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Mille Vies

Épisode 20

L’enterrement

Le lendemain, la prison était en état de siège. Des renforts arrivaient. Il y avait présomption de mutinerie et de collaboration à mon évasion. Plusieurs gardiens fouillaient les derniers retranchements du bâtiment. D’autres avaient déjà fait le tour de la ville et galopaient en tous sens.


Dans la cour, les prisonniers se tenaient au garde-à-vous. Toutes les heures, l’un d’entre eux était désigné pour recevoir cinq coups de fouet. Ils allaient tous y passer s’ils ne parlaient pas. Mais qu’auraient-ils pu dire? Ils ne savaient pas. Personne ne savait. Sauf Monique. Rob était venu la chercher. Elle l’avait suivi en tentant de faire taire les cris de son bébé. Le vieillard avait suivi aussi. « Aucune exception », avait dit le directeur. Dans son désespoir, Monique allait-elle parler? Elle éviterait ainsi d’être du spectacle et d’y mettre fin. Je ne lui en voudrais pas de me dénoncer. Je l’excusais déjà. Cette prison savait comment désunir pour régner.

L’attente dura plusieurs heures après la levée du jour. Puis, deux hommes empoignèrent le cercueil et le soulevèrent avec une brusque assurance. Ils me trimbalèrent dans les couloirs de la prison. L’écho de leurs pas résonnait comme une marche funèbre. Une porte craqua. La lumière du jour se fraya un chemin entre les planches de ma boîte. L’un des porteurs ne cessait de gueuler contre son comparse qu’il disait parfois trop lent, parfois trop rapide. La porte d’un fourgon s’ouvrit, on y glissa le cercueil sans ménagement. Et le noir revint. Le carrosse pencha d’un côté, puis de l’autre. J’entendis le hennissement d’un cheval et le convoi s’ébranla. Les coups de fouet déchiraient l’air.

Lorsque la porte de la prison se referma derrière nous, un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Je sentais la liberté fourmiller dans mon corps. Monique n’avait rien dit. Elle avait raison : je devais réussir, ne serait-ce que pour rallumer l’espoir et le cœur des amputés de liberté. Je devais être à la hauteur du châtiment qu’ils allaient tous endurer pour moi.

Je tentais de me rappeler le jour de mon arrivée. Il y avait si longtemps. De faire le chemin à l’envers, de me souvenir. J’imaginais les chantiers environnants et les hordes de prisonniers dévorant la pierre à coups de pioche. La ville au loin. Je devais être patiente même si je n’en avais aucune envie.


La route sembla carrossable durant un long moment, puis, après un court arrêt, le cheval tira son convoi sur un chemin cahoteux. Ce devait être celui menant au cimetière. Maintenant, je devais faire vite. Dans quelques instants, les gardiens viendraient tirer le cercueil. Le trou était peut-être creusé. Je n’aurais plus le choix de crier avant que la terre ne me submerge et ne me condamne à une mort atroce.

Une planche céda dans un vacarme que je crus fatal, mais qui se dissimula derrière le grincement des roues et le clappement des sabots. Je parvins à m’extraire de mon lit mortuaire. La porte de la voiture n’était pas barrée. Je l’ouvris sans difficulté. Je sautai et me précipitai dans les herbes hautes. L’attelage roula encore durant cinq bonnes minutes. Aussitôt qu’ils auraient débarqué, ils se rendraient compte que la morte s’était enfuie. Il ne fallait pas être un génie pour découvrir le subterfuge de ma miraculeuse disparition. Or, je constatai que mes croque-morts étaient loin d’en être…

Au moment où les événements se produisirent, je ne compris pas le sens de leurs gestes. Ce n’est que plus tard, un soir d’automne, au bord d’un feu, avec mon amoureux, que je compris. Je fus si estomaquée par leur bêtise que je faillis m’étouffer de rire. En se rendant compte de la disparition du cadavre qu’ils devaient transporter, ils furent pris de panique, tout simplement. Car comment allait réagir le gardien-chef? Je me rappelais qu’ils avaient discuté longuement en se chamaillant et en marchant de long en large. Finalement, à mon grand étonnement, ils avaient empoigné le cercueil trop léger, le précipitèrent dans le trou et le recouvrirent de terre jusqu’à ce qu’un monticule se dresse au milieu du cimetière. Puis, ils montèrent dans le carrosse et s’élancèrent à toute vitesse vers la prison. Je me précipitai alors dans les bois et me cachai sous un paillis de feuilles en attendant le retour de la troupe alertée. Je ne sais pas si le gardien-chef a alors cru leur version et combien de temps il fut berné, mais au cours des heures qui suivirent personne ne revint au cimetière. Pour une fois, la stupidité de mes gardiens servit ma cause et non ma perte.


