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Mille Vies

Épisode 35

Pour le meilleur et pour le pire

- Comment, rien? bougonna le Prof.

- Rien. Rien de rien. Ils ne m’ont rien dit.

- Tu es certaine que ce sont bien eux?

- Comment pourrais-je me tromper?

- Alors pourquoi sont-ils ici?

- Peut-être en mission?

- Ce serait toute une coïncidence…

- Sinon, ils sont là pour nous.

- Mais pourquoi?

- Et pourquoi restent-ils aussi discrets?

- Il y a un danger à bord de ce navire, sinon ils t’auraient parlé.

- Nous devons être plus vigilants.

- Tu as toujours ton revolver, Molly?

- Bien sûr. Il ne me quitte plus.

- Que pourrait-il nous arriver?

- Tom et Anavita vont sûrement tenter d’entrer en contact avec nous.


- Je propose qu’à tour de rôle, l’un de nous reste sur le pont du navire, disponible. Nous nous relayerons. Comme ça, nous pourrons tout surveiller, et Tom et Anavita sauront où nous trouver.

Ni Tom, ni Anavita ne nous contactèrent. On ne les vit jamais sur le pont. Ils semblaient avoir disparu. Je tentai de trouver leur cabine. En vain. Le Prof finit par douter de cette rencontre. Moi, je craignais qu’il leur soit arrivé malheur.

Un soir, le Prof descendit dans la cale où étaient enfermés les esclaves. Nous étions à échanger notre quart de relève sur le pont. J’entendis un cri étouffé et le bruit d’un corps qui tombe.

- Prof, ça va? fis-je du haut de l’escalier.

Pas de réponse. Et surtout, aucun son provenant des esclaves. Nous leur avions bien dit de ne pas faire de bruit et de ne pas parler fort, mais ce silence était plus que suspect.

Je sortis mon revolver et descendis quelques marches.

- Prof? Y’a quelqu’un?

Je vis d’abord ses jambes. Le Prof était étendu par terre. Il ne bougeait pas. Je m’approchai. Que lui était-il arrivé? Puis, je vis les têtes ébahies des esclaves et Morbleu qui braquait son revolver sur eux. Je pointai le mien sur lui.

- Haut les mains!, dis-je en entrant dans la pièce.

Un grand fracas me cassa la tête. Lorsque je m’éveillai, j’étais ligotée dans la cellule cadenassée. Le Prof, ligoté aussi, me regarda. Du sang séché me collait une paupière. J’avais un mal de crâne terrible. Le coup avait été rapide et foudroyant. Morbleu et un autre matelot attendaient dans la soute. Ils gardaient leur arme à portée de main.

- Je veux voir le capitaine Donohue, répétait le Prof.

Plus il demandait à voir le capitaine et plus les deux hommes riaient. Riaient-ils du capitaine ou de nous? Le compagnon de Morbleu avait perdu un œil. Ses paupières avaient été cousues et formaient une cicatrice qui faisait peur à voir. Morbleu n’était pas plus loquace qu’à son habitude et coq-l’œil remplissait le vide d’un flot de paroles. Il avait un accent du Sud si prononcé que je ne comprenais qu’un mot sur deux. Le jour passa sans que rien ne bouge. J’espérais voir Tom et Anavita arriver et nous sortir de ce pétrin. C’était assurément pour ça qu’ils étaient là. Ils savaient. Mais que savaient-ils que nous ne savions pas?


Le temps passa. Personne ne venait à notre secours. L’absence de Tom et Anavita soulevait de sérieuses questions sur leur sort et, par conséquent, sur le nôtre. Et le bébé de Martha qui s’annonçait. La future maman avait de douloureuses contractions, de plus en plus fréquentes. C’était pour aujourd’hui. Le moment était mal choisi pour venir au monde. John, le lanceur de pierre, osa prendre la parole.

- Il y a une femme qui va accoucher. Vous voyez bien qu’elle va accoucher. Vous ne pouvez pas la laisser comme ça.

- Vous êtes noirs tous les deux, tenta le Prof en s’adressant à nos geôliers, pourquoi ne nous aidez-vous pas? Nous avons de l’argent et des armes. Vous connaissez le chemin de fer clandestin? Harriet Tubman? Vous en avez entendu parler, j’en suis certain. Nous pourrions tous aller la rejoindre. Il y a du travail là-bas, des écoles…

- Vous vouliez voir le capitaine Donohue, annonça le cyclope. Je l’entends qui arrive.

