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Mille Vies

Épisode 28

Le rêve de John Brown

L’automne revint, et avec lui, comme à tous les automnes passés au côté d’Harriet, l’espoir de participer aux dernières missions du chemin de fer clandestin avant l’hiver. Au cours des ans, j’avais pris part à quelques une d’entre elles en allant chercher les nouveaux venus à la frontière. Les risques étaient limités. Harriet préférait me garder à la tribune de ma classe. « Ce que tu accomplis ici est trop important, me répétait-elle lorsque j’osais lui demander d’embarquer dans le convoi. Tes connaissances sont précieuses, Molly. On ne peut pas risquer de te perdre. »


Depuis quelques mois, Mme Hovingston m’aidait dans ma tâche. La maison du vieux Walter, mort de sa belle mort au printemps dernier, allait être transformée en une école plus moderne, loin de notre vétuste étable à grammaire et à arithmétique. Trois classes y seraient aménagées, dont l’une pour Mme Hovingston. Ne restait plus qu’à trouver un autre professeur. Jaze et moi projetions de réaménager l’étable pour en faire une véritable maison. Une maison que nous voulions pleine d’enfants. Mais les temps n’étaient pas propices pour fonder une famille. Le jour viendrait.

Les choses allaient de mal en pis au sud de la frontière. Les oppositions entre le Nord et le Sud des États-Unis se dessinaient clairement. Dans les États du nord de l’Union, les industries diversifiaient de plus en plus la fabrication de produits finis. Elles s’associaient aux réseaux de train et aux banques pour inonder le marché de leur production et ne plus dépendre des vieux pays. Au contraire, l’économie du Sud dépendait de ses exportations de produits bruts vers l’Europe. Ses immenses plantations appartenaient à une classe de propriétaires peu nombreux, mais possédant une main-d’œuvre d’esclaves abondante. Plus de la moitié de la population était noire, noire et soumise à l’esclavage. Deux économies, deux politiques, deux sociétés grandissaient sur un même territoire. Sauf pour quelques dormeurs, il n’y avait plus de doute : les deux mondes allaient se réveiller brutalement.

« Attendre que le Nord libère les esclaves noirs du Sud est une grave erreur », disait John Brown, un blanc du Connecticut venu discuter avec Harriet de l’avenir des Noirs en Amérique.

- Le Nord ne veut pas voir des Noirs libres envahir son territoire. De Boston à Tallahassee, ce sont les mêmes hommes. Ils n’ont pas les mêmes intérêts, mais ils sont tout aussi racistes les uns que les autres. Les Noirs n’auront jamais le même statut que les Blancs. J’en ai honte, mais c’est ainsi. Malgré les lois abolissant l’esclavage, l’exploitation de l’homme par l’homme existe toujours en Amérique. Les juristes, les gouvernements, tout le monde joue avec les mots. Les lois sont faites pour calmer les uns et les autres. Entre une loi qui justifie l’esclavage et une autre déclarant qu’un Noir n’est pas un esclave mais le bien d’une propriété et qu’il a les mêmes droits qu’une vache ou une charrue, qu’est-ce qui est préférable? Quelle est la différence? Il faut abolir l’esclavage et l’exploitation. Et on ne pourra pas le faire autrement que par les armes.


John Brown était bien connu. Il était à la tête d’une troupe armée qui défendait la cause abolitionniste. À l’ouest, de nouveaux États américains se découpaient des territoires et se joignaient à l’Union. Ils étaient tous convoités par le Nord et le Sud. L’esclavage était ce qui différenciait le mieux les positions de l’un et de l’autre. Le Nord voulait des villes d’ouvriers libres pour travailler dans ses usines et acheter ses produits, et le Sud des esclaves pour ses immenses plantations. Un nouvel État qui se déclarait d’un côté ou de l’autre augmentait le poids politique du Nord ou du Sud au Congrès américain. Des batailles sanglantes avaient lieu dans ces nouveaux États. L’une d’elles avait rendu John Brown très célèbre. Après de furieux affrontements au Kansas et au Missouri contre des villages et des groupes abolitionnistes, il s’était vengé en massacrant cinq colons esclavagistes près de la ville d’Osawatomie au Kansas. Depuis, plusieurs l’appelaient Osawatomie Brown.