Le soir venu, camouflée dans le noir de la nuit, j’avançai en direction du quai. Là, dans un hangar délabré aux bardeaux rouge et noir, je parvins à dormir quelques heures. Au petit matin, le bateau postal était amarré aux bollards du quai. Ne restait qu’à saisir le bon moment pour y monter.

J’attendais l’occasion de grimper à bord lorsque soudain, une grosse voix brisa mon attente.

- Hé toi, qu’est-ce que tu fais là? lança un homme portant un chapeau melon. Viens tout de suite, mon garçon. Allez, rends-toi utile!

Et c’est en portant les valises d’un des patrons de la Grand Trunk Railway Company of Canada que je parvins à embarquer. Mon patron du moment glissa quelques pièces dans ma main et disparut sur le pont du navire. Je fis de même vers la cale. Le bateau leva l’ancre. Par un hublot, je vis s’éloigner la prison de Kingston qui s’étirait sur le lac Ontario.


Le trajet me parut long et pénible. Après 20 minutes, le ciel se fâcha. Le lac n’avait pas l’habitude de se déchaîner de la sorte. Les vagues ballottaient le petit navire dans tous les sens, et je ne m’en plaignais pas : l’équipage était trop occupé par les manœuvres pour chercher une improbable prisonnière échappée et déguisée en garçon. Le bateau arriva au petit port de Charlotte dans l’État de New York. Mon bienfaiteur me retrouva avec ses valises comme si j’avais toujours été là. Il m’embarqua avec elles jusqu’à la ville de Rochester. La ville grandissait au son du sifflet à vapeur des trains et des nouvelles industries. Un grand aqueduc de pierres, les mêmes qui avaient servi à la construction de la prison d’Auburn, faisait la jonction avec le lac Érié.

L’homme échappa encore quelques dollars entre mes doigts bien tendus avant de disparaître. Je ne m’attardai à Rochester que le temps de prendre un repas. Puis, je me dirigeai vers St. Catharines, où je savais que je pourrais trouver Harriet Tubman. Il était encore tôt. Selon mes calculs, en marchant rapidement, je pouvais faire le trajet en deux jours. Je n’avais pas un moment à perdre.


C’était l’été des Indiens. Avant que tout se couvre de blanc, l’automne balançait ses couleurs au gré d’un vent frais et vivifiant. Il faisait bon sentir la terre sous mes pieds. Je renaissais au milieu des chemins tortueux traversant vallées et collines, forêts et pâturages. L’air était pur, et l’eau glacée par les premières gelées. La vie me traversait de part en part. J’étais libre. Je volais tant j’étais fière de porter les espoirs de Sarah, de Monique et de tous les autres. Évidemment, j’aurais bien aimé reprendre le chemin vers Montréal et dénicher le repaire où Dillon était enfermé. Impossible. Après avoir cherché dans les parages de la prison, de Kingston et peut-être même de Toronto, ils se tourneraient vers Montréal, vers Henriette et Joseph. J’y retournerais le moment venu. En attendant, je préférais siffler au vent de la liberté.

Accroupie dans une talle de bleuets, je me délectais en riant. Je me rappelais l’été à Grosse-Île, ma cachette dans les bois et les moments précieux passés avec Ellen. Son visage et le goût sucré de ses confitures m’accompagnaient. Dans ce périple à travers les champs, j’imaginais que tous ceux que j’aimais me tenaient par la main et je respirais à pleins poumons. Chacun de mes pas défaisait le fil de la toile que la prison avait tissée dans ma tête et dans mon cœur. Terminé ce temps à repriser les chemises de la honte et les jupons de la culpabilité. Jamais je ne retournerais en prison.

La ville de Lockport apparut au loin. Des voitures y conduisaient les fermiers des alentours avec leur cargaison débordante de légumes et de fruits, de volailles et de cochons. Des chiens les accompagnaient en courant et en jappant le long de la route. La saison avait été bonne. Au marché, les paniers s’alignaient dans une parade de couleurs et de goûts. Les auvents des marchands se dressaient comme les tentes d’un cirque, plumes et poils se mêlaient dans un concert de sons et d’odeurs. Les gens emplissaient des sacs de pommes de terre, de choux verts et de carottes. J’achetai une pomme énorme et rouge et la frottai sur mon habit pour en faire luire la chair. Elle était juteuse et croquante. Aussi fabuleuse que ce moment de vie.

