// Mille vies » Épisode 26
Ville de Montréal

boomerang

Bibliothèques publiques de Montréal

Mille Vies

Épisode 26

Le paradis


Lorsque je m’éveillai, Jaze me regardait. J’en fus surprise, étonnée et ravie.

- J’ai beaucoup pensé à toi durant le voyage, me dit-il en baissant les yeux.

- Moi aussi. Je n’en pouvais plus de t’attendre.

Jaze glissa sa main dans mes cheveux. Je déposai la mienne sur son bras. Sa peau était douce, ses caresses enivrantes.

- Molly, je veux te dire que… que je ne sais pas ce que c’est que de vivre à deux, d’être amoureux, mais ce que je sais, c’est que lorsque je pense à toi, j’ai envie de devenir meilleur.

- C’est déjà beaucoup, je crois. Et c’est pareil pour moi, Jaze. Lorsque je vois briller tes yeux, comme ça…

- Moi, c’est lorsque tu me souris, Molly. Je ne peux pas décrire l’effet que ça me fait. J’ai l’impression de voler. J’ai l’impression que tu me donnes des ailes.

- Et moi, lorsque tu me frôles, j’ai la chair de poule.

- Moi aussi, surenchérit Jaze tout aussi étonné. Molly, si tu savais.

- Est-ce tu crois que nous sommes fous?

- Ça, y’a pas de doute, mais c’est trop bon.

Et Jaze fit éclater un de ses grands rires comme lui seul en avait le secret.

Un rayon de soleil glissa sur le drap blanc. Jaze déposa un premier baiser sur mon épaule dénudée. Un grand frisson me parcourut et glissa jusqu’au fond de mon âme. Ça devait être ça, l’amour. Mais oui, j’étais en amour. Pour la première fois de nos jeunes vies, nous étions en amour. Ni temps, ni espace. Il n’y avait que nous deux, nos cœurs battants, nos corps chauds de passion et d’avenir. Jaze se leva et ferma la porte sur l’univers.

C’était la première fois que je faisais l’amour. Tout se fit le plus naturellement du monde. Doucement. Lentement. Une infinie tendresse nous unissait. Nous découvrions chaque pore de la peau de l’autre. Nous apprenions à déposer nos bouches l’une sur l’autre et à nous embrasser.

- Tu m’étourdis, Molly, tes baisers m’étourdissent.

- Alors, embrasse-moi encore.

- Je crois que je t’aime.

- Moi aussi, je crois que je t’aime. En fait, je crois que je t’aime depuis le premier jour.

- Promets-moi que nous allons être heureux.

- Je te le promets, Jaze.

- Je te le promets aussi, Molly.


La peau noire de Jaze contrastait avec la blancheur tachetée de la mienne. J’avais l’impression de me fondre en lui et lui en moi. Nous ne formions qu’un seul corps emmêlé de caresses de toutes les couleurs. Son corps palpitait sous mes mains. Mon corps vibrait au rythme du plaisir et de l’amour.

Et puis soudain, il y eut un grand éclair de jouissance. Nos cœurs s’arrêtèrent le temps de saisir le souffle d’un ange. Un frisson me parcourut. Les yeux de Jaze brillaient d’un feu venu d’ailleurs, d’un ailleurs meilleur. Nous revenions d’un merveilleux voyage dans ce monde que nous avions créé en nous unissant.

À partir de ce jour, je sus ce que devait être le paradis. Être Dieu, j’aurais fait de ce moment… une éternité. La vie, la mort, le lieu, l’heure, la couleur du ciel, les mots, les jours, les joies, les peines, tout et rien, dehors et dedans, chaud et froid, homme et femme, noir et blanc, dans ce moment d’éternité, il n’y avait qu’un seul et magnifique amour dans lequel j’aurais voulu vivre pour toujours.