John Brown avait une solution pour les Noirs d’Amérique. Il voulait fonder un État, à l’image de la Californie et du Minnesota qui s’étaient joints à l’Union depuis peu. Cet État serait non seulement abolitionniste, mais il accueillerait les partisans de la cause. À partir de ce territoire, des actions de libération et de soulèvement pourraient être lancées. Évidemment, il faudrait prendre, créer et défendre cet État par la force. John Brown avait trouvé le lieu : les monts Allegheny. L’endroit était idéal parce qu’il était facile d’en défendre les accès et qu’il était suffisamment près des États esclavagistes. Au cours des dernières années, le chemin de fer clandestin conduisant au Canada s’était étiré et devenait un périlleux parcours. Se rendre jusqu’aux plantations du Sud et y convaincre les esclaves des réelles possibilités de parvenir à un pays lointain où il faisait si froid que la pluie se changeait en glace, représentait tout un exploit. Depuis l’imposition de la loi sur les esclaves fugitifs, toutes les personnes de couleur dans tous les États, du nord au sud, étaient présumées esclaves à moins d’être en mesure de prouver le contraire, ce qui n’était pas une évidence. Cette seule contrainte exigeait de tous les passeurs, conducteurs et chefs de gare d’être d’une extrême vigilance dès le premier pas après la frontière. Il fallait ensuite imaginer un plan de fuite, trouver un chemin à prendre et s’y engager. Une semaine, parfois davantage, s’écoulait avant d’atteindre la Pennsylvanie, le premier État au Nord à ne pas reconnaître l’esclavage sur son territoire. Le voyage devait se faire de nuit, à l’abri du regard des chasseurs et du flair de leurs chiens. L’arrivée en Pennsylvanie marquait une première étape, mais le périple n’était pas terminé pour autant. Le danger poursuivait les fuyards jusqu’au territoire de Sa Majesté d’Angleterre et même au-delà.

- Il n’y a pas de liberté en Amérique, postillonna Tom. Nulle part un Noir ne peut se sentir l’égal d’un Blanc. Il faut toujours regarder devant et avoir un œil derrière. Tu as raison, M. Brown, plus le chemin est long, plus le voyage est dangereux.

Tom avait toutes les raisons du monde de douter de sa liberté. À sa première évasion, il avait été capturé en territoire canadien au nord du lac Érié et ramené à son propriétaire pieds et poings liés.


- Ce que tu rêves de faire, personne n’en veut, reprit Harriet. Ni le Nord, ni le Sud. Aucun président ne t’accordera son appui. Aucun juge, aucun politicien. Ils ne veulent pas sauver les Noirs, ils veulent sauver l’Union.

- Alors, répliqua John Brown, qu’avons-nous à perdre?

- Tout, se permit de dire le Prof. Nous avons tout à perdre. Les Blancs qui vont soutenir ouvertement une rébellion des Noirs, on peut les compter sur les doigts de la main. Les autres iront se cacher au premier coup de feu. Il faudrait être suffisamment fort, suffisamment armé, suffisamment organisé pour prouver que nous pouvons être les vainqueurs. C’est dans la nature des hommes de se lier aux plus forts. Et nous ne sommes pas les plus forts.

- Mais nous pouvons le devenir, reprit John Brown.

- Comment? Tu peux me le dire? questionna Harriet. Nous avons à peine les ressources pour répondre aux besoins de nos communautés ici, en pleine liberté.

- J’ai passé beaucoup de temps entre le Kansas et Boston, expliqua l’homme à l’air sévère. Le gouverneur du Kansas a appuyé ma campagne de souscription. Cet État aurait pu se joindre aux États du Sud. Il a décidé d’être abolitionniste. À Boston, il y a un groupe clandestin de six personnes de la bourgeoisie appelé « les Six secrets ». Ces gens sont riches, influents et ils appuient le projet. Le temps de l’esclavage est révolu. Lorsque les forces se lèveront, tout s’écroulera comme un château de cartes.

- J’ai beaucoup de difficultés à croire que des attaques au grand jour ne feront pas fuir tes partisans, reprit Harriet. Cachés derrière leur bureau à Boston, c’est facile. Quand ils devront se faire connaître, tu ne crois pas qu’ils auront trop à perdre? Je ne crois pas que le temps soit venu.

- Harriet, insista Brown, il y a plus de Noirs que de Blancs dans le Sud. S’ils se soulevaient, c’en serait fini de l’esclavage.

