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Mille Vies

Épisode 40

Harpers Ferry

Dans une gorge étroite et profonde, Harpers Ferry, avec son arsenal et sa ville en contrebas, s’érigeait au bout d’une pointe de terre au confluent du Potomac et de la rivière Shenandoah. La ville de l’armurerie de l’armée américaine se cachait sous le couvert d’une nature imposante construisant autour d’elle des remparts de montagnes boisées et peu accessibles. Son principal accès était un pont couvert traversant le Potomac, le cours d’eau séparant le Maryland et la Virginie, le Nord et le Sud, la liberté et l’esclavage. Harpers Ferry possédait des attributs tout à fait exceptionnels pour qui voulait se défendre contre l’attaque massive d’une armée traditionnelle. Brown l’avait bien compris. Le talon d’Achille de l’arsenal était sa vulnérabilité face à une guérilla venue de l’intérieur.


Je dissimulai Dixie dans les bois et me cachai derrière un rocher surplombant la ville qui s’éveillait. Les briques des bâtiments et les pavés des rues brillaient sous la rosée du matin. Des gardes surveillaient les allers et venues à l’entrée du pont. Un homme balayait la galerie de l’hôtel. Deux autres, grimpés dans un poteau, s’affairaient à remonter et à rebrancher les fils du télégraphe, probablement sectionnés durant l’attaque. Trois autres vérifiaient l’état des rails du chemin de fer qui traversait la ville de part en part. Cinq ouvriers marchaient vers les manufactures. Des soldats de la milice locale discutaient devant ce qui devait être la maison des pompiers que Barclay nous avait décrite et où s’étaient battus Jaze, Brown et les autres. L’une des trois portes de la devanture était ouverte, mais je ne parvenais pas à voir à l’intérieur. Deux tentes avaient été montées en surplomb de la rivière, et de l’une d’elles entraient et sortaient des officiers et des soldats. Malgré ce va-et-vient, tout était plutôt calme. Pas le moindre mouvement de fusil ou de baïonnette laissait supposer qu’une rébellion d’esclaves avait eu lieu ou était attendue. L’autre tente m’intrigua. Personne n’y entrait ni n’en sortait, mais elle était gardée par plusieurs soldats qui marchaient de long en large, le sabre ou le fusil à la main. Tout laissait croire qu’on y détenait des prisonniers.

Le craquement d’une branche me fit sursauter. Dans les bois, les ombres de deux cavaliers s’approchèrent lentement de Dixie. Je tirai doucement mon revolver de son étui et le pointai dans leur direction.

- Vous m’avez fait peur, chuchotai-je en voyant le shérif et Kwanita.

- Regardez, fit Kwanita en pointant des cavaliers sur la route.

- Ce sont les soldats qui nous ont attaqués.

- Ils rentrent au camp.

- Là, les deux hommes menottés.

Phil le mordu et Cook marchaient côte à côte. Cook avait le visage couvert de sang, mais Phil ne semblait pas avoir une égratignure et marchait fièrement.

- Ils s’en sont sortis, cracha le shérif.

- Où sont tous les autres? répliqua Kwanita.

Le silence de la forêt fut la seule réponse à cette question. Ils étaient tous morts, bien entendu. Les mercenaires de Phil le mordu étaient morts, et, de toute évidence, il n’y avait pas d’armée d’esclaves en route vers Harpers Ferry. Nous étions seuls. Trois contre cent.


- On doit attaquer, lança le shérif. Tout de suite. On peut sortir Phil de là. Fonçons sur eux pendant qu’ils sont encore sur la route.

- Attendez, répliquai-je. Ils sont trop nombreux.

- En attaquant tout de suite, on peut les surprendre, et Phil et Cook savent quoi faire pour prendre la fuite.

Kwanita se leva, prêt à s’élancer vers les uniformes bleus.