Jaze et moi restâmes étendus sur les draps fripés de blancs. Tous les deux, nous venions de découvrir l’eldorado de nos prochaines nuits. Le filon d’amour était généreux. Nous n’avions qu’à y jeter le filet de nos désirs. L’image du fildefériste me revint à l’esprit. D’où venait l’eau des immenses chutes au-dessus desquelles il se promenait? Elle venait de nulle part et disparaissait au cœur de la Terre. Jamais elle ne se tarissait. Cette eau qui glissait entre les doigts parvenait à s’infiltrer dans le roc et à briser la pierre. Elle était douce et violente. Elle était délicate et puissante.

Nous avions fait du lit de Jaze, l’île de cette journée. Le temps passa. Matin, midi. Le soir arriva sans que nos corps soient repus de la chaleur de l’autre. Nous nous étions nourris d’amour, n’avions faim que de caresses. Malgré les échos de la voix d’Harriet, les éclats de Mama et les pleurs de la petite Madeleine, plus rien n’existait. Au milieu de la journée, King, parti à ma recherche, avait ouvert toutes les portes des pièces de la maison en m’appelant. « -Ly, -Ly », répétait-il. Lorsqu’il ouvrit la porte de notre île, il ne vit qu’une immense montagne de draps sans se douter qu’elle cachait un volcan. King poursuivit sa quête et je l’entendis se diriger vers la grange.


Au soir couchant, Mama se mit à brasser chaudrons et casseroles avec grande ferveur. Elle préparait le repas du soir comme si elle sonnait les cloches de l’angélus. Elle supportait mal que deux paires de bras aient pu passer la journée sans travailler. « Pas un seul jour ne peut se passer sans lumière », me répéta-t-elle durant plusieurs semaines. C’était l’heure de se lever.

La porte arrière claquait à tout rompre dans un va-et-vient incessant. Tous répondaient avec diligence aux ordres de Mama. Le repas s’installait dans la cour arrière malgré le vent frais d’automne. Sur une grande table taillée à même les arbres de la forêt, les couverts étaient mis. C’était la fête pour Josiah, « l’homme qui embrassait la terre ». Lorsqu’un esclave traversait la frontière de sa liberté, la tradition voulait qu’une fête s’organise chez Harriet. Le repas se déroulait toujours à l’extérieur. Hiver comme été. C’était comme ça. La liberté vivait dans le vent, la neige, le froid, la pluie et le soleil. Elle vivait dans les bois et dans les villes. Elle vivait au grand jour. Dehors. C’est comme ça qu’on jugeait de la liberté. Si à toute heure du jour et de la nuit, nous pouvions sortir dehors et aller là où bon nous semblait, sans craintes et sans contraintes, c’est que nous étions libres.


La petite Madeleine avait refusé de se joindre à la fête et s’était endormie dans les bras d’Harriet. Josiah alluma le feu de sa nouvelle vie en pleurant comme un bébé. Il était touchant de candeur et de sincérité. Le feu s’embrasa de la paille à la bûche. Tous s’approchèrent en tendant les mains pour se réchauffer. C’était notre messe à nous. Notre hymne à la vie. Tom sortit un harmonica d’une des poches de son habit poussiéreux et souffla dans l’instrument. Une musique s’envola comme une prière. Jaze prit ses tambours et s’installa sur le tronc d’un arbre couché devant le feu. King s’empara d’un long bout de bois monté sur une cuvette métallique et sur lequel Harriet avait fixé une corde. Il savait en faire sortir des sons de basse comme pas un. Son rire s’insinuait dans la chorale des voix qui montaient dans la nuit étoilée.

Jaze riait et encourageait King à se laisser aller au rythme des musiques, parfois douces, parfois endiablées. Il me semblait que tout St. Catharines dansait dans le jardin d’Harriet. De temps à autre, Jaze me regardait et me faisait un signe comme pour dire « cette musique, elle est pour toi ». Moi, je dansais et je riais. J’avais encore le goût de ses lèvres sur les miennes. Je regardais l’homme qui remplissait mon cœur au-delà de ce que je croyais possible. J’espérais simplement que le ciel me fasse cadeau de la présence de Jaze un peu plus longtemps que pour tous ceux que j’avais aimés jusque-là.

