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Mille Vies

Épisode 22

St. Catharines

Harriet Tubman connaissait la bonne façon de se cacher. Même de ce côté-ci de la frontière, elle se savait traquée. La valeur de sa capture équivalait à plus d’une vie de travail à un excellent salaire. Elle ne faisait confiance qu’à un nombre très restreint de personnes.

La rue principale de St. Catharines était déserte. Des visages se devinaient derrière les rideaux des fenêtres. Des portes se refermaient devant nous. Jaze descendit du cheval. Nous avions fait une chevauchée de plusieurs heures. Il se délia les jambes en marchant devant, puis, se retournant, me regarda fixement.


- Regarde-nous, Molly! dit-il comme s’il avait découvert que la Terre est ronde. Tu sais bien que personne ne nous dira un mot sur Harriet Tubman! Tu te promènes habillée en gardien de prison, montée sur un cheval de la cavalerie sudiste, armée de la carabine la plus perfectionnée du monde et d’un revolver à plusieurs coups tout neuf. Tu es blanche et accompagnée d’un petit Noir qui marche à tes côtés. Pas tout à fait l’image idéale pour trouver le repaire de la conductrice du chemin de fer clandestin. À mon avis, elle n’aime pas les uniformes.

- Tu as raison, fis-je devant tant d’évidences. Qu’est-ce qu’on fait?

- Descends du cheval et suis-moi à distance. Il faut te trouver d’autres vêtements. En attendant, essaie d’avoir l’air d’une fille, ajouta-t-il sourire en coin.

- Très drôle, répliquai-je en lui tirant la langue.

Jaze s’éloigna en marchant négligemment, les mains dans les poches, le baluchon ballottant sur l’épaule. Tous les regards nous fuyaient. Je descendis du cheval et m’arrêtai à une auge à eau au milieu d’un carrefour. À demi assise sur le rebord de l’abreuvoir, je suivais discrètement les gestes de Jaze. Soudain, il s’arrêta devant une église de bois rond. Sous les derniers rayons du soleil couchant, un vieillard noir à la barbe blanche raclait les feuilles mortes pour couvrir d’une paillasse la terre de son jardin. Ils discutèrent un moment. Je compris qu’ils parlaient de moi lorsque l’un et l’autre regardèrent dans ma direction. Quelques paroles échangées et Jaze salua le vieillard, puis revint vers moi.

- Il n’y a pas d’Harriet Tubman ici, dit-il en haussant les épaules. Le pasteur m’a dit qu’il n’a jamais entendu parler d’une Harriet Tubman. Soit qu’il dit vrai et que ton amie n’avait pas de bons renseignements, soit qu’il se méfie.

- Sarah ne s’est pas trompée, répondis-je, me sentant insultée du doute de Jaze à son endroit.

- Peut-être qu’elle n’est plus ici.

- Ton pasteur a menti. Même si Harriet Tubman n’est pas ici, c’est impossible qu’il n’est jamais entendu parler d’elle. Tous les Noirs d’Amérique doivent connaître Harriet Tubman.

- Tu as raison. Même les esclaves de Louisiane en ont entendu parler.

- Je crois plutôt qu’elle se cache. En marchant, j’ai remarqué que nous étions observés. Elle doit être ici chez elle et si ce qu’on raconte est vrai, plusieurs personnes de cette ville lui doivent leur liberté. Elle pourrait se terrer dans chacune de ces maisons. On ne nous dira pas où elle se trouve.

- La nuit tombe et je suis mort de fatigue et tu dois l’être aussi? Trouvons un abri pour dormir et demain, je reviendrai seul. J’aurai plus de chance.

- D’accord. Sortons de la ville. Nous devrions trouver un endroit.

Je montai sur le cheval et Jaze me suivit et s’accrocha à moi.

- Au fait, Molly, me siffla-t-il à l’oreille, le grand-père à l’église m’a demandé si j’étais ton esclave. J’ai répondu que non, bien entendu, mais comme je t’ai sauvé la vie, je lui ai dit que c’est toi qui devrais être mon esclave!

Jaze s’arrêta de rire lorsque, d’un bond, je lançai le cheval au galop. Il dut s’accrocher à moi pour ne pas perdre l’équilibre.


Peu après la dernière maison de St. Catharines, une vieille grange abandonnée tout au bout d’un champ en friche attira notre attention. Le coin semblait désert. Une clôture éventrée ne retenait plus que d’anciennes broussailles. Le cheval mit ses sabots de velours pour emprunter le tracé d’un chemin mort depuis longtemps. À mi-parcours, des fondations de pierre apparurent comme le fantôme d’une ancienne demeure. La trace d’un violent incendie marquait la pierre noircie. Ne restait plus que l’âtre d’une cheminée écroulée et rongée par le chiendent.

