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Mille Vies

Épisode 5

Ellen

Nous étions une dizaine d’enfants de tous les âges à suivre une infirmière qui se prénommait Ellen. Elle avait de longs cheveux bruns aux reflets dorés qu’elle tentait vainement de retenir dans un chignon. Âgée d’à peine 20 ans, sa silhouette était racée et allègre. Elle ne marchait pas, elle dansait. Chaque pas la propulsait vers le ciel avant de la ramener sur terre. Elle portait une grande robe verte ample et doublée d’un tablier de la même couleur, mais aux bretelles brodées de dentelle d’un vert plus tendre. Elle était belle comme un ange. Tous les enfants l’écoutaient avec une attention peu commune. Je l’aimais déjà. Elle se penchait vers nous et, malgré ses consignes strictes et sévères, j’avais l’impression d’entendre chanter un champ de blé au temps des récoltes. Vivante. C’est ce qui la distinguait. Elle était vivante. Son visage s’illuminait de fraîcheur et de joie. Ses pommettes rosissaient à chacun de ses sourires. À ses côtés, la mort semblait ne pas avoir d’emprise.

La petite troupe d’enfants précédée par Ellen s’élança sur la route. L’agitation et la fébrilité inondaient chacun des bâtiments qui se dressaient devant nous. Hommes, femmes et chevaux se partageaient un maigre espace dans lequel tournoyaient civières, charrettes et chariots. Dans un grand hôpital aux fenêtres closes, les malades entraient par l’avant en traînant un restant de vie et sortaient par l’arrière les deux pieds devant. Puis, il y eut la maison de l’apothicaire. Sur le perron, je le reconnus à ses lunettes rondes fixées au bout de son nez et aux directives qu’il donnait à un garçon essoufflé de ses incessantes courses entre l’hôpital et le fabricant de potions, de décoctions et de remèdes. Dans la boîte de bois qu’il lui tendait, des flacons de verre de toutes les couleurs s’entrechoquaient dangereusement malgré ses perpétuelles mises en garde.

Tout à côté, un couple sortait d’une chapelle en portant un nouveau-né. L’image était à la fois réjouissante et cruelle, puisque le baptême était salué par ce même prêtre qui donnait l’extrême-onction à des mourants trop pressés de quitter la terre et le parvis sur lequel ils étaient allongés.

Quand nous sommes passés devant la maison du cuisinier, une femme voluptueuse nous salua de la main avant de poursuivre sa corvée de lessive. Au-dessus de sa tête, enivrés par le vent, de grands draps blancs se faisaient voiles de navire.  En arrivant au poste de garde, Ellen sourit à un jeune policier qui lui rendit ses égards en soulevant son chapeau et en esquissant une courbette folichonne.

Au détour du chemin, une odeur bienfaisante commença à nous dorloter le museau et à nous donner le courage de poursuivre la route. Plusieurs d’entre nous étaient affaiblis par le voyage et le manque de nourriture. La seule pensée de manger nous rendait plus légers. Mes souliers trop petits retenaient mon élan. Lorsque je vis les autres enfants s’envoler vers le parfum réconfortant, je les lançai dans le champ bordant la route. Malgré les cailloux, mes pieds m’en furent reconnaissants. Je savais bien que de posséder des chaussures était un bien précieux. Mes pieds par contre ne semblaient pas s’en préoccuper. Ils n’en avaient jamais porté. Libérés de leurs entraves de cuir, ils me transportèrent jusqu’à la troupe de madame Ellen. Nos nez cherchaient la provenance de cet arôme chaud et bienfaisant. Du pain. Une odeur de pain voltigeait dans l’air et chatouillait nos papilles. D’où pouvait-elle bien venir? Au loin, vers le fleuve, de grandes maisons s’élevaient au bout de leur champ. Près de la route, deux hommes travaillaient à réparer une chaloupe endommagée.

J’entendis un grand cri de victoire. Tous les enfants s’élancèrent vers un homme habillé de blanc qui nous saluait. Il portait un grand tablier jusqu’aux genoux. Un mouchoir noué aux quatre coins lui servait de chapeau. Sur sa joue, une trace de farine embellissait son visage taquin. Lorsque nous fumes arrivés à ses côtés, il frappa dans ses mains et un nuage de farine s’éleva au-dessus de nos têtes comme un grand soupir de joie.

– Les enfants, lança Ellen en tentant de calmer nos ardeurs retrouvées, je vous présente notre boulanger, M. Foucher. Il fait une boulange qui n’a pas son pareil. Asseyez-vous, mangez et reprenez des forces.

