Épisode 12
Joseph et Henrietta
Au cours de la troisième soirée, je me décidai à parcourir la bibliothèque à la recherche de papier, d’une plume et d’encre. L’idée d’écrire à Londres n’avait plus quitté mon esprit. Dans la pénombre de mon armoire à balais, mille et une lettres s’étaient rédigées dans ma tête. Dès que j’entendis la clé de la serrure clore la journée d’ouverture de la bibliothèque, j’ouvris la porte de mon placard et me dirigeai vers une pièce qui servait de bureau. C’était sans doute celui du bibliothécaire en chef. J’y trouverais assurément les outils nécessaires à la réalisation de mon plan.
Le premier tiroir que j’ouvris m’offrit le nécessaire. Tout comme au cours des nuits précédentes, mon minou gris m’accompagna avec assurance et conviction. Soudain, j’entendis la porte s’ouvrir et se refermer. Je me précipitai sous le bureau et tirai la chaise devant moi. Des souliers de cuir noir vinrent jusqu’à moi.
- J’allais oublier le cadeau de fête d’Évelyne, résonna la voix d’un jeune homme. Tu imagines, Fripou? Si j’avais oublié ce cadeau, toutes mes chances de conquérir la belle Évelyne étaient perdues. Et toi, Fripou, combien de cœurs as-tu brisés?
Les pieds firent volte-face et repartirent en direction de la sortie. Le loquet de la serrure tomba. Des pas s’éloignèrent dans la rue. Je sortis de ma cachette.
- Enchantée de te connaître!, Fripou, dis-je à mon compagnon qui se lissait les moustaches.
Durant plus d’une heure, je me consacrai à ma lettre. L’habitude d’écrire ne m’était pas familière et plusieurs taches d’encre parsemaient mon travail. Lorsque les dernières lueurs du jour disparurent, je signai la dernière page de ma lettre en inscrivant « J’attends votre réponse. Ne m’oubliez pas. » J’étendis les quatre pages de ma lettre sur le bureau. Ellen en aurait été fière. Je pris Fripou dans mes bras avant qu’il ne pose ses pattes sur l’encre encore fraîche.
- Voudriez-vous manger un petit morceau de saucisson, M. Fripou?, demandai-je au chat.
J’ouvris la porte de la cuisine. Un parfum de viande et de légumes grillés embaumait la pièce. Il y faisait plus noir que les nuits précédentes, mais je me dirigeai directement vers la lampe et l’allumai. En me retournant, je me rendis compte qu’un couvert était mis sur la table et qu’un plat fumant embaumait l’air de ses saveurs.
- Je me disais bien que ça ne pouvait pas être une souris!, lança un homme installé dans le cadre d’une porte. N’aie pas peur, reprit-il lorsque j’esquissai un mouvement de fuite. Tu n’as rien à craindre. Tu as certainement de bonnes raisons pour te cacher. Tu es en sécurité ici. À ton âge, on ne se cache pas par plaisir, on se cache par obligation. Tu peux manger tranquille. Tout ce que je te demande, c’est de nous raconter ton histoire.
Le visage rosé d’une dame apparut au-dessus de son épaule. Elle me souriait. Elle s’avança dans la cuisine, tira une chaise de bois et s’assit en m’invitant à l’imiter.
- Mange, dit-elle avec bienveillance, tout va être froid.
- Je m’appelle Joseph, reprit l’homme aux yeux perçants, et je te présente ma femme, Henrietta.
Tous deux se regardaient avec tant de tendresse qu’il m’apparut inopportun de croire qu’ils puissent me faire du mal. Je ne fis pas ombrage à leur invitation et je pris place à la table.
- Comment t’appelles-tu?, dit Henrietta de sa voix la plus douce.
- Molly, répondis-je. Je m’appelle Molly. Je suis arrivée de Grosse-Île il y a deux jours.