- Un instant, leur dis-je en empoignant leur bras. Regardez la tente à l’écart, tout près du chemin de fer. Je crois qu’il y a des survivants de l’attaque de Brown. Je crois qu’ils sont là. Dans cette tente. Si nous attaquons maintenant, nous ne pourrons jamais sauver Jaze et Brown.

- Il faut y aller tout de suite!, jura le shérif.

- Trop tard…, fit Kwanita, qui observait le convoi de l’armée.

Un autre détachement vint à la rencontre du premier. Un officier sur un cheval blanc s’approcha de Phil le mordu et lui asséna un violent coup de pied au visage. Phil fut projeté par terre, puis brutalement relevé par deux soldats. Tous reprirent la route. Avant que le shérif et Kwanita n’aient pu songer à une autre attaque, soldats et prisonniers disparurent un à un sous le couvert du pont et réapparurent de l’autre côté.

- À cause de toi…, me lança le shérif en brandissant son fusil au canon coupé.

- Il faut réfléchir, grognai-je. On doit avoir un plan. Sinon, on est tous morts.

Kwanita pointa un doigt vers l’horizon.

- Là, dit-il en se penchant vers nous. Un train.


À moins d’un mille de la ville, longeant la courbe d’une colline, un train commença à ralentir sa course avant de s’engager sur le pont menant à Harpers Ferry. Un panache de fumée s’étirait de sa cheminée. La locomotive puissante et gigantesque était aussi noire que le charbon qui l’alimentait. Un wagon de passagers fait de bois verni percé de fenêtres et un wagon-prison y étaient attachés. Suivaient une plateforme de marchandises sur laquelle s’étaient installés plusieurs soldats et un wagon de queue. Le pont trembla à leur passage. Puis les roues grincèrent et le train s’arrêta au milieu de la place de Harpers Ferry.

Les soldats, armes au poing, s’engouffrèrent dans les wagons. D’autres se postèrent devant la tente déjà protégée par plusieurs gardes. Un officier vint les rejoindre. Phil le mordu et Cook, pieds et poings liés, montèrent dans le wagon aux fenêtres à barreaux. Mon cœur battait à tout rompre. Un homme grand, blessé, fut transporté dans une civière jusqu’à l’intérieur du deuxième wagon.

- C’est Brown, affirma le shérif.

- Il a l’air mal en point, ajouta Kwanita.

Trois autres hommes le suivaient. Et Jaze fermait la marche.

- Il est vivant, soupirai-je.

Je fermai les yeux et respirai. L’air était frais et doux. Il me sembla ne pas avoir respiré depuis plusieurs jours. Je ne l’avais pas vu depuis si longtemps. Ses bras me manquaient. J’aurais couru vers lui.

- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? demanda Kwanita.

- On les suit, dis-je en me relevant.

- Ils les conduisent à la prison de Charles Town, affirma le shérif. J’en suis certain.

- Ton plan, Molly, reprit Kwanita, ton plan, c’est quoi?

- Je ne sais pas.

Jaze était vivant. Il marchait. Il n’était pas blessé. Je conservais l’image de sa démarche sautillante et frondeuse. Pour le moment, c’est tout ce qui comptait.

Charles Town

La prison de Charles Town était l’une des mieux gardées et des mieux construites des États-Unis. Ses murs de pierre me rappelaient si douloureusement ceux de la prison de Kingston que, à leur vue, des frissons me parcoururent de la tête aux pieds. Charles Town était une jolie ville. Sous des dehors élégants, elle abritait la plus grande école militaire des États-Unis. Dans ses classes et sur ses terrains se formaient et s’entraînaient les futurs officiers de l’armée américaine appelés à diriger les troupeaux de fantassins en route vers de nouvelles guerres et de nouvelles conquêtes. Dans les maisons qui bordaient les rues que nous traversions logeaient l’élite de l’armée, ses disciples et ses étudiants venant des États du Nord autant que du Sud.