- Il n’y a personne, chuchota Jaze. Arrêtons-nous.

La grange qui s’élevait au bout du champ tenait bon. Plusieurs planches n’avaient pas résisté au vent et aux intempéries, mais la charpente était intacte. Des ballots de foin s’entassaient dans un coin, au sec et au chaud. Ils apparurent à nos muscles éreintés comme le lit le plus douillet du monde. Derrière une rangée de peupliers, le terrain plongeait dans une cascade de pierres jusqu’à une petite rivière.

- Regarde ce que j’ai trouvé, me lança Jaze qui attachait le cheval derrière la grange.

- Des tomates?

- Oui, des tomates ensemencées par les restes de table des anciens propriétaires. Et là-bas, j’ai vu un vieux pommier dans lequel il reste quelques bonnes pommes pour nous et des dizaines par terre pour le cheval.

- On ne pourra pas dire qu’ils ne nous ont rien laissé.

De ces plants anarchiques rampant sur le sol, je réussis à cueillir huit belles et grosses tomates bien rouges. Notre repas du soir. Les dernières lueurs du soleil disparaissaient dans le ciel. Déjà, des morceaux de lune scintillaient dans les ondulations de la rivière. Le vent était tombé. Seules quelques feuilles tourbillonnaient dans l’air silencieusement. Le temps semblait s’être arrêté. Assise sur une pierre, je croquais goulûment dans la chair tendre des tomates. Jaze préparait un petit emplacement de pierres pour contenir un feu.

- Tu ne crois pas que c’est dangereux de faire un feu? On pourrait nous voir.

- Ici, derrière la grange, nous sommes à l’abri, personne ne nous verra, reprit Jaze.

- Et si le chasseur de têtes revenait.

- Mais non, fit-il pour se convaincre lui-même. Avant d’arriver ici, il doit dénicher un nouveau cheval, retrouver notre trace, venir jusqu’à St. Catharines, découvrir cette grange… et tout ça en pleine nuit. Mais non, c’est impossible.

- Tu n’as pas peur de lui?

- J’aurai peur de lui toute ma vie. J’aurai peur toute ma vie, Molly, mais pas ce soir. Ce soir, je dois laver ma chemise et je dois la faire sécher. Et pour la sécher, j’ai besoin d’un feu. Tu n’aimes pas le feu?

- Oui, fis-je, surprise de la question.

- Moi, j’adore le feu. C’est plus fort que moi.

Dans ce paysage d’automne, Jaze n’eut aucune difficulté à trouver tout ce dont il avait besoin pour faire un feu. Il y avait d’ailleurs une corde de bois couverte de vignes sauvages, mais toujours bien au sec sous un appentis. Il alluma le feu avec beaucoup de doigté. De l’écorce, de la paille, de petites branches cassées et sèches, une première bûche, une deuxième, il plaçait le tout avec finesse comme s’il dessinait les premiers traits d’une œuvre immortelle.

Le feu s’embrasa sous ses doigts. Jaze resta silencieux quelques instants, fixant les flammes et jouant sur les branches pour leur donner plus de vigueur.

- J’adore le feu, reprit-il. Tu as déjà remarqué la flamme d’une bougie? Elle est toute semblable à la vie. Tu sais, les grosses chandelles – les cierges d’église, par exemple –, au début, lorsqu’on les allume, la flamme danse au bout de la mèche. Elle est rouge, jaune, orangée, bleu, blanche. Elle bouge. Elle vit. Elle grossit, s’allonge, s’étire. Elle éclaire soudain comme un petit soleil. Et peu à peu, elle brûle et fait fondre la cire qui la nourrit. La cire devient liquide et bientôt elle submerge la mèche. Lentement. Alors, la flamme devient toute petite. On croit qu’elle va s’éteindre, mais non, elle ne s’éteint pas, elle reprend de la vigueur. Je le sais parce que j’ai passé des nuits entières à en regarder mourir. La flamme devient si petite, si pâle, si frêle, si menue. Elle n’éclaire plus que d’un tout petit cercle autour d’elle. Et puis, elle s’étire de nouveau. Elle redevient rouge, jaune, orangée, et éclaire de plus belle. Mais quand la cire chaude la rejoint, elle redevient toute petite et finit par s’éteindre. Elle meurt en faisant un tout petit peu de fumée. On se souvient à peine d’elle. Nos yeux sont déjà habitués à la noirceur… C’est fragile, la vie.

Le feu crépitait dans le cercle de pierres, les flammes éclairaient nos visages, la chaleur pénétrait nos mains tendues. J‘offris un morceau de tomate à Jaze encore silencieux après ce court voyage au cœur de ses pensées. Il me remercia d’un sourire. Puis, il se leva et partit en direction de la rivière. Aussi vieille et usée qu’elle ait pu être, il ne pouvait supporter que sa chemise ne soit pas immaculée.