Au bord du canal, plusieurs moulins à farine broyaient les grains et remplissaient les sacs des cultivateurs attroupés devant leurs portes. Calés confortablement dans leurs bottes, accoudés à leur chariot, ils attendaient la livraison en discutant et en fumant la pipe. Et ils riaient. Je constatai que l’humanité pouvait encore se parer des éclats d’une joie contagieuse et magnifique. Le monde n’avait pas changé. De ce côté-ci des murs de la prison existaient encore des gens pour qui se lever le matin, travailler, manger, parler et rire formaient le quotidien. Rien de tout cela n’était interdit. Je me réveillais d’un affreux cauchemar en sachant pourtant que plusieurs des miens ne se réveilleraient jamais.

Un marchand, sa femme et leurs deux enfants me proposèrent de monter dans leur charrette vide. Ils retournaient sur leurs terres, heureux des ventes qu’ils avaient faites. Ils crurent que j’étais un jeune garçon et j’en fus fort heureuse. J’inventai une histoire de marché et d’oncle qui habitait à St. Catharines. Ils en furent satisfaits et je n’eus pas à expliquer davantage. Ils me laissèrent à un embranchement de la route : je devais monter vers le nord, ils descendaient vers le sud. La mère me fit cadeau d’une miche de pain et d’un pâté de viande. Je repris la route et marchai sans arrêt. Sentir la vie reprendre son cours me sortait de la léthargie dans laquelle je m’étais endormie. Ces années de prison avaient paralysé ma mémoire. Sur les chemins que je parcourais, la vie ne s’était pas arrêtée. Les saisons y étaient passées comme autant de temps pour grandir et vieillir. Le souvenir de mon père et de ma mère, de Nelly, de Will et de Dillon était si lointain… Parfois, je m’étais même demandé s’ils avaient vraiment existé. En prison, je les avais volontairement enfermés au fond de ma mémoire pour ne pas me briser sur les lames de leur souvenir. Dillon, où était Dillon? Comment était-il traité? Et Henrietta et Joseph? Et l’Institut? Le cardinal avait-il toujours autant de reproches à faire aux défenseurs de la liberté, des livres et de la lecture?

Le soleil se coucha dans un ciel de feu. De longues traînées de nuages s’étiolaient comme des rameaux dorés de soie. J’entendis au loin un vrombissement lourd et puissant. Rien n’annonçait l’orage et pourtant il ne manquait que la foudre et les éclairs. La rivière que je longeais depuis quelques heures s’agita des rapides qui se formaient à sa surface Elle semblait partir au galop, s’élançant comme une cavalcade de chevaux sauvages à la crinière blanche. Et puis soudain, elle plongea.

Devant moi s’étendaient les gorges du Niagara. La nature me livrait une de ses merveilles. Tout y était disproportionné. Aux abords de cette puissance, l’être humain était si petit. Dans un bruit assourdissant, trois immenses chutes se précipitaient dans le vide. L’eau se fracassait sur les rochers et faisait monter un nuage de gouttelettes colorées de lumière. C’était beau et impressionnant. Le roc semblait s’être effondré jusqu’au centre de la Terre. Les rivières s’y engouffraient à une vitesse étourdissante. Au moins 150 pieds plus bas, elles éclataient en touchant le sol pour ensuite recréer torrents, cascades et bouillons, et reprendre le cours de leur lit.


Je décidai d’y passer la nuit. Aux abords de ces chutes, plus fortes que toutes les prisons du monde et que tous leurs gardiens, je me sentais en sécurité. Je mangeai la moitié du pain et du pâté. Lorsque toutes les étoiles du firmament furent allumées, la Lune apparut, ronde et resplendissante. J’avais réussi. Je n’étais plus prisonnière. Je pouvais reprendre le cours de ma vie. Le sommeil vint me prendre dans un tourbillon d’émotions. Entre la peine de ne pas pouvoir revoir les miens, la joie de la liberté, la douleur de mes pieds meurtris, le plaisir de la fraîcheur du pain, les chutes du Niagara me couvrirent de leur grandeur et je m’endormis sans craindre le lendemain.

BONUS