Le shérif, Kwanita et moi, montés sur nos chevaux bardés de sacoches et d’armes, n’avions rien en commun avec les convois habituels qui battaient de leurs sabots les pavés de Charles Town. Avant de pénétrer dans la ville, j’eus toutes les peines du monde à convaincre le shérif de retirer les quatre étoiles qui ornaient son blouson comme si ce fut les médailles d’une autre guerre, la sienne, celle qu’il livrait contre l’autorité. Kwanita, habitué aux contraintes que lui avait maintes fois imposées son appartenance, ne s’offusqua pas de devoir cacher la hache qu’il exhibait fièrement dans une bannière de tissu rouge lui barrant la poitrine.


Nous allions pousser la porte de l’hôtel lorsqu’un homme métissé et bien portant au visage garni d’un collier de barbe blanche s’approcha de nous.

- N’entre pas dans cet hôtel, Molly Galloway, dit-il laconiquement. Vous n’y seriez pas bien reçus. Remontez sur vos chevaux et prenez la troisième rue à droite. Au bout, vous trouverez une écurie. Montez à l’étage de la maison d’à côté.

L’homme disparut. Avions-nous le choix de ne pas suivre ses conseils? Nos montures s’avancèrent discrètement vers le lieu indiqué. Nous attachâmes nos chevaux à une auge dans la cour et grimpâmes l’escalier jusqu’à l’étage de la maison.

Mary Ann, l’épouse de Brown, s’y trouvait. Calme et sereine, elle discutait avec des hommes et des femmes, tant des noirs que des blancs, qui partageaient sa table.

- Ils ne peuvent pas les condamner, répétait-elle. Leur mort serait une déclaration de guerre entre le Nord et le Sud.

Le quartier général des partisans de Brown tenait dans les deux pièces d’un appartement de Charles Town au second étage de la maison d’un sympathisant abolitionniste. Les premiers jours furent empreints d’une fébrilité désordonnée qui laissait place à toutes les spéculations. Nous étions une dizaine, parfois plus, parfois moins, selon les allées et venues des porteurs de nouvelles et des fuyards qui tentaient désespérément d’atteindre la frontière. Si des révoltes avaient eu lieu dans les États esclavagistes, elles avaient été matées et nous ne pouvions attendre d’elles aucun secours. Nous en étions convaincus. Les estafettes qui revenaient du Sud rapportaient toujours le même message : les représailles étaient sévères et cruelles. Le Sud vengeait cet affront à coups de fouet et affutait ses crocs contre le Nord. Plusieurs détracteurs de Brown voulaient que tous soient lynchés sur place. Immédiatement. Sans jugement. Les autorités de Virginie mirent rapidement sur pied un tribunal pour juger les révoltés. Le sort de Brown, de Jaze et des autres rebelles étaient maintenant à la merci des juges, des avocats et des politiciens. Les discussions allaient bon train. Le gouvernement de Virginie les condamnerait à coup sûr. Le gouvernement fédéral pourrait peut-être freiner les ardeurs de la Virginie et des esclavagistes, mais Washington aussi était dominé par des politiciens sudistes.

Kwanita et le shérif avaient la gâchette aussi légère que ma patience. Selon eux et plusieurs autres partisans, nous devions tenter une attaque rapide et subite. Le plan qui ne cessait de revenir sur la table était de faire sauter des barils de poudre, de mettre le feu aux quatre coins de la ville et de profiter de la confusion pour attaquer la prison et libérer les prisonniers. John John, l’homme à la barbe blanche, savait où se trouvaient nos prisonniers. Il avait repéré leur fenêtre au deuxième étage du bâtiment donnant sur la rue du côté nord de la prison. Certains proposaient d’arracher les barreaux et une partie du mur de pierres en y fixant une ancre tirée par les chevaux.

- Vous êtes fous!, clama Mary Ann, soutenue par quelques proches partisans de Brown.

Selon elle, attaquer la prison signait l’arrêt de mort de son époux et des autres. Elle avait confiance que l’état de Virginie et le gouvernement américain ne pouvaient pas prendre le risque de les condamner et d’exacerber la haine des uns et des autres.

