// Mille vies » Épisode 43
Ville de Montréal

boomerang

Bibliothèques publiques de Montréal

Mille Vies

Épisode 43

Boston

Le temps était mauvais, la houle déferlait et le vent crachait des bouts de mer sur le pont. Notre bateau tanguait, roulait et se dandinait sur les flots, mais il poursuivait tout de même sa course en coupant les vagues de sa coque. Nous avancions. Jaze et moi respirions l’air du large à pleins poumons. Plantés à la proue, nous nous amusions à pousser le navire vers le nord. Plus vite. Encore plus vite. La côte déroulait ses paysages, l’espace de mer qui nous en séparait était notre salut.


Un contingent d’une vingtaine de soldats était monté à bord. Aux premières heures du voyage, nous étions convaincus qu’ils étaient à notre recherche et constituaient une grande menace. Notre méfiance s’estompa lorsque nous nous rendîmes compte que les jupons des actrices d’une troupe de théâtre avaient eu raison de leur désir pour la bagarre. Nous restions à l’écart. C’est d’ailleurs tout ce que nous désirions : que ce monde nous fiche la paix pour mieux retrouver le bonheur d’être ensemble.

Il neigeait dans le port de Boston. Les rues se couvraient d’une épaisse couche de neige rapidement disparue sous la trace des sabots et les sillons des roues des carrioles. De gros flocons transformaient les arbres en fantômes de Noël. Il faisait bon sentir le froid et la fraîche odeur de la liberté.

- Nous sommes sauvés, fit Jaze en me tendant les bras.

- Nous sommes sauvés, répétai-je pour m’imprégner le cœur de ces mots jusqu’à m’en noyer.

- Prenons les chevaux et filons à St. Catharines, reprit Jaze. J’ai hâte de revoir Harriet et les nôtres. À Syracuse, nous pourrons prendre du repos chez des amis de Matilda Gage. Tu te rappelles? Harriet nous en a souvent parlé.

- Je préférerais passer par Montréal. Plus vite nous aurons traversé la frontière, plus vite nous serons en sécurité. Et puis, les Guibord seront heureux de te rencontrer… ils ont peut-être des nouvelles de mon frère… Passons par Montréal. Tu veux bien?

Je ne devais revoir Boston que beaucoup plus tard et dans des circonstances bien différentes. Là, j’y remarquai les industries, la fumée des usines et les serpentins d’ouvriers en route pour les prochaines 15 heures de travail, des hommes, des femmes et des enfants : des roux, des blonds, des bruns, des visages ronds ou longs, des gens venus de tous les coins du monde.

- On ne veut pas de négros, ici! hurla un Irlandais en levant son poing en direction de Jaze.

- Ils ont peur, dis-je pour calmer la réplique de Jaze.

- Nous sommes des hommes! Nous sommes des hommes, nous aussi.

- Vous ne viendrez pas prendre nos jobs, répondit l’Irlandais au fort accent avant d’être interrompu par d’autres ouvriers.

- Ils sont sympathiques, tes compatriotes… fit Jaze en se tournant vers moi.

- Ne restons pas ici! lançai-je.

Il faisait froid. Hors de la ville, peu de personnes s’aventuraient sur les routes. Nous n’en évitions pas moins les lieux achalandés et passions nos nuits à la belle étoile dans des abris de fortune construits à même les branches, les cavernes et les replis rocheux. Un feu parfumait nos soirées, que nous passions enlacés et heureux.


- J’aurais aimé que tu rencontres Matilda Gage, dit Jaze en brassant les lentilles de notre souper.

- Tu l’as rencontrée?

- Oui. Je l’ai rencontrée à Syracuse. C’est une femme exceptionnelle, mais elle se bat pour que les femmes aient le droit de vote. Tu vois ça? ajouta Jaze en riant.

- Non, je ne vois pas.

- Que les femmes aient le droit de vote…

- Oui, et après?

