Épisode 23
Harriet Tubman
Un mal de tête incroyable. J’avais l’impression que la patte d’un éléphant me broyait le cerveau. Comme si j’avais laissé mes yeux dans une boule de coton, je ne parvenais qu’à voir des ombres blanches dans un nuage de fumée. Puis, un gros visage s’approcha de moi en hurlant des paroles incompréhensibles. J’eus un geste de recul. L’homme se leva nerveusement en cherchant une aide qui tardait à venir. J’étais couchée dans le lit d’une maison que je ne connaissais pas. Il avait peur de moi. Et pourtant, non seulement je n’avais pas la force de lever le petit doigt, mais celui qui se tenait devant moi était un monstre de muscles et de force brute. Sur sa peau noire tannée de vent et de sable, un entrelacement de balafres encadrait un nez de buffle. De chaque côté de sa tête chauve, deux petits amas de chair, souvenirs de ses oreilles coupées ou arrachées, rappelaient l’horreur de vieilles punitions. La largeur de ses poings m’expliquait l’ampleur du fracas dans ma tête.
Une petite femme arriva et calma la montagne de muscles avec quelques paroles généreuses de douceur et des caresses. Comme un chien retrouvant son maître, l’homme reprit lentement confiance, mais resta nerveux, debout, se balançant d’une jambe à l’autre, les bras ballants comme les branches d’un saule. Elle était toute petite, menue, délicate et à première vue très fragile. Ses mains aux doigts tordus comme de vieilles racines tiraient les pointes d’un châle de laine couvrant ses épaules voûtées.
- J’ai peut-être frappé un peu fort, lança-t-elle en découvrant l’arc-en-ciel autour de mon œil. Tu es restée inconsciente toute la nuit et toute la matinée.
Je regardai le monstre, ses énormes mains et celles de cette petite dame fragile. Pas de doute, si l’un avait la force d’un titan et le cœur d’un écureuil, l’autre avait la robe d’une souris, mais le ressort d’un grand félin. Lentement, je recouvrais mes esprits.
- Où est Jaze?
- Ne t’en fais pas pour lui. Il est debout depuis longtemps. Je crois qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Il m’a raconté votre histoire, ton histoire, son histoire plusieurs fois déjà.
- Il n’est pas blessé? Il a tiré un coup de feu.
- Oh ça, ne t’en fais pas. Je crois qu’avec une arme, il risque de se faire mal avant de faire mal aux autres. Jaze nous a raconté ton histoire. Ce matin, un de nos informateurs nous a confirmé que celle qui est parvenue à s’enfuir de la prison de Kingston, est blanche, rousse et irlandaise et qu’elle a été condamnée à Montréal, dit-elle en jetant son regard dans le mien.
- C’est moi.
- Personne n’a jamais réussi cet exploit.
Je répondis en baissant les yeux un court instant.
- Tu sais qu’il y a une forte rançon offerte pour ta capture? reprit-elle en se déplaçant au pied de mon lit.
Elle passa un doigt dans un de ses épais sourcils comme si la sentence qu’elle allait rendre ne tenait qu’à un poil retroussé. Elle retourna vers le monstre et lui caressa un bras. Il se pencha vers la petite femme noire comme s’il eut reçu un cadeau de Noël.
- Il s’appelle King, ajouta la petite dame en regardant affectueusement son protégé. C’est lui qui t’a transportée jusque chez moi. Il est si fort que son maître lui faisait tirer un radeau de la rive d’une rivière du Maryland. Le plus souvent, il transportait des pierres, de la carrière à la plantation de coton. Lorsqu’il ne parvenait plus à tirer, il était battu. Lorsqu’il ne parvenait plus à se relever, il était battu. Lorsqu’il voulait parler, il était battu. On a tellement frappé sur sa tête qu’il en a perdu l’usage de la parole et d’un œil. Cent fois, il a tenté de s’enfuir. On lui a coupé une oreille, et puis l’autre. On lui a coupé deux doigts et les orteils de son pied droit pour qu’il ne puisse plus courir. Son corps est une carte routière de balafres. Il n’a plus toute sa raison. Lorsque je l’ai amené ici, il a pleuré tout le long du parcours. Comme un petit enfant. Je devais mettre ma main devant sa bouche pour ne pas qu’on puisse l’entendre. La nuit, je le berçais comme un bébé, mon bébé. Mais parfois, il faisait tellement de bruit que j’ai pensé l’abattre à plus d’une reprise. Il mettait notre expédition en péril. Je crois que j’aurais versé une larme si j’avais été forcée de l’étrangler.
Elle tapota l’épaule de King, puis se retourna et me lança un sourire long de conséquences. Si elle pouvait tuer l’un des siens avec pareil sang froid, elle n’aurait aucun mal à se débarrasser de moi.
- Ta vie ne tient pas à grand-chose, Molly Galloway. Au moindre faux pas, à la moindre erreur, tu retournes à la prison de Kingston en première classe. Je n’hésiterai pas une seule seconde. Sois-en certaine… Jaze m’a raconté que tu cherchais le chemin de fer clandestin. Qu’est-ce que tu connais de ce chemin de fer?
- Vous êtes Harriet Tubman, n’est-ce pas? osai-je répondre. J’ai connu Sarah Powlder à Kingston. Elle m’a raconté. Elle voulait venir vous retrouver et se joindre à vous.
