Épisode 18
Le secret de Sarah
Une semaine plus tard, le gros Max, un gardien bedonnant qui avait la charge de veiller sur les prisonniers retenus à l’infirmerie, se présenta dans la salle de couture. C’était la première fois, depuis le retour de Sarah, que l’espoir d’obtenir un soupçon de nouvelles réveillait notre torpeur. Le teint rosé de Max vira au vermeil lorsqu’il se rendit compte que malgré notre silence, tous les regards rivés sur lui l’assaillaient de mille questions.
- Molly Galloway, s’empressa-t-il de dire pour briser l’inconfort, suivez-moi.
Max n’avait rien du sinistre habituel des gardiens. Son ventre rebondi, son teint de bébé et ses airs bon enfant lui donnaient plutôt la mine d’un boulanger. Je l’imaginais plus facilement un rouleau à pâte à la main et les joues blanchies par la farine, que derrière une grille de fer brandissant un gourdin prêt à s’abattre sur le premier venu. C’est sans doute pour cette raison que le gardien-chef avait restreint les quartiers de Max aux quelques lits de l’infirmerie et aux prisonniers limités par la maladie. Il pouvait bien donner du fil à retordre aux boutons de ses habits, on l’imaginait mal découdre les détenus à coups de fouet sans songer aux blessures infligées qu’il aurait à soigner par la suite.
Dans les dédales de la prison, je suivis l’ombre de Max jusqu’à l’infirmerie. J’avalais mes paroles de crainte de perdre l’espoir de revoir Sarah. Se taire. La loi du silence régnait, et cette loi, Max la respectait toujours. Il marchait d’un pas mesuré et tendu en saluant virilement chacun de ses congénères. Il sembla reprendre vie en quittant le couloir de la prison et en refermant la porte de l’infirmerie derrière nous.
- Elle a demandé à vous voir, me glissa-t-il à l’oreille. Je ne devrais pas vous faire venir ici. Je ne veux pas de désordre, pas de cris, pas de grabuge. Elle ne va pas bien. Vous avez 10 minutes. Après, je vous reconduis à votre cellule.
Tout comme pour les malades les plus mal en point de Grosse-Île, on cachait Sarah derrière un rideau de tissu blanc. Il n’y avait qu’une dizaine de lits dans ce dortoir. Un d’entre eux était occupé par un vieillard qui ne retournerait plus jamais dans sa cellule. Un autre par une jeune femme que je n’avais jamais vue, avec un nouveau-né dormant sur son ventre. Elle semblait scruter le plafond à la recherche d’un petit trou où elle aurait pu dissimuler sa raison. Lorsque Max fit glisser le rideau, le visage de Sarah m’apparut comme celui d’une morte. Recroquevillée sur elle-même, elle était plus maigre que le pire rescapé de l’Annabella. Son visage était encore déformé par les contusions et les meurtrissures. Un bandage encadrait son visage. Elle avait la mâchoire fracturée et ses lèvres ne parvenaient plus à se refermer. Un filet de bave glissait sur son menton et mouillait son drap.
- Donne-moi à boire, glapit-elle. J’ai soif. J’ai tellement mal au ventre.
D’un signe de tête, Max me permit de remplir un verre d’eau et de le lui offrir, puis il s’éloigna de quelques pas. Le corps de Sarah n’était qu’une plaie béante, couvert de gales et de pansements, mais elle ne se plaignait que d’une chose : son ventre, qu’elle disait aussi dur que le bois d’un échafaud. La fièvre l’incendiait. Elle n’avait que quelques moments furtifs où je la sentais présente et lucide.
- Je n’arrive plus à respirer, expira-t-elle. Je sais que je vais mourir. Il y a un bateau postal qui part tous les matins. Tous les matins. Il traverse le lac jusqu’aux États-Unis. Harriet est à St-Catherines. Tu la trouveras. Le plus difficile, c’est le mur.
- Ça suffit!, tonna Max, qui avait entendu les dernières paroles de Sarah. Il faut partir maintenant.
- Molly, Molly, s’érailla-t-elle en m’empoignant le bras, prends ça en souvenir de moi.
Et Sarah me tendit un bout de chiffon bourré de tissu cousu et décousu qui faisait office de poupée. Max le lui avait offert à la fois pour la rassurer lorsque le calme revenait, à la fois pour qu’elle y morde lorsque le mal se faisait hurlant. Avant de retourner à ma cellule, j’aurais aimé prendre Sarah dans mes bras, mais je ne pus l’embrasser qu’avec mille et une précautions.