La lune était grosse et pleine. Les étoiles filantes jaillissaient de partout. C’était un ciel à rêver d’impossible. Mon père et ma mère étaient là quelque part. Combien de temps faudrait-il encore pour se retrouver? Qui de ma famille pouvait encore regarder cette lune? Nelly l’observait sans doute du haut de son nuage. Je l’imaginais en ange lumineux aux grandes ailes blanches. Mais les autres? Dillon, Will…


- Regarde ce que j’ai trouvé, me lança Jaze à moitié dénudé et grelottant de froid.

- Qu’est-ce que c’est? Une vieille boîte de bois?

- Une vieille boîte de bois, reprit-il en me narguant. Mais non, Molly, voyons, un peu d’imagination… C’est un tambour!

Jaze installa sa chemise trempée sur la branche la plus rapprochée des flammes et s’assit près du feu en tapochant doucement la caisse de bois pour y trouver les meilleurs sons.

- Quel est son nom, tu crois? jetai-je dans la nuit.

- À qui?

- Au cheval.


- Je ne sais pas, fit Jaze en regardant le cheval, que nous avions libéré de son attelage. Tu crois qu’il va nous le dire?

- Bien sûr, répliquai-je. S’agit de trouver son nom et de le lui dire. Humm, fis-je en réfléchissant. Il s’appelle : Fargo.

- Il n’a pas beaucoup de réaction. Non, il ne s’appelle pas Fargo, il s’appelle : Maverick.

- Nop, ce n’est pas Maverick. À mon tour. Notre cheval s’appelle : Bronco.

- Colt, Colt, regarde-moi.

- Colt, ce serait un bon nom, mais ce n’est pas ça.

- Attends, je suis certain que ce chasseur de primes arrive directement d’un État du Sud, son cheval doit s’appeler Coton.

- Je crois qu’il préfère brouter que de s’appeler Coton.

- Il a bien raison.

- J’ai trouvé : c’est Aramis.

- Aramis? C’est quoi ça, Aramis? répliqua Jaze dans un grand rire.

- Aramis, c’est le nom d’un des trois mousquetaires d’un livre d’Alexandre Dumas, mon auteur préféré.

- Et tu crois que notre zoinzoin de cowboy a lu ton Alexandre Dumas?

- Non, tu as raison.

- Dixie!, s’écria Jaze.

Le cheval s’ébroua en soulevant sa crinière lustrée. Il piaffa de ses deux pattes avant, gonfla son poitrail, et ses grands yeux tristes s’illuminèrent en nous regardant. Jaze lui tendit une pomme, qu’il croqua avec conviction. Dixie, il s’appelait Dixie. Sa robe était marron et une tache blanche traçait une ligne sur son ventre, puis disparaissait sous sa mâchoire. Sa crinière et sa queue étaient longues et dorées comme des rayons de soleil. En m’occupant de lui, il me revenait en mémoire tous les enseignements de M. Mathieu à Grosse-Île. Je n’avais perdu ni la main, ni l’amour des chevaux.

Le temps se couvrait. Des éclairs déchirèrent le ciel. Jaze fit entrer Dixie dans ce qui semblait être une ancienne stalle. Il parvint à y faire tenir la porte à l’aide de bouts de fil de fer trouvés ça et là. De l’autre côté de la grange, Jaze et moi allions faire de ce coin notre paradis pour la nuit. Nous pourrions enfin dormir, emmitouflés de tous nos vêtements, enveloppés de paille sèche et collés l’un à l’autre pour se partager la chaleur du destin qui nous avait réunis. La pluie tambourinait sur le toit comme une musique qu’aurait pu inventer Jaze. Je comptais les secondes entre l’éclair et le tonnerre. À l’intérieur de la grange, de grandes flaques d’eau clapotaient autour des poutres tombées. Mais nous étions à l’abri. Jaze chanta les premières notes d’une chanson et je m’endormis.

Quelques heures plus tard, il me réveilla brusquement.

- Réveille-toi, Molly. J’ai vu la lumière d’une lampe tempête sur le chemin. C’est sûrement lui. Il nous a retrouvés. Vite, il faut partir. Va seller le cheval pendant que je ramasse nos affaires.

Je terminais à peine de serrer les lanières de cuir de l’harnachement de Dixie lorsque j’entendis un coup de feu. C’était Jaze qui avait tiré. La fumée se dégageait encore du canon du revolver.

- Vite, Molly, il faut partir. Ils arrivent. Ils sont plusieurs. Vite.

Je m’apprêtais à mettre un pied à l’étrier lorsqu’un violent coup m’arracha la mâchoire. J’entendis Jaze crier et se défendre. Je tentai de me relever. Un second coup m’envoya paître dans le trou noir de l’inconscience.

BONUS