Illuminée d’une nappe à carreaux jaune, une grande table trônait sur la galerie de la boulangerie. Tout autour s’alignaient une douzaine de chaises grises habituées à passer l’été sous les chauds rayons du soleil et les intempéries. Le silence cloua nos petites bouches ébahies. Jamais je n’avais vu table si bien garnie. Mon père ne racontait pas d’histoires. Il existait bel et bien des festins dignes des rois. Ce bouquet d’odeurs et de gourmands caprices réchauffa nos cœurs tout autant que nos estomacs. Enfin, l’Amérique se révélait à moi comme je l’imaginais dans mes plus beaux rêves. Une table bordée d’odeurs fruitées, d’arômes chauds de boulange et de la douceur fraîche du lait. C’était mon Amérique à moi. Je fixai dans ma mémoire l’image bénie de cette table débordant des parfums de la faim assouvie. Je croyais que pareil souvenir pouvait me protéger, tel un talisman, contre les famines de la pauvreté. Je possédais ainsi un fragment de la magie des châteaux de mon père.


Malgré nos turbulentes brusqueries et l’inconvenance de nos manières, Ellen souriait avec bienveillance et semblait se délecter de ce moment de vie. Elle se pencha vers moi lorsqu’elle perçut mon incertitude devant un pot dans lequel était plantée une grosse cuiller. « Confiture », c’est le premier mot en français que j’appris en Amérique. Ellen fit valser la cuiller dans le pot et en sortit une bonne portion de fraises et de sirop. Elle étendit la confiture sur un bout de pain et s’émerveilla de me voir y croquer avec autant de bonheur. Son rire résonna et s’envola dans le bleu du ciel. Puis, elle s’évertua à nous apprendre d’autres mots.

– « Pain », disait-elle en pointant le peu de croûte qu’il restait de la grosse miche. « Couteau », reprenait-elle. « Lait, confiture, porc, farine, gruau, biscuit, céréales, sucre… »

Je n’avais jamais entendu aussi jolis mots dans une aussi jolie langue. Et nous répétions à l’unisson, brisant les syllabes et écorchant les voyelles. Ellen se moquait de nous et riait de plus belle. Je m’étonnais de voir tant de vie dans un regard, dans un sourire.


C’est ce jour-là, quand je levai mon verre pour faire glisser dans ma bouche la dernière goutte de lait, que le chant des oiseaux revint. Depuis longtemps, il s’était tu. Les oiseaux reprenaient le temps perdu. Partout, ils piaillaient et chantaient, virevoltaient et planaient au-dessus de nos têtes, dans les arbres et les buissons. Ramassant une miette de pain, ils s’envolaient vers un nid lourd de nouveau-nés affamés et impatients. Le printemps revendiquait ses droits.

Enivrés d’un si soudain festin, Ellen n’eut aucune peine à nous conduire somnambules jusqu’à un grand bâtiment de bois planté au milieu d’un champ, et nous y coucha.

Un secret

J’ouvris les yeux. Parfumé des fines poussières d’un feu crépitant, un rayon de soleil plongeait dans les vagues de couvertures de mon lit. Je me rappelais m’y être couchée la veille, mais j’étais si fatiguée que je ne m’étais rendu compte ni des lieux ni de la douceur des couvertures. J’avais sombré dans un cirque de rêves. Dans ce lit de draps blancs, je me sentais comme une princesse. Je redéposai ma tête sur l’oreiller et m’amusai à palper la douceur lisse et sèche des draps. L’Irlande ne m’avait offert pour couche que des paillasses humides et collantes.

Autour de moi, une foule d’enfants s’affairaient à enfiler pantalons et chandails, jupes et chapeaux. J’en fis tout autant en prenant soin de vite replacer le foulard qui camouflait la honte de ma tête d’œuf. La rosée s’évaporait sur les carreaux de vitre des fenêtres. Ellen se tenait à côté d’un poêle à bois duquel s’étirait un tuyau qui serpentait le plafond. D’un bout à l’autre de cette grande baraque de bois s’alignaient des lits superposés aux couvertures aussi fripées que les petits visages qui s’y cachaient encore.


– Allez, debout tout le monde!, lança Ellen en frappant dans ses mains. Habillez-vous et tenez-vous debout à l’avant de votre lit. Quand vous serez tous prêts, nous pourrons aller manger.

Tous les mots associés à la nourriture semblaient avoir un effet magique sur mes compagnons.  Malgré la fatigue et les cicatrices encore fraîches de nos pénibles voyages, les enfants avaient vite fait de se vêtir et de se tenir à l’avant de leur couchette.