- Maintenant, il faut partir, répéta Max.
En me donnant sa poupée, je reconnus le regard rebelle de Sarah. Je sentis tout de suite un objet caché dans le corps de la poupée. Dans les couloirs de la prison, Max était pressé et brusque. La peur de se faire prendre avait pris le dessus sur sa compassion. Je tenais la poupée de Sarah à deux mains. Plusieurs coutures avaient cédé et laissaient couler des entrailles de tissu. Je ne voulais pas échapper le secret que Sarah me confiait.
Max m’abandonna à la solitude de ma cellule. Il m’enferma et tourna les talons sans me regarder. J’entendais les pas des premiers prisonniers de retour des chantiers. Je plongeai mes doigts dans le corps mou de la poupée. Le chiffon me caressa les doigts. Lorsque je sentis la dureté de l’objet, je relevai la tête de peur d’être observée. Les prisonniers regagnaient leur cellule dans le fracas du métal rugissant. C’était dur et rond. Je tirai. Dans le corps de la poupée, Sarah avait caché une petite bouteille de verre brun solidement fermée par un bouchon de liège. Une étiquette jaunie y était collée. On pouvait y lire : Éther.
La révolte
Je crois que ce jour-là, j’ai perdu la tête.
Encore une fois, le gardien-chef de la prison nous contraignit à nous aligner devant lui en rangs serrés. Cet ancien général de sa majesté tenait en horreur le désordre et la différence. Il se sentait frustré de pas pouvoir tous nous tailler de la même grandeur. Si nous avions été plus petits que lui, si nous avions tous porté son visage ravagé par une acné de champ de bataille, peut-être nous aurait-il aimés. En attendant, sa haine transpirait sur sa chemise. Tel un chef d’orchestre dans l’enclos de l’enfer, M. Albert dirigeait ses sbires en pointant sa baguette entre les allées de nos rangs : un peu plus à gauche… un peu plus à droite… Ce grand derrière ce plus petit… Une heure passa avant qu’il ne daigne adresser la parole à cet auditoire grouillant qu’il se désespérait à modeler comme si nous avions été une pâte informe sans cœur et sans âme.
- J’ai tenu à vous annoncer personnellement que Sarah Powlder est morte ce matin. Elle a succombé à une infection intestinale. Même si les blessures qu’elle a subies n’y sont pour rien, sachez tous qu’on ne s’évade pas de ma prison. Vous en sortirez soit lorsque vous aurez terminé de purger votre sentence, soit les pieds devant. Il n’y a pas d’autres possibilités. Alors, tenez-vous-le pour dit! Concentrez-vous sur vos tâches, respectez les ordres et priez Dieu. C’est le mieux que vous ayez à faire. C’est tout ce que vous pouvez faire. Rompez les rangs.
Sur le coup, je ne sentis rien. Aucune douleur, aucune tristesse. J’étais paralysée. Le temps s’était arrêté. Partout au monde, le temps s’écoulait à une vitesse folle. Il n’y avait qu’entre les murs de cette prison, là où nous aurions aimé qu’il passe sans compter, qu’il semblait se traîner les pieds, indolent, lourd et visqueux. Mes amies d’hier m’ignorèrent soudainement. Je portais la marque laissée par Sarah morte en disgrâce, ce qui ne pouvait apporter qu’un peu plus de souffrances. Valait mieux tout oublier. Dans cet univers carcéral, l’air que l’on respirait ne permettait pas de créer de réelles amitiés. La prison elle-même nous privait de ce besoin pourtant si humain. Chacun tentait de son mieux de contrôler son monde pour obtenir une faveur ou, plus simplement, pour éviter d’être puni. Il fallait survivre. La marque de Sarah pouvait signifier que la gamelle serait moins remplie, le pain plus rance, la soupe plus claire. Il fallait la renier. Cette prison réussissait à nous désunir et à empêcher qu’une communauté s’enracine à force d’amitiés et de partages. Elle nous contraignait à ne penser qu’à notre survie, à devenir de petits charognards sans honneur prêts à dénoncer quiconque pour obtenir une faveur, un bon mot, une bonne image. Là se trouvait la plus grande force de cette prison. Elle voulait nous remonter comme une horloge, changer les morceaux brisés, rétablir l’équilibre des poids et des mesures en nous séparant les uns des autres ou en nous élevant les uns contre les autres. Pour mieux nous apprendre à vivre parmi les humains, elle oubliait que nous en étions.