Des volants de nuages dansaient autour d’une lune pleine. Le dernier souvenir de ma mère me revint à l’esprit. Son visage émacié par la fièvre. Les monstres de ses hallucinations. Ses pleurs épongeant les derniers souffles de Nelly. Ses divagations.

Je m’approchai de Jaze et me penchai sur son épaule.

- Parfois, des personnes importantes dans nos vies disent des choses qu’on ne comprend pas tout de suite. Comme si elles lisaient notre avenir. Il y a longtemps, en Irlande, ma mère m’a dit que quelqu’un m’attendait en Amérique. Je viens de le trouver.


Je l’embrassai tendrement. La musique fit place au murmure du vent de la nuit, au bruissement de la forêt et au crépitement du feu. Tous ceux qui étaient encore debout soulevèrent leur verre.

« Au bonheur, à l’amour, à la liberté! »

Les mots qui rendent libres

Chez Harriet, les soupers étaient toujours des moments de grande fébrilité. On y discutait des travaux à entreprendre, des départs, des espoirs, des déceptions. Malgré les lendemains matinaux, les conversations s’étiraient souvent tard dans la nuit. Dans le salon, Harriet me demandait de faire la lecture des journaux à voix haute. Pour tous. Les anciens esclaves et les antiesclavagistes publiaient plusieurs journaux. Parfois, Harriet me faisait relire certains passages du Voice of Fugitive ou du Provincial Freeman. Des messages se cachaient entre les lignes. Harriet en comprenait les secrets. Parfois, elle nous les expliquait. Parfois, malgré nos supplications, elle les gardait pour elle. Pas une soirée ne passait sans que les discussions enflamment les convives. Cette atmosphère passionnée me rappelait les débats mouvementés qui animaient la bibliothèque de l’Institut canadien. Partout, des d’Artagnan, des Monte-Cristo se faisaient connaître. L’époque était effervescente. Le temps était aux changements et aux bouleversements. Quelque chose allait exploser.

- C’est essentiel, déclarait Harriet avec conviction.

- Non, c’est du temps perdu, répliquait Jaze. Il y a tellement d’autres choses à faire.

- C’est tout simplement parce que tu ne veux pas venir t’asseoir sur un banc avec des petits enfants, ajoutais-je ironiquement.



- Tu vas le faire, Jaze, répétait Harriet sur le ton d’un capitaine de galère.

Depuis trois mois, Jaze et moi avions aménagé notre chez-soi sur une mezzanine dans la grange. Notre lit se trouvait juste au-dessus des bancs et des pupitres des élèves. Si réticente à cette tâche au tout début, j’avais pris goût à enseigner. J’y prenais de plus en plus de plaisir. La passion de trouver de nouvelles manières pour donner le goût d’apprendre était toujours présente. Un tableau noir nous avait été offert par la Société antiesclavagiste du Canada grâce aux bons mots de Mary Ann Shadd Cary, l’éditrice du Provincial Freeman. Derrière le tableau se trouvait la stèle de deux chevaux. Dixie se mêlait souvent à la classe en hennissant quelques réponses à mes élèves. C’était un moment joyeux. Je grondais Dixie. Et tous les élèves hurlaient qu’il devait lever le sabot pour avoir la permission de parler. Des rires et des sourcils froncés, c’est comme ça que j’aimais voir les enfants de ma classe. Ils étaient environ une dizaine tous les jours, mais leur nombre grimpait sans cesse. Ils étaient âgés de 5 à 12 ans. Quelquefois, un homme ou une femme qui ne pouvait pas se rendre aux champs se joignait au groupe. Il y avait également Grampa, un vieillard à la peau tannée par mille soleils et à la barbe blanche. Il s’installait au fond de la classe et buvait chacune de mes paroles. Il ne ratait aucune des leçons. Discret la plupart du temps, il savait me porter secours en haussant le ton lorsque les élèves se transformaient en bâton de dynamite.