– À tous ceux qui sont arrivés hier, reprit Ellen en n’ayant aucune difficulté à obtenir le silence, nous vous souhaitons la bienvenue. Tous ont fait un long et pénible voyage. Vous arrivez d’Angleterre, d’Irlande ou d’Écosse. Aux plus âgés d’entre vous, je demande de prendre soin des plus petits. Si certains ont été mis sur les bateaux parce qu’ils étaient orphelins, plusieurs le sont devenus en cours de route. Ici, il n’y a pas de différences. Vous êtes tous orphelins. Orphelins, mais en bonne santé. Vous serez bien traités et bien nourris. On s’occupera de vous et bientôt vous pourrez vous faire une nouvelle famille. En attendant, reprit Ellen en ébouriffant les cheveux d’un garçon larmoyant, vous aurez tout ce qu’il faut pour reprendre des forces. Allez, tous dehors, le soleil est avec nous et le pain et la confiture nous attendent.

Les petits pieds firent craquer les larges planches du plancher. Une brise fraîche caressa mon visage de son odeur de jeunes feuilles trempées et de fleurs de printemps à peine écloses. Éblouie par la lumière du jour, ma main fit un écran au-dessus de mes yeux. À perte de vue, des centaines de personnes bâillaient et se saluaient sur le perron des bâtiments de bois et aux portes d’immenses tentes de toile beige. Tout au bout de cette ville sortie de nulle part, des ouvriers faisaient naître du sol d’autres maisons et d’autres tentes. Attablés à une longue table de bois gris, un homme et une femme réchauffaient leurs mains sur une tasse avant de boire un thé fumant.

– Je ne suis pas orpheline, avouais-je à Ellen en sortant de la file d’enfants.

Ellen me regarda, étonnée. Elle plia ses longues jambes et me fixa droit dans les yeux. Je penchai la tête, honteuse et prête à subir une colère que je croyais mériter. Pourtant, elle posa ses mains sur mes épaules, puis releva doucement ma tête.

– Pourquoi dis-tu que tu n’es pas orpheline? questionna-t-elle d’une voix douce.

– Mon père, ma mère et mon frère arriveront bientôt. Mon père m’a fait promettre de dire que nous étions orphelins. Il savait que nous aurions plus de chances de pouvoir monter à bord d’un navire. Il devait s’occuper de ma mère et de mon frère avant de monter à leur tour. Ils étaient malades tous les deux. Moi, je dois m’occuper de mon frère. J’ai promis.

Un petit silence se déposa quelque part entre l’éternité et la vérité. Ellen glissa le dos de sa main sur ma joue.

– Et où est ton frère? reprit-elle.

– Il est dans une grande maison près du quai. Mon père est peut-être déjà avec lui…

– Il est malade? m’interrompit-elle.

– Non, mon père n’est pas malade.

– Ton frère, précisa Ellen, il est malade?

– Un peu… Il a mal à ses yeux. Après le déjeuner, j’irai le voir.

– Tu ne peux pas, Molly. Tu dois rester ici.

– Pourquoi?

Les enfants s’impatientaient à l’idée de lécher le beurre coulant dans les trous du pain grillé. Ellen fit un signe à une grosse dame affairée devant une cuisine extérieure improvisée. La dame au front couvert de sueur laissa tomber le couvercle sur un chaudron fumant, essuya ses mains sur son tablier et s’empressa de guider les enfants vers une table libérée de ses convives.

– Tu ne peux pas aller voir ton frère, me dit Ellen en se penchant à nouveau vers moi, parce que tu n’es pas malade. Ici, les gens sont en santé. La maladie qui frappe est très contagieuse. Tu comprends ce que veut dire « contagieux »?

– C’est lorsqu’on donne la mort à ceux qu’on aime le plus.

– Tu es intelligente, Molly. Tu ne veux pas mourir, n’est-ce pas?

– Non. J’ai peur de mourir.

– Alors, tu dois rester ici. Tu m’as bien comprise?

– Mais j’ai promis de m’occuper de mon frère, je ne veux pas qu’il meure. Et si j’allais le chercher?

– Ton frère est malade, Molly. Et ta mère et ton père le sont probablement.

– Mon père n’est pas malade, rechignais-je. Il est peut-être déjà arrivé.

– Depuis hier, aucun passager ne débarque des bateaux. Il n’y a plus de place sur l’île, soupira Ellen en toisant la mer du regard. Et d’autres bateaux arriveront tous les jours.

– Alors, ma famille arrivera bientôt.

– Peut-être, reprit Ellen. En attendant, on se fait un secret juste à nous. Pour que nous puissions rester ensemble, faisons semblant que tu es orpheline.

BONUS