- Elle est avec toi? répliqua Harriet avec un empressement camouflé.
- Elle est morte, répondis-je. Elle a tenté de s’échapper de la prison et elle a été reprise. On l’a tellement battue…
- J’ai connu sa mère.
- Oui, je sais. Elle m’a tout raconté. Juste avant de mourir, elle m’a dit comment venir vous rejoindre. Elle avait confiance en moi. Vous pouvez me faire confiance, madame Tubman. Vous ne serez pas déçue. Je vous le promets.
Harriet Tubman avait l’habitude des mauvaises nouvelles. Elle n’avait pas le temps de s’attarder aux morts. Il y avait trop à faire avec les vivants. Son deuil ne durait que quelques minutes. Tous les sentiments de son cœur traversaient son regard. Tout se vivait en quelques minutes. La peine, la douleur, les pleurs, les rires, les souvenirs, un silence, un soupir, et puis tout disparaissait dans le puits sans fond de ses guerres, de ses victoires et de ses défaites. Non pas qu’elle fut insensible. S’il eut fallu qu’elle fasse une place à chacun de ceux qu’elle avait perdus dans ce monde, son cimetière intérieur aurait été plus grand que la vie. Elle se leva et flatta le monstre avant de sortir de la pièce. King la suivit.
À peine avaient-ils traversé la porte d’entrée de la chambre que Jaze y faisait irruption. Plus énervé qu’un chien affamé devant un os gras, il souriait à faire pâlir un arracheur de dents. N’eût été de cette bosse qui ornait son front, j’aurais cru voir apparaître un ange porté par le chant d’un chœur de rois mages en route pour l’étable.
- Je suis libre!, me lança-t-il. Harriet m’a dit que j’étais libre. J’ai rencontré le pasteur ce matin. Tu sais l’homme à qui j’ai parlé hier. Il me l’a dit aussi. Je suis libre, Molly. Plus personne ne fera de moi un esclave. Ici, c’est comme le paradis. C’est ici que je veux vivre, Molly. Ils veulent de moi. C’est la première fois, Molly. La première fois que je me sens vraiment chez moi. Un chez moi à moi. Je n’appartiendrai plus à personne. À personne, Molly. Je parviens à peine à comprendre ce qui m’arrive. C’est comme un rêve. Je n’arrive pas à y croire. Ils ont une église, des champs, des machines agricoles et tout ce qu’ils produisent sert à les nourrir eux. Pas d’autres. Eux. Tu comprends? Ils sont propriétaires de leur terre. Pourquoi est-ce possible ici et impossible dans les états du Sud? Toute cette liberté semble si habituelle ici, alors qu’on en meurt en Caroline, en Georgie, en Floride, au Mississippi, en Louisiane. Partout. Des milliers d’esclaves. Ici, ils seraient tous libres, Molly. Je ne partirai plus jamais. Je me fous de la neige et du froid. Ici, j’ai une voix. Je suis quelqu’un.
Les mots tournaient dans la bouche de Jaze comme des grains d’espoir dans un moulin à paroles. Il parlait sans tarir. Il avait trouvé un filon d’or. Il ne désirait que la miette du fragment d’une pépite de liberté. Il avait trouvé l’eldorado.
- Et toi, Molly, finit-il par me demander, comment vas-tu? Je voulais te remercier, reprit-il aussitôt. Merci de m’avoir conduit ici. Merci à Sarah. Merci à tout ce qui m’a amené à croiser ta route. Tu imagines : si, ce jour-là, nous n’avions pas eu faim à la même heure, au même carrefour, si cet idiot de cowboy ne nous avait pas poursuivis, si nous étions partis chacun de notre côté. Je savais que le chemin de fer clandestin existait. Comme on sait que Dieu existe. J’ai tellement cherché ce chemin de fer, Molly. Je l’ai cherché depuis mon départ de la Caroline. Je n’y croyais plus.
- Je vais bien, répondis-je en souriant.
De retour à ma réalité, Jaze examina mes bosses et mes plaies avec l’empressement d’un médecin impatient de reprendre sa partie de poker. Son diagnostic se résuma à un hochement de tête.
- Tu vas t’en sortir, ironisa-t-il. Tu seras encore plus jolie avec toutes ces couleurs.
Jaze déposa un regard silencieux dans le mien. Il me prit dans ses bras et déposa un baiser sur ma joue.
- Merci d’être là, Molly.
- Merci d’être là, Jaze.
Fuite
Source: Wikimedia Commons
« You’ll be free or die »
Harriet Tubman utilisait une arme à feu pour menacer les fugitifs trop fatigués ou qui voulaient abandonner leur fuite.
Source: Africans in America – PBS
Canada
Quelque 30 000 esclaves en fuite auraient gagné le Canada grâce au chemin de fer clandestin, qui resta en activité environ 20 ans.
Il demeure que la plupart des esclaves en fuite ont trouvé refuge dans les États libres du Nord des États-Unis.
Source: L’Encyclopédie canadienne
Poker
Au 19e siècle, dans les bateaux à roue sur le Mississipi, les saloons du Far West et dans les maisons de jeu de Louisiane, le poker devient un jeu populaire.
Source: 2000 ans d’histoire – France Inter