Le capitaine se présenta à nous. Casquette de travers, manches retroussées, il avait une bouteille de whisky à la main, c’était jour de fête. À son regard hagard et à ses paroles molles et enchevêtrées, il était facile de voir qu’il était complètement saoul. Il fit ouvrir la porte de notre cage et demanda qu’on sorte Loone, un homme qui n’avait pas pu me dire son âge parce que personne ne lui avait jamais mentionné l’année de sa naissance. Il devait avoir entre 25 et 30 ans. Il était grand et fort. Le capitaine le fit mettre à genoux. Deux hommes le tinrent par les bras.

- J’ai quelque chose à vous dire, commença le capitaine alors qu’il empoignait Loone à la gorge et serrait lentement. Au lever du jour, nous allons accoster au port de Paducah. D’ici là, vous allez tous être ligotés et embarqués dans un chariot. Demain, vous partez.

- Nous allons à Saint-Louis, dit le Prof. Nous avons payé.


- Je ne vais jamais à Saint-Louis…, répondit Donohue.

Le capitaine serra un peu plus la gorge de Loone, qui respirait difficilement. Son visage écarlate se gonflait de veines saillantes.

- Si vous faites exactement ce qui vous est demandé, poursuivit-il, on ne vous fera pas de mal. Au moindre faux pas, vous êtes morts. Pour moi, un esclave vivant, ça ne vaut pas grand-chose. Un esclave mort, ça ne vaut plus rien du tout, c’est un tas de charogne lourd et puant qu’il faut couler au fond du Mississippi. Et ça, c’est un travail pénible qui ne rapporte rien; alors, s’il vous plaît, faites-le pour votre capitaine, ironisa-t-il, débrouillez-vous pour rester vivants.

Le capitaine poussa Loone par terre. Les deux hommes le relevèrent et le jetèrent dans la cellule. Il s’écrasa sur nous en tentant de retrouver le souffle qu’il avait perdu. Le capitaine reprit sa bouteille et s’en retourna en titubant.

- Sortez cette femme de là, dit-il avant de disparaître. Conduisez-la à l’infirmerie et appelez le docteur Freid. Faites attention à elle. Une esclave et son enfant, ça vaut cher. Aujourd’hui, j’en ai une. Demain, j’en aurai deux à vendre. C’est une bonne affaire. Oh, j’allais oublier, les gars : ramassez les bagages et les armes de tout ce beau monde. Surtout, le sac de monsieur le Professeur. Apportez-le dans ma cabine. Je crois qu’il contient des choses très intéressantes.

- Vous n’avez pas le droit!, hurla le Prof. Vous n’avez pas le droit! C’est notre argent. Et puis, hésita-t-il, mon cartable à dessins. Vous n’avez pas le droit.

- Tes dessins! s’esclaffa Donohue. On s’en fout de tes dessins d’oiseaux. Pit pit pit. C’est ton argent qu’on veut. Ton argent! « Pas le droit »… Elle est bonne! « Pas le droit »…

Au cours de la nuit, huit esclaves, le Prof et moi fûmes ligotés, bâillonnés et brutalement installés dans un chariot de prospecteur, recouverts de paille et d’une grande bâche.


Au petit matin, le navire ralentit, aborda le quai de Paducah et s’arrêta. Le vacarme du transbordement des marchandises commença. Les matelots s’affairaient, montaient, descendaient. Les ordres fusaient de toute part. Soudain, le chariot fut délivré de ses cales. Deux chevaux hennirent. Je crus reconnaître Dixie. Je ne voyais qu’un petit coin de sol à travers les planches du chariot. Nous allions sortir du navire. Les raisons de ce départ se bousculaient dans ma tête. Le chariot s’avança dans la rue longeant le port. Le passage des roues sur la chaussée pavée transperça nos corps allongés et ankylosés d’une terrible vibration.

- Attendez, ne partez pas! hurla une voix forte qui était celle du capitaine.

Le chariot s’arrêta. Le conducteur descendit.

- Qu’est-ce qu’il y a encore, capitaine?

C’était la voix de Tom. Je l’aurais reconnue entre mille. Le capitaine s’approcha.

- Que se passe-t-il, capitaine? reprit Tom.