Un des grands murs de la salle de couture où nous nous retrouvions tous les jours était percé de trois portes grillagées qui s’ouvraient sur un passage peu fréquenté. Nous revenions tout juste de dîner lorsque j’aperçus, derrière l’une d’elles, une dame brodée de dentelles roses, un homme grassouillet au chapeau melon trop petit et une gamine de 8 ou 9 ans toute de blanc vêtue. Ils étaient accompagnés d’un fonctionnaire haut gradé que je n’avais jamais vu. Ce respectable représentant de l’institution expliquait à ses invités la nécessité pour les prisonnières comme nous d’occuper leur temps à des tâches répétitives et saines. Il parlait des vertus du travail et du silence et de notre prochaine réhabilitation. Sans doute incommodée par l’odeur fétide de nos regards insistants, la femme sortit un mouchoir poudré qu’elle porta à son visage. L’homme se pencha vers la fillette en pointant l’une des nôtres qui enfilait une aiguille devant un tas de chemises reprisées. Cette petite famille venue de Boston, New York ou Toronto visitait la prison de Kingston comme on visite un zoo. Nous étions les singes à qui on apprenait à faire des courbettes. Nous n’étions pas de la même race. La pauvreté et l’indigence dressaient un rempart infranchissable entre eux et nous. La fillette, docile princesse au milieu de la jungle, me pointa du doigt en tirant le pantalon de son père.
C’est là que ma tête a explosé.
Je leur fis un grand sourire, qu’ils me rendirent difficilement dans la gêne soudaine de comprendre que nous parlions peut-être le même langage. Puis, sans dire un mot, je levai le ciseau avec lequel je découpais les manches d’un habit, pour l’enfoncer dans ma chevelure et y couper ce qu’il me restait de cheveux. Cette fois-ci, le silence était de mon côté. Il me permettait de poursuivre le spectacle sans que mes compagnes en fussent conscientes. Le ciseau perça la chair de mon bras et le sang coula jusqu’au creux de ma main. Le père fut le premier à sortir de sa torpeur. Il frappa son interlocuteur d’un coup de coude indiquant sans équivoque que quelque chose n’allait pas dans la cour des anges déchus. Mme Rose s’amena à toute vitesse. La panique s’empara du silence. Je me précipitai sur la grille en jappant de toutes mes forces. J’étais la chienne galeuse que mon père appelait les soirs de rage et de colère. Deux gardes me soulevèrent de terre et firent disparaître mon image imparfaite du tableau idyllique de ces délinquants en quête d’absolution. Quatre coups de cravache retournèrent le chien à sa niche. Ils me conduisirent prestement vers l’infirmerie où m’attendaient Max, ses gazes et ses pommades.
- Dans quel état tu t’es mise, Molly? répétait-il. Pourquoi as-tu fait ça?
- C’est le cercueil de Sarah, répondis-je en fixant une boîte de bois noueux aux planches mal équarries et faiblement emboitées.
- Oui, fit Max. Elle partira demain vers le cimetière.
- Elle échange les murs de la prison contre ceux d’un trou de six pieds.
- Elle sera enterrée face au lac, reprit Max. Elle sera bien. Bien mieux qu’ici.
- Ce qu’elle voulait, c’est vivre. Juste vivre.
Le loup
Le soir même, le plus jeune des gardiens, Rob, celui-là même que nous aimions faire rougir lorsque nous allions à la douche, m’apporta mon repas dans ma cellule. Le gardien-chef voulait me tenir à l’écart. Plus dangereuse que la contamination des corps existait celle des esprits. J’en étais infectée. Demain, un bourreau tenterait de se faire médecin en me guérissant à coups de bâton. D’ici là, j’étais confinée à mon palace.
Rob glissa l’écuelle entre les barreaux. Le fumet du ragoût douteux du mardi s’accrocha aux pierres de ma cellule. Rob avait l’air gentil. J’aurais presque juré qu’il éprouvait une certaine peine à me voir dans cet état.
- Rob, poussai-je dans ses gestes maladroits, pourquoi fais-tu ce sale métier?
Il me regarda comme s’il eut soudain découvert que les arbres avaient le don de la parole et qu’il pouvait les comprendre. Il aurait pu me frapper. M’empêcher de parler. Respecter la règle du silence. Je ne sais pas pourquoi, à cet instant, l’homme l’emporta sur le devoir.
- Je-je ne sais pas, bégaya-t-il. Je-je ne crois pas que je pourrai faire ce travail très-très longtemps. Je