- Mais voyons, Molly… Déjà que les hommes noirs n’y ont pas droit, s’il faut maintenant se battre pour que les femmes puissent voter… Tu ne vas pas me dire…

- Qu’est-ce que je ne vais pas te dire? Que je crois que les femmes ont autant le droit de voter que les hommes? Bien sûr que je vais te le dire.

- Là, tu exagères.

- Je n’en crois pas mes oreilles. Toi, un Noir, qui connaît ce que c’est que de ne pas avoir de droits, tu ne permettrais pas aux femmes d’en avoir?

- Ce n’est pas la même chose. Tu mélanges tout.

- Je mélange quoi?

- Un homme est un homme. Vous n’êtes pas des hommes, tout de même…

- Nous sommes des êtres humains.

- En tout cas, si je te marie, je ne permettrai pas…

- On ne se mariera pas.

- Molly, Molly, ne te fâche pas.

- Si Brown avait accepté qu’il y ait des femmes dans son armée, nous n’en serions pas là. Nous, les femmes, n’aurions pas été assez stupides pour croire que nous avions des chances de remporter une grande victoire en attaquant l’arsenal de l’armée des États-Unis. Et puis, je tire toujours mieux que toi.


Un bruit interrompit notre édifiante conversation. Il y avait du mouvement dans les parages. Les policiers avaient-ils suivi nos traces dans la neige? Jaze se leva précipitamment et fit rouler le bois de notre feu dans la neige et la terre, nous plongeant ainsi dans le noir. Revolvers braqués, nous retournions furtivement vers nos montures effrayées. Un ours. Un ours brun écrasa une branche sous son poids. Avant de s’endormir pour l’hiver, il avait flairé notre repas et voulait s’en rassasier. Il s’approcha du feu et se brûla une patte, ce qui le mit en colère. Les chevaux hennirent en tirant de toutes leurs forces sur les courroies qui les retenaient à de faibles branches. Dans un éclair de lune, l’ours se leva sur ses pattes arrière en grognant et en nous montrant sa superbe dentition.

- Que dirais-tu de reprendre la route tout se suite? chuchota Jaze.

- Bonne idée. J’ai une folle envie de galoper tout à coup, glissai-je entre mes petites dents serrées.

Souvenirs de Montréal

Montréal croulait sous une première bordée de neige. La ville avait changé. Un immense pont de fer traversait le fleuve jusqu’à la rive sud. Un train y transportait passagers et marchandises vers les terres les plus proches de la frontière des États américains. Plusieurs nouveaux bâtiments avaient transformé le paysage de leurs pierres blanches et grises. La montagne montait toujours la garde. Les rues me rappelaient les jours passés à la bibliothèque de l’Institut, à l’imprimerie et dans la chaude maisonnée des Guibord. Des hommes et des chevaux tentaient de dégager la route en écrasant la neige sous un lourd rouleau de bois.

Mon cœur s’arrêta lorsque je vis l’hôpital qui renfermait tout à la fois les souvenirs de ma joie de retrouver Dillon et ma douleur de le perdre.

- Ce n’est pas une bonne idée, dit Jaze lorsqu’il me vit descendre de cheval.

- J’attends ce moment depuis trop longtemps.


- Il n’est pas là, Molly. Dillon n’est pas là, tu le sais bien.

- Le docteur Gendron y est peut-être encore. Je veux lui parler.

- Il y a longtemps que tu t’es enfuie de prison, mais pas si longtemps…

- Tu oublies que je suis morte. Je veux juste lui dire un mot.

- Sois une femme, Molly, ironisa-t-il, sois plus intelligente…


Un rictus traversa mon visage. Je déposai mes armes dans le sac accroché à la selle de Dixie, et secouai mes vêtements et mon chapeau couverts de neige.

- Il y a une auberge au coin de la rue, lançai-je à Jaze en lui tapant la cuisse. J’irai te rejoindre.