- Tu as déjà vu le visage d’un esclave lorsque tu lui offres la liberté? Certains attendent ce moment depuis toujours. Leurs parents, leurs grands-parents leur ont raconté. Ils ont vu des Noirs libres. Mais lorsque le moment arrive, lorsque la liberté leur pend au bout du nez, ils en perdent les dernières dents qu’ils ont dans la bouche. Ils sont tout aussi surpris que s’ils voyaient un ange de dieu, et parfois, souvent, un démon de l’enfer venu les tenter. Ils ont été esclaves toute leur vie. Ils sont nés esclaves. C’est tout ce qu’ils connaissent. Ils n’ont le droit ni de lire, ni d’apprendre. On leur répète qu’un Noir ne sait pas vivre libre, qu’il n’a pas la capacité de le faire. Et plusieurs y croient comme à une vérité divine. « C’est écrit dans la Bible » répètent leurs propres pasteurs. J’ai peine à le dire, parfois, ils me désespèrent. Je leur botterais le derrière. Ils sont enfermés dans un état de dépendance et d’abrutissement… La liberté, ça s’apprend.


- Mais s’ils se levaient tous en même temps?

- Peut-être, répondit Harriet, peut-être. Moi, je continue. Je ne vais pas arrêter ce que j’ai commencé. Chaque fois que je descends dans le Sud, il y a des gens qui refusent mon aide, ça oui, mais ils sont encore nombreux à la réclamer. Je dois souvent refuser de les amener avec moi et la déception que je lis sur leur visage me hante. Je n’irai pas faire cette guerre, John, mais je n’empêcherai personne d’y participer.

- Moi j’irai.

Jaze, qui était resté silencieux jusque-là, brisa le silence… et mon cœur. Je savais qu’il serait parmi les volontaires. Je le craignais depuis que John Brown s’était installé dans le grand fauteuil du salon comme un roi devant sa cour. Les gestes de cet homme étaient à la fois calmes et volontaires. Il savait parler pour convaincre. Ses paroles avaient coulé dans le cœur de Jaze comme une source nouvelle. Elles mouillaient le lit tari du ruisseau de toutes ses soifs. Depuis longtemps déjà, nous étions en guerre. Depuis longtemps, je savais que Jaze, Harriet et les autres étaient les guerriers d’une armée souterraine. Leur vie n’avait de sens que dans cette lutte pour la liberté des leurs. L’histoire ne leur laissait pas le choix. Ils devaient être plus grands que leur propre personne. J’aurais aimé qu’il en soit autrement.

Les mois passèrent. Octobre était venu sans qu’aucune nouvelle ne parvienne du groupe de John Brown. Le feu crépitait sur la fonte grisonnante de la fournaise. Dehors, le froid faisait craquer les branches des arbres. L’hiver s’annonçait sans être invité. Les caveaux de pommes étaient remplis et la maison d’Harriet sentait le miel et la confiture. Mama passait ses journées à ses fourneaux. Ce soir-là, tout comme certains soirs, dans le salon d’Harriet, je lisais le journal à un auditoire écrasé sous le poids de trop longues journées de travail. Soudain, un passage m’assécha la gorge comme si j’avalais une mer de sable. Harriet me regarda sans mot dire. Elle se leva, réveilla les endormis et mit tout le monde à la porte.


Jaze et moi rentrâmes à pied jusqu’à l’étable. La lune me souffla son silence. Je tentais de me réchauffer de sa lumière dans la nuit. J’y cherchais mes souvenirs heureux, mes images de bonheur, mes visages amis, ceux de mes élèves nouveaux, ceux de mes élèves anciens qui grandissaient et m’étonnaient de tout ce qu’ils avaient appris. Je m’accrochais à la broche d’argent que Jaze m’avait rapporté d’un de ses périples dans le Sud. Elle était magnifiquement gravée de fines volutes fleuries. Durant les plus chaudes soirées de l’été, couchés sur la grande roche plate de notre rivière, nous avions imaginé chacune des pièces de notre prochaine maison, tout en reliant les étoiles pour dessiner le plan de nos destins. « Quelqu’un t’attend là-bas ». L’avenir s’ouvrait devant nous. Il faisait bon vivre sur cette terre. Un jour de canicule, nous étions allés nous baigner sur une des plages du grand lac. Le voyage avait été pénible pour les dizaines d’enfants que nous tentions de calmer dans les chariots. Mais dès l’arrivée, ce fut un véritable délire de rires, de courses et de jeux. Le pique-nique avait été un moment de pur délice. Les enfants se délectèrent des fruits sucrés de la saison. Tom avait un ballon. Les petites jambes noires se couvraient de sable blanc. Les petites jambes blanches se couvraient de sable brun. Et lorsqu’on ne pouvait plus distinguer les uns des autres, tous plongeaient dans le bleu de l’eau.