- De Grosse-Île?, reprit Joseph en dissimulant un mouvement de recul. Plusieurs épidémies se sont déclarées à Montréal.
- Je ne suis pas malade, répondis-je à ses inquiétudes.
- C’est par centaines que les Irlandais meurent à la Pointe-Saint-Charles, poursuivit-il. C’est affreux.
- Molly dit qu’elle n’est pas malade, gronda Henrietta en serrant le bras de Joseph. Si elle le dit, c’est que c’est vrai.
- Alors, tu es la jeune fille que la police du port cherchait, affirma Joseph.
- Je ne suis pas une voleuse, répliquai-je en me levant de ma chaise. C’est moi qui ai été volée. Et il a même voulu m’embrasser.
- Calme-toi, Molly, reprit Henrietta. Raconte-nous ton histoire.
Et mon histoire brûla mes lèvres jusqu’à ce que la flamme de la lanterne vacille. Je racontai tout : l’Irlande, ma famille, le voyage, Bran, Grosse-Île, Fargo, Ellen, ma cachette dans l’armoire à balais, mon désir de retrouver Dillon et la lettre écrite qui trépignait de partir vers Londres. Lorsque je m’arrêtai, Henrietta caressait le bras de Joseph. Et Joseph essuyait ses larmes.
Retrouvant sa dignité, il se leva, toussa et fit quelques pas en direction d’un couloir. Il se retourna et nous fit signe de le suivre. Henrietta et moi nous levâmes et le suivîmes sans dire un mot. Joseph tira une clé de sa poche et ouvrit une porte.
- Cette chambre n’est pas occupée, murmura-t-il en me tendant la clé. Elle sert à recevoir les invités de la bibliothèque et nous n’en avons pas présentement. Tu seras bien plus confortable dans ce lit. Ne crains rien. Tu seras en sécurité ici et personne ne viendra troubler ton sommeil.
- Nous reviendrons demain, reprit Henrietta. Pour l’instant, c’est le temps de dormir et de reprendre des forces.
Lorsque j’entendis la porte se refermer derrière eux, je courus jusqu’au bureau, ramassai les feuilles de ma lettre et revins vers la chambre. Je fermai la porte à clé. Lorsque je me glissai sous les couvertures, Fripou y ronronnait déjà.
La vie est parfois bien étrange.
L’Institut canadien
À leur plus grand désespoir, Joseph et Henrietta n’avaient pas d’enfant. Pourtant, Henrietta semblait condamnée à l’enfantement à perpétuité. Chaque année, elle arborait un ventre gonflé de vie, mais aucun de ses enfants ne survivait à sa première année. Chacune de ces petites morts traçait une ride silencieuse sur le cœur des amoureux.
Montréal avait peine à garder les plus petits des siens. Comme toutes les grandes villes d’Amérique, elle se construisait rapidement. Les industries, le train, l’immigration transformaient la vie quotidienne. Attirées par la ville et ses nouveaux emplois, des populations entières délaissaient les régions rurales. L’hygiène y était déplorable et favorisait la propagation des épidémies et des fléaux de toutes sortes. Si l’étendue de la campagne pouvait supporter les pollutions quotidiennes, la proximité des habitations qui se construisaient dans les villes ne le permettait pas. Montréal devait bâtir aqueducs et égouts, prendre en charge les déchets et s’occuper d’une population grandissante, souvent appauvrie et malade. Elle devait faire face aux épidémies, aux incendies nombreux et dévastateurs, aux inondations, et parvenir à sécuriser les rues, qui devenaient souvent le théâtre de batailles mémorables débordant les quais.
Malgré ses odeurs de détritus et de bois brûlé, j’aimais Montréal. Elle vivait. Elle respirait. En marchant dans ses rues, je sentais battre son cœur. Ses habitants étaient jeunes, et ses édifices de pierres grises et lisses resplendissaient au soleil comme un cadeau déballé entre les mains d’un enfant.
