Malgré l’heure tardive, nous étions trop nerveux pour nous endormir. La nuit s’avança lentement vers le lendemain. Après le repas, plusieurs de nos passagers s’installèrent devant le feu brûlant dans l’âtre. Ils y fixaient les flammes, hypnotisés par cette chaleur ondoyante qui les enveloppait de réconfort.. Liora servait un thé chaud, doux et apaisant. Certains fredonnèrent des chants qui ressemblaient à des prières. Si Dieu ne dormait pas, il devait les entendre et se laisser bercer.

Dans la cuisine, le Prof, Anavita, Jarrel et moi étions restés attablés devant les vestiges du repas.

- Anavita, commença le Prof, tu vas enfin pouvoir nous expliquer ce qui s’est passé? Pourquoi êtes-vous venus nous chercher? Nous avions une entente avec le capitaine. Je n’ai rien compris. Pourquoi voulait-il nous trahir?

Anavita regarda Jarrel se lever et s’éloigner.

- Je vous laisse parler entre vous, dit-il en se joignant à la messe au salon.

Anavita lui sourit.

- Ils ne doivent pas savoir, reprit Anavita, moins ils en savent et plus ils sont efficaces. C’est une convention pour certains lieux de passage du train. Ce sont des gens de confiance, mais l’ignorance qu’ils ont de nos projets assure leur sécurité et la nôtre. Ce sont des gens merveilleux. J’aimerais être comme eux.

- Dis-nous, maintenant, enchaîna le Prof lorsque tous furent suffisamment éloignés pour ne rien entendre de notre conversation.

- Le capitaine Donohue est un trafiquant d’esclaves, poursuivit Anavita. Pire que le pire des esclavagistes. Il vole ses semblables. Il joue double jeu. Il embarque des esclaves au Sud en leur promettant la liberté. Mais ce n’est que pour les revendre et les remettre sur le marché dans d’autres États. Harriet et Douglass ont été mis au courant de son trafic.

- Un beau salaud, lançai-je.

- Mais pourquoi payer aussi cher pour nous libérer?

- C’est vrai. Pourquoi ne pas avoir volé ce voleur? Il ne méritait que ça. Et nous n’aurions pas perdu le peu que nous avions.

- Lorsque Harriet a su que ce trafic existait, elle nous a expédiés en mission. Elle voulait que nous nous fassions passer pour des acheteurs. Elle ne veut pas que le trafic s’arrête. Douglass est d’accord.


- Mais pourquoi?

- Harriet et Douglass veulent que le trafic se poursuive parce qu’il est bien plus facile pour nous de libérer des esclaves qui sont rendus à Memphis ou au Kentucky que d’aller les chercher au Mississippi. Et pendant que les lions se mangent entre eux, ils se font du tort à eux-mêmes. On ne va pas les dénoncer. Qu’ils continuent. C’est tant mieux. Un esclave volé au Sud et transporté vers le Nord augmente les chances de s’échapper.

- Nous sommes allés jusqu’à Natchez, soupira le Prof, qui refit tout le chemin dans un songe de quelques secondes. Tu te rends compte, Molly?

- Et tout le Sud vous cherche, lança Anavita. Vos têtes sont mises à prix. Lorsque nous avons su que le capitaine Donohue avait une grosse cargaison d’esclaves à vendre, nous avons pensé que ce pouvait être vous. Nous ne nous sommes pas trompés.

- Par chance, Harriet a ses espions, repris-je.

- Sinon, nous nous balancerions au bout d’une corde…

- Je crois que les doutes de Donohue se sont confirmés lorsqu’il a su que Tom et moi avions obligé les matelots à vous embarquer avec nous. Maintenant, il sait que nous savons. Il sait que nous pouvons le dénoncer. Il ne pourra plus faire le malin. Si les planteurs du Sud l’apprennent, ils vont lui mettre une balle entre les deux yeux. C’est un ennemi pour nous, un traître pour eux.

- Ça, c’est s’il est encore vivant, rectifiai-je. Dans la bataille entre Tom et lui, je crois qu’il a goûté du couteau.

- Au fait, repris-je après un court silence, à combien nos têtes sont mises à prix?

- 700 $.

- C’est tout? m’exclamai-je.

Les lits étaient faits. Certains esclaves pleuraient de trop de blancheur. Je me rappelais cette première nuit à Grosse-Île, où j’avais connu ce qu’étaient un lit et des draps propres et blancs. Un coin de paradis, même en enfer. Un nuage de bonheur. La maison était suffisamment grande pour tous nous accueillir. Certains durent se contenter d’une paillasse déposée par terre. C’était mieux que tout ce que nous avions connu jusqu’à présent. Mieux que ce que nous allions connaître sur le chemin de Saint Catharines. Nous devions faire provision de bien-être. Les ronflements se firent plus fort que tout ce que nous avions entendu jusqu’ici. C’était un chant disgracieux certes, mais un chant sans peur. Un chant de pure liberté.

700 $… Une insulte… Je m’endormis. Tranquille. Mes rêves me transportèrent dans les bras de Jaze.

BONUS