La porte de la maison se referma derrière nous. Les bancs de l’école s’étiraient dans la blancheur laiteuse de la nuit. L’écho des rires des enfants s’étouffait sous la lourdeur de mes pas. J’avais froid dans ma chair et dans mes os. Il fallait réparer une marche de l’escalier. Jaze craqua une allumette et éclaira notre chambre encombrée des sourires anciens de nos caresses. Nos idées et nos projets s’enfuirent par les trous de souris.

- Pourquoi fais-tu cette tête? fit Jaze en me ramenant en ce monde.

Il plongea à mes côtés sous les draps et tenta de nouveau de me délier la langue. Je le sentais arrivé au bout de sa patience.

- Lorsque tu lisais le journal, tu es devenue encore plus blanche que tu ne l’es déjà.

- J’ai eu un malaise, répondis-je.

- Pourquoi ce malaise?

- Ce n’est pas une question, ça, m’impatientai-je. Pourquoi ce malaise? Qu’est-ce que j’en sais?

- Bien sûr que tu sais.

- Cesse de m’embêter et endors-toi.

- J’ai vu le regard que tu as lancé à Harriet en lisant cet article. Tu as compris le message caché entre les lignes. C’est bien ça, n’est-ce pas?

- Laisse-moi tranquille.

- Molly, je ne te laisserai pas tranquille. Tu ne dormiras pas tant que tu ne m’auras pas dit. Si tu ne me le dis pas, je vais… je vais te chatouiller jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et tu sais que je suis le plus grand chatouilleur que la Terre ait porté.

Je me retournai et l’embrassai goulûment. Mon corps glissa sur le sien. Je sentis son plaisir. En quelques instants, nos corps se fondirent l’un à l’autre. La chaleur de la passion l’emportait sur les questions. Je respirai son souffle. Je goûtai sa peau. Mais nos ébats ne parvenaient pas à me sortir de ma tête. Le visage blotti dans son cou, mon corps trembla de pleurs. Le plaisir s’arrêta court.

- Molly, fit Jaze, dis-moi ce qui ne va pas? Qu’est-ce que tu as?

- Brown veut retourner au Kansas et organiser la lutte. Il veut que tous les volontaires se rendent à sa ferme, répondis-je dans un entrelacement de larmes. Je ne veux pas que tu partes, Jaze!

Il resta muet. Il savait qu’il ne s’agissait pas d’une mission comme les autres. Ce n’était pas le voyage clandestin du chemin de fer. Cette fois-ci, la confrontation, si souvent évitée, serait provoquée. On allait se battre. On allait mourir.


- Je vais partir, Molly, dit-il en me prenant dans ses bras. Je ne peux pas ne pas y aller. Tu le sais. Je serai de retour dans quelques semaines.

- Tu sais bien que tout ça va durer des mois, peut-être des années… De toutes manières, il est trop tard, le journal indiquait que tous devraient se trouver à la ferme de Brown samedi prochain.

- Samedi prochain! éclata Jaze. Pour que je puisse y être à temps, il fallait que je parte hier. Je ne pourrai jamais y être à temps.

- C’est ce que je me disais. Tu ne peux pas y aller. Tu n’arriveras pas à temps.
Jaze me répondit dans un sourire qui me brûla comme la cigarette d’un condamné à mort.

- N’y va pas. Je t’en prie.

La nuit fut longue. Le silence remplit la maison d’une odeur de cimetière. Les heures passèrent. Les ombres des arbres tournèrent sous les rayons de la lune. Les étoiles s’étourdirent dans un bal de lumière. Et le silence. Ce silence lancinant s’infiltrant dans mes veines comme un poison qui engourdit après avoir rendu fou. Le soleil sembla ne plus jamais vouloir se lever. Je ne voulais plus qu’il se lève.

- Je pars avec toi, répliquai-je au silence.

- Non, affirma Jaze avec insistance. Il n’en est pas question. Tu restes ici. Je ne veux pas.

- Je tire mieux et plus vite que toi, lançai-je avec défi.

- Molly, je ne veux pas que tu viennes avec moi. D’ailleurs, tu ne veux pas venir faire cette guerre. Nous en avons déjà discuté.

- Je ne veux pas que tu partes.

Malgré mes prières, le soleil se leva. St. Catharines dormait encore. Au bout de la route, Jaze se retourna. De nous tous, il était le seul à rejoindre l’armée de John Brown. De nous, il ne restait que moi. Il me lança un dernier au revoir et un mur de forêt l’avala tout entier.

BONUS