Au souper, alors que Mama remplissait les assiettes, les discussions s’enflammaient. Jaze revenait à la charge. Un soir, il commença ainsi :

- L’école, c’est la prison des enfants. C’est là qu’on les convainc de devenir ce que l’on veut qu’ils deviennent. C’est un moule à pain.

- Tu n’as jamais été en prison, répliquai-je. Moi, oui.

- Et tu n’as jamais fait de pain, ajouta Mama discrètement.

- Ma vie a toujours été une prison, affirma Jaze. Pas la tienne.

- Apprendre, c’est important, reprit Harriet. Essentiel.

- Ça ne sert qu’à faire de bons esclaves.

- Ça sert à faire d’un esclave, un homme libre. Sans savoir lire ni écrire, les Noirs seront toujours des cruches tout juste bonnes à être remplies.

- Pourquoi ne veux-tu pas que les enfants s’instruisent?

- Parce que c’est à l’école qu’ils apprennent que les Noirs ne sont pas des hommes.


- Les Noirs, reprit Harriet, ne sont pas des hommes. Tu ne le sais pas encore? La Déclaration des droits de l’homme, la Déclaration d’indépendance des États-Unis parlent d’hommes libres et égaux. En Amérique, les hommes libres et égaux sont blancs. Tout ce qui distingue les Noirs des bêtes de somme, c’est qu’ils se couchent dans un lit plutôt que dans une litière. Les Apaches, ce sont des prisonniers enfermés dans des enclos. Les Chinois valent moins cher que les rails du chemin de fer qu’ils construisent. Il y a les hommes et il y a les sous-hommes. Ces belles déclarations ne parlent pas des sous-hommes, encore moins des femmes et des enfants. Il faut que les hommes qui ne sont pas des hommes, et les femmes, et les enfants apprennent à lire et à écrire, parce que tant qu’ils ne sauront pas le faire, d’autres le feront pour eux.

- Mon père – Dieu ait son âme – était un grand sage, commença Jaze un trémolo dans la voix, il disait que ce n’était pas comme ça avant.

- Ton père était peut-être un grand sage là où il vivait, mais ici, il aurait tort. Ton père est devenu un sage en Afrique parce qu’il avait appris la parole des Anciens. Il savait comment parler, raconter, convaincre. Il avait appris. On lui avait enseigné. La parole. C’était peut-être la bonne manière de faire avant, ailleurs, dans une autre époque, mais maintenant, ici, il faut savoir lire et écrire, sinon nos droits ne seront jamais des droits et ne seront jamais reconnus.

- Jaze, répétai-je, jamais je ne leur apprendrai que les Noirs ne sont pas des hommes. Peut-être que c’est ce qui s’enseigne ailleurs, mais ici, ils peuvent entendre autre chose. Je ne veux pas leur dire ce qu’ils doivent penser, j’ai toujours détesté qu’on me dise quoi faire et quoi penser. Je veux leur donner les outils pour qu’ils puissent apprendre à penser par eux-mêmes. Le monde change si vite, comment pourrais-je leur montrer à vivre dans un monde que je ne connais pas encore? Le mieux qu’on puisse faire, c’est de leur donner les moyens pour qu’ils puissent juger par eux-mêmes. Et pour ça, ils doivent savoir lire et écrire. Comme ça, un jour, ils pourront eux-mêmes écrire la constitution, faire les lois, devenir juge, enseignant, shérif, pourquoi pas président. Ils pourront changer le monde.

- Je ne veux pas changer le monde, bougonna Jaze.

- C’est pourtant ce que tu fais, répliqua Harriet.

À partir de ce jour, Jaze s’attarda plus longuement dans notre mansarde. Du haut de la classe, nonchalamment, il écoutait la leçon. Et puis, un matin, sur l’oreiller qu’il avait abandonné pour aller faire les labours, il déposa un bout de papier. Il avait écrit d’une main maladroite : « Madame, je vous aime ».

Ce furent, je crois, les plus belles années de ma vie.

BONUS