L’affaire suscita des réactions inquiétantes. La cause exigeait un dénouement rapide. Le Sud et les mouvements abolitionnistes s’accusaient mutuellement de vouloir détruire l’Union américaine. De part et d’autre, les journaux se lançaient de furieuses attaques. Le 2 novembre, le jugement tomba.

- C’est impossible!, s’écria Mary Ann.

Impossible, mais vrai : tous étaient condamnés à mort pour trahison. Brown et Jaze seraient pendus à la prison de Charles Town, un mois plus tard, le 2 décembre. Lorsque j’appris la nouvelle, le sang quitta le bout de mes doigts. Chacun de mes muscles, chacun de mes os semblèrent s’effriter et se dissoudre dans la langueur du désespoir. Je me sentais impuissante devant les murs de pierres de cette prison qui retenaient celui qui faisait battre mon cœur.

Les journées qui suivirent furent d’affreux moments d’impuissance. Des hommes parmi nous quittèrent les lieux en direction du nord en se promettant de rejoindre ceux qui réclamaient que le Sud paie pour cette infamie. Pour certains, Brown était déjà cité à la table des martyrs bienheureux; pour d’autres, il n’était qu’un traître fanatique et dangereux. Il n’y avait pas de demi-mesures. À l’intérieur des murs de la ville, certains étudiants de passage acquiesçaient aux propos d’Abraham Lincoln, candidat à la présidence des États-Unis. Ils partageaient la cause des abolitionnistes sans pour autant défendre les moyens sanglants utilisés par Brown.

Les plans d’attaque de la prison revinrent nous hanter. Je trépignais à l’idée de délivrer Jaze. Je ne pouvais me résoudre à l’idée de passer le reste de ma vie à me dire que je n’avais rien fait pour le tirer de là, que nous avions attendu le triste jour de leur pendaison sans tenter quoi que ce soit. Il n’était pas question que je l’abandonne à son sort les bras croisés.

- Il y a d’autres moyens, affirma Mary Ann.

- Quels autres moyens? répliquai-je. Ils sont condamnés à mort.

- Il y a plusieurs personnes qui ne sont pas favorables à cette décision : des gardiens, des politiciens, des capitaines de l’armée. Il faut discuter avec eux. Trouver un moyen.

- Jamais aucun d’eux ne risquera de perdre un galon pour un fou qui se dit envoyé de Dieu, pour des voyous et des nègres.

- Ton impatience va te perdre, Molly.

- Je ne peux pas rester ici à ne rien faire. On ne peut pas rester ici à ne rien faire. Plusieurs d’entre nous sont prêts à se battre.

- Sers-toi de ta tête, reprit Mary Ann.

- Je n’aurai plus de tête si je ne fais rien.

- Comment veux-tu faire attaquer la prison avec quelques hommes? Ne commets pas l’erreur de mon époux. C’est perdu d’avance.


Elle avait raison. Par contre, au cours des jours suivant l’annonce du verdict, la situation évolua en notre faveur. Plusieurs partisans convergèrent vers Charles Town. Après une semaine, nous étions une trentaine à nous entasser entre les murs de l’appartement, puis ceux de la maison, puis ceux de l’écurie. La poudre, les armes et les munitions s’empilaient dans le hangar et la remise.

Finalement, l’attaque de la prison fut fixée au 30 novembre, deux jours avant la pendaison. Nous espérions ainsi que d’ici là, le temps passé aurait endormi la vigilance des gardiens, et puis, surtout, nous avions remarqué que le mercredi était un jour d’entraînement à l’extérieur de la ville. La plupart des officiers et des marines joueraient à se faire la guerre dans les bois durant notre attaque. Les soldats et les gardes de la prison seraient en nombre supérieur au nôtre, mais nous comptions sur l’effet de surprise.

Malgré les mises en garde et l’opposition de Mary Ann, notre machine de guerre traçait déjà nos chemins et ne pouvait plus s’arrêter.

Si j’avais su ce qui allait arriver…

BONUS