Après deux nuits passées à la bibliothèque de l’Institut canadien, Joseph et Henrietta m’offrirent de venir habiter avec eux le temps de retrouver Dillon, le temps que mes parents viennent nous rejoindre ou le temps que je délaisse l’espoir de tous les revoir. Ce jour-là, dans cette chambre camouflée au milieu des livres, ils s’installèrent côte à côte devant moi. De manière aussi solennelle qu’un jeune prétendant devant le père de sa fiancée, ils me tendirent la main pour que je les suive jusqu’à leur demeure. « Tu pourras y rester le temps qu’il faudra, ne cessaient-ils de répéter. Tu n’y seras jamais embêtée. Les policiers ont mieux à faire que de rechercher une enfant perdue. »
Ils m’accueillirent comme leur propre fille. Toute la place m’était offerte à leur table aux chaises vides. Henrietta m’apprit la couture et le tricot, la musique et la cuisine. Mais ce que je préférais, c’était lorsque Joseph me permettait de le suivre à son travail. Joseph était typographe. Il alignait des lettres embossées dans le métal pour former des mots. Aux mots s’ajoutaient des points, des virgules, des espaces pour former des lignes. Les lignes formaient des paragraphes, les paragraphes des textes, et les textes un journal. L’odeur de l’encre et du papier, le cliquetis des lettres se rivant les unes aux autres, la page imprimée, le livreur pressé, l’effervescence du lieu, la passion des journalistes, tout s’imprégnait en moi comme une encre indélébile.
Un jeune homme que je trouvais très beau y entrait souvent en coup de vent. Il me soulevait de terre et dansait avec moi en récitant les vers d’un poème romantique. Je n’étais pas insensible à ses charmes, mais je ne savais trop quoi faire de ces nouveaux sentiments. Joseph – il s’appelait Joseph Doutre – me déposait doucement par terre et m’embrassait le front. La chaleur de ses lèvres me laissait penaude. Puis, chaque fois, comme pris d’une soudaine fièvre, il levait les bras au ciel et réclamait toute l’attention du typographe : « Joseph, disait-il, l’ignorance est la pire des calamités; qu’allons-nous faire de tous ces curés qui ne veulent rien entendre de la modernité et nous garder dans l’ignorance? »
Joseph souriait. Il savait combien Doutre aimait la polémique, les discussions animées et le choc des idées. Le typographe préférait le calme et le silence, se contentant de faire voyager les mots et les idées d’un village à un autre, d’une maison à une autre, d’une personne à une autre. C’était déjà beaucoup. Doutre, l’avocat, était meilleur orateur. Il préférait les mots dits.
- À chacun son métier, répondait mon bienfaiteur en classant points d’interrogation et trémas. J’espère que tu as soigné ton écriture, cette fois-ci. Allez, donne-moi le texte de ton prochain article.
M. Doutre repartait comme il était venu. La porte claquait comme des applaudissements. Je le regardais descendre la rue vers la bibliothèque. La cape de son manteau prenait soudain un coup de vent. Il tournait le coin et disparaissait. En fin de journée, Joseph fermait boutique. Il me prenait par la main et nous déambulions dans les rues jusqu’à la maison où le repas d’Henrietta nous attendait. En passant devant la bibliothèque, il me disait toujours : « Arrêtons-nous quelques instants, juste pour dire bonjour. » Chaque fois, nous y retrouvions notre visiteur de l’après-midi aussi volubile et passionné. La plupart du temps, les quelques instants se transformaient en heure et c’est Henrietta qui, portant un plat fumant recouvert d’un linge à carreaux, venait nous y rejoindre avec bonheur.