- C’est que je crois que vous avez tenté de m’avoir, dit Donohue.

- Comment ça? gloussa Tom dans un rire forcé.

- Huit esclaves et deux Blancs pour 3000 $, c’est peu.

- C’est un gros paquet d’argent, capitaine.

- Pourquoi un noiraud comme toi, un esclave…

- …libre, je vous ai montré mes papiers…

- … pourquoi un esclave libre accompagné d’une métisse déguisée en fille de joie vient-il jusqu’ici pour acheter des Noirs?

- Je vous l’ai déjà dit, capitaine. Nous travaillons pour Henry Murphy de Virginie. Je ne comprends pas que vous ne connaissiez pas son nom. Vous le connaissez peut-être sous un autre nom. C’est lui qui est à la tête du trafic. Mieux vaut être de son côté, si vous voulez poursuivre vos affaires…


- Oui, oui, vous m’avez déjà dit ça… Reste que je n’y trouve pas mon compte.

- Nous avons conclu un marché. Vous avez donné votre parole.

- Je sais bien, je sais bien et je suis très déçu de devoir revenir sur notre entente…

- Capitaine, vous m’avez vendu huit esclaves. J’ai payé. Je pars. Dites à votre homme de main de baisser sa carabine et laissez-nous partir.

- C’est vrai, je vous ai vendu huit esclaves. À très bon prix. Excellent même. Pour ça, disons que c’est conclu. Une affaire, c’est une affaire. Même si j’y perds et que vous faites une affaire en or. Vous avez raison, nous avons conclu une entente. Y’a juste une petite chose qui me chicote.

- J’ai un long chemin à faire jusqu’à la plantation, capitaine. Nous devons partir rapidement…

- Oh, ça ne sera pas long. Je me demandais pourquoi vous vouliez prendre les deux Blancs avec vous. Ça ne serait pas parce qu’ils sont recherchés? Il y a des rumeurs qui viennent du Sud. Je suis prêt à parier que vous ferez un joli paquet de dollars lorsque vous les remettrez au premier shérif que vous rencontrerez. Je les garde. Je vous ai vendu des esclaves, pas des traitres. Les traitres, je les garde.

L’homme de main s’approcha du chariot et tira sur la bâche qui nous recouvrait. J’entendis une voix aussi douce qu’insistante.

- À ta place, je ne ferais pas ça, dit Anavita.

Un coup de feu se fit entendre. Un corps s’effondra. De l’autre côté, une lutte s’engagea entre Tom et le capitaine. Les deux hommes s’échangèrent plusieurs coups de poing qui les précipitèrent l’un et l’autre contre le chariot. Puis, il y eut un court silence. Un jet de sang marqua le sol. Les brides de l’attelage fouettèrent l’air et les deux chevaux s’élancèrent. Un homme sauta sur nous brusquement et se lança vers l’avant.

- Vite, Anavita! lança Tom. Il faut sortir de cette ville. Vite!

Alors qu’Anavita conduisait rapidement l’attelage hors de la ville, Tom souleva la bâche, poussa la paille nous recouvrant et coupa nos liens avec son couteau ensanglanté. Les esclaves semblaient se réveiller d’un long cauchemar. Lorsqu’il me délivra de mes liens, je vis ses yeux s’éclaircir et lui sautai au cou. Il y avait si longtemps que je n’avais vu un regard ami qui voulait de moi sans compromis, sans faux papiers, sans mensonge.

- Heureux de te voir, ma belle Molly! J’ai trouvé ça, je crois que c’est à toi.

Tom me tendit mon revolver.

- Va à l’arrière, poursuivit-il. Ils vont s’amener à plusieurs. Tire sur tout ce qui bouge.

En me rendant à mon poste, je retrouvai le Prof, John et plusieurs des nôtres.

- Mais que se passe-t-il? poussa le Prof dans la cohue. Tom, que se passe-t-il?

- Pas le temps, Prof, pas le temps. On vous racontera.

- Nous ne sommes pas tous là, lançai-je. Vous avez oublié Martha, son bébé, Judy, Tommy. Où est Loone? Il n’est pas là non plus.

- Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Tom en me prenant par les épaules. Nous ne savions pas combien vous étiez. Nous avons négocié. On a fait tout ce qu’on pouvait. Maintenant, nous devons sauver ceux qui sont là et sauver notre peau. Tu es d’accord, Molly?