- Je t’attends ici. Sois discrète, Molly. Déjà que nous sommes habillés comme des cowboys.

- On t’achètera une chemise blanche.

- D’accord. Hey, Madame Jaze, tu as beau être morte, reste prudente tout de même!

Lorsque j’ouvris la porte, l’odeur d’éther me frappa violemment. Elle raviva ma mémoire. Je saluai une sœur discrètement et montai l’escalier. Je me rappelais que le cabinet du docteur Gendron se trouvait au deuxième étage, à proximité d’une salle réservée aux employés. Il y était. Sa porte était entrouverte. Je le reconnus, tout affairé qu’il était à remplir des papiers. Il avait vieilli et son crâne s’était dégarni. Il souleva la tête lorsqu’il entendit la porte se refermer derrière moi.

- Que faites-vous là? dit-il. Je ne reçois personne aujourd’hui.

- Vous ne me reconnaissez pas, fis-je en illuminant mon visage de la lumière de sa lampe.

- Molly? Molly Galloway. Je te croyais morte!

- Henrietta et Joseph ne vous ont rien dit?

- Non. Ils ne m’ont pas adressé la parole depuis longtemps. Ils croient que je sais où est ton frère. Je crois qu’ils m’en veulent de ne pas avoir pu…

- Où est-il, docteur?

- Les rumeurs de ta fuite étaient donc vraies.

- Où est-il?

- Je ne sais pas, Molly. Ils ne m’ont rien dit. Je comprends maintenant pourquoi tout ce mystère… Lorsque j’ai appris par les journaux que tu étais morte, j’ai fait des recherches pour retrouver Dillon. Les autorités n’ont jamais voulu me dire quoi que ce soit. Je suis allé à Joliette, à Trois-Rivières, à Sorel, j’ai visité plusieurs familles qui auraient pu accueillir ton frère, mais je ne l’ai pas trouvé.

Notre conversation ne dura que quelques instants. Je sortis sans rien dire. Je ne savais pas si je devais être triste ou en colère, si je devais être heureuse d’avoir revu cet homme qui avait tant fait pour Dillon et moi, ou si j’avais envie de le frapper à en perdre le souffle.

- Molly, dit-il en me suivant dans le couloir.

C’est alors que ce qui devait arriver, arriva. Je croisai l’homme qui avait été la cause de tous nos malheurs.

- Madame, fit-il à la fois hésitant, effrayé et insistant. Madame, insista-t-il lorsqu’il entendit mon nom.

Je n’avais pas l’intention de sortir de ma tombe. J’y étais à l’abri. L’hôpital me parut soudain rempli de malades, d’infirmières et d’obstacles de toutes sortes. J’avais peine à me frayer un chemin. Je devais rejoindre Jaze et quitter les lieux rapidement.

- Molly Galloway! hurla l’homme à tout faire de l’hôpital. Je te reconnais. C’est toi. Tu ne retrouveras plus jamais ton frère. Tu as réussi à t’enfuir de prison…


En entrant dans l’hôpital, l’idée qu’il puisse y travailler encore m’avait traversé l’esprit, mais de le retrouver ainsi face à moi… me fit perdre la tête. Je me retournai et fonçai vers lui. Il s’arrêta, surpris de me voir revenir. Il était plus vieux et plus petit que je ne l’imaginais, mais tout aussi grossier, rude et malveillant.

- Je n’ai plus 12 ans, lui dis-je. Je ne me sauverai pas. Je n’ai plus peur de toi. Je n’ai plus peur de rien.

Je levai mon poing et lui assénai un violent coup au visage. Un coup de poing aussi dur que les murs de la prison, aussi puissant que la souffrance de Dillon, aussi fidèle que la fureur que je traînais dans mes bagages.

- Ça, c’est de la part de Dillon, de ma part et de celle de mon père, de ma mère et de toute ma famille.

Jaze m’attendait.

- Partons, lui dis-je en pleurant.

BONUS