Entre les murs de l’Institut canadien, il se passait quelque chose d’extraordinaire. Je ne pouvais pas encore y mettre les mots qu’il fallait, mais je savais que j’y vivais des moments exceptionnels. Dans la bibliothèque se retrouvaient des individus aux idées aussi larges que les océans. Lorsqu’ils ouvraient les bras et que leurs paroles s’envolaient, je pouvais sentir le vent du large briser les murs des injustices. Des frissons parcouraient mon corps. Sur ces fauteuils nappés de cuir s’installaient les plus brillants penseurs d’une époque. Ils étaient Français, Anglais, Allemands, Juifs, catholiques ou protestants. Ce qui les unissait n’avait rien à voir avec la couleur de leur langue ou celle de leur dieu. Le monde s’ouvrait à eux. Ils voulaient le réinventer, le façonner à leur image. Les idées affluaient d’Europe et d’Amérique. Et c’est entre les murs de cette bibliothèque qu’ils venaient se poser. Dans les discours désordonnés de tous ces passionnés de la vie se concentraient les idées nouvelles, les poésies sensibles et les critiques de l’autorité. C’est ici, dans la fébrilité de cette jeunesse que se construisait l’avenir.
- Les écrivains parlent d’amour!, lançait Joseph Doutre. Est-ce si répréhensible de raconter ce que chacun de nous vivons chaque jour? Pourquoi Dieu verrait-il une offense à l’amour que se portent un homme et une femme? Ce n’est pas Dieu qui ne veut pas qu’on lise et qu’on offre à tous la lecture de ces romans humains et lumineux. Ce sont l’Église, les curés, les soutanes qui ne veulent pas perdre leur pouvoir, qui ne veulent pas que les gens pensent par eux-mêmes.
Il avait mille fois raison. Les journalistes et les auteurs, les écrivains et les penseurs, même les membres d’un institut voué à la diffusion des connaissances comme ceux de l’Institut canadien et de sa bibliothèque, ne se faisaient pas d’amis auprès des gens d’Église. Leurs idées trop libérales affrontaient le pouvoir établi du clergé. Il ne pouvait pas y avoir plusieurs détenteurs de la morale. L’Église ne pouvait garder le bon peuple sous son joug qu’en cultivant l’ignorance et l’intolérance aux idées nouvelles.
À la cour de l’évêque, la guerre entre l’Église et l’Institut était déclarée. Et Joseph y jouait le rôle de D’Artagnan.
Bibliothécaire
Au Québec, c’est dans les bibliothèques de collectivité qu’apparaît le bibliothécaire. Les bibliothèques des Jésuites, des Sulpiciens et des Instituts canadiens de Montréal et de Québec en sont des exemples.
Source: Histoire du livre et de l’imprimé au Canada
Joseph et Henriette Guibord
Joseph Guibord épouse Henriette Brown en 1828. Au moins dix enfants sont nés de leur union.
Source: Dictionnaire biographique du Canada en ligne
Hygiène et salubrité
Il faudra attendre la fin du 19e et le début du 20e siècle à Montréal pour voir apparaître des mesures comme les bains publics, le contrôle des abattoirs et la distribution de lait pasteurisé.
Source: Centre d’histoire de Montréal – Salubrité
Institut canadien de Montréal
Le 17 décembre 1844, 200 jeunes libéraux francophones se réunissent rue Saint-Jacques pour créer l’Institut canadien de Montréal. Sa bibliothèque contient des livres à l’index, incluant l’oeuvre d’Alexandre Dumas. L’Institut offre aussi une chambre de nouvelles et des conférences.
Source: À la découverte de l’histoire mouvementée de l’Institut canadien de Montréal
Typographe
Joseph Guibord est reconnu comme l’un des meilleures typographes au Canada. Il serait le premier à y introduire la stéréotypie.
Source: Dictionnaire biographique du Canada en ligne
L’Avenir
Joseph Doutre, membre de l’Institut canadien, est l’un des collaborateurs principaux au journal L’Avenir, qui selon le clergé de l’époque, cherche « à répandre des principes révolutionnaires ».
Source: Dictionnaire biographique du Canada en ligne