Je fis signe que oui, mais au fond de moi… Le Prof savait bien quels sentiments me parcouraient. Il me serra contre lui. Au cours des dernières semaines, nous avions parcouru des milles et des milles. Tous ensemble. Nous avions été les membres de cette famille bigarrée en route vers la liberté. C’est pour la vie que nous luttions. C’est pour Martha et Loone que j’avais fait ce voyage. Difficile d’accepter l’idée que de soustraire une vie pût malgré tout faire grandir la liberté. Mon cœur ne parvenait pas à faire ce calcul. Je me refusais à le faire et à le comprendre. Le Prof m’embrassa sur la joue. Pas un mot entre nous. Que des regards ébouillantés par une peine qui marquerait l’âme d’une cicatrice de plus.

Le chariot filait à vive allure. Dans la forêt, les rayons du soleil tentaient de percer le voile qu’étendait l’air frais du matin.

- Ils arrivent! lançai-je. Je vois la poussière de leurs chevaux.


À chaque détour, les cavaliers lancés à notre poursuite disparaissaient puis réapparaissaient.

- J’en ai compté 10, cria le Prof.

- Nous n’avons que deux carabines et deux pistolets, et très peu de munitions!, hurla Tom. S’ils approchent, tirez. Mais tirez juste!

La route était parsemée de trous et de bosses et jonchée de branches qui craquaient sous les roues. Les chevaux tiraient à en perdre haleine. Le poids du chariot ne nous permettrait pas de filer très longtemps à pareille allure. L’un de nos poursuivants se détacha du peloton. Il s’approcha lentement, sortit son revolver et tira. La balle traversa le chariot et alla se fracasser dans le bois du siège du conducteur. Le Prof tira et je tirai à mon tour. L’échange de coups de feu retentit dans la forêt. Dans un détour, le cavalier coupa court à travers les bois et arriva juste derrière nous. Un coup de feu le fit culbuter sur la route. Son cheval s’écrasa et roula de tout son poids sur le cowboy. Tom avait rejoint Anavita et tiré du banc du conducteur.

Cet incident sembla ralentir nos poursuivants, qui disparurent à nouveau dans les détours. Après quelques minutes, notre attelage ralentit et Tom sauta. Il portait une petite valise.

- Que fais-tu,Tom? hurlai-je.

- Je vais faire diversion.

- Je vais avec toi, répliqua le Prof. Tu ne peux pas faire ça tout seul.

- J’ai de la nitro, Prof. T’inquiète pas. J’irai vous rejoindre.

« J’ai de la nitro, Prof. De la poudre et de la nitro. T’inquiète pas », répétait le Prof retombé sur son séant.

Anavita fouetta la croupe des chevaux en hurlant. Le chariot reprit son allure. Tom se dissimula dans les bois. Son couteau brilla derrière un bosquet.

- Qu’est-ce que c’est, de la nitro, Prof?

- C’est un produit explosif, très explosif, très instable et très dangereux.


Quelques minutes plus tard, trois explosions firent vibrer les arbres de la forêt. Je n’avais jamais entendu quelque chose de si puissant. Dans sa petite valise, Tom transportait le tonnerre et l’éclair. Nous espérions tous qu’il ne s’était pas lui-même foudroyé. Une colonne de fumée s’éleva dans le ciel. Nous ne pouvions pas attendre. Il nous fallait profiter de ce moment pour nous éloigner le plus vite possible et semer nos poursuivants. Anavita connaissait le risque que Tom courait. Un coup de feu retentit. Elle fouetta les chevaux encore et encore durant de longues minutes. Je montai sur le siège du conducteur.

- Arrête, Anavita, arrête! Le chariot va se briser. Les chevaux sont exténués. Arrête. On peut ralentir. Écoute-moi, on peut ralentir.

Comme délivrée d’une soudaine et terrible possession de l’âme, Anavita me fixa de ses grands yeux de fée, puis regarda ses mains rivées au cuir de l’attelage comme si elle avait complètement oublié ce qu’elle faisait le moment d’avant. Elle me tendit les rênes. L’attelage ralentit. Les chevaux soufflèrent. Anavita se leva et regarda derrière nous.

J’entendis le cri sourd qui hurlait en elle. Le silence culbuta dans les feuilles d’automne.

- Tom, chuchota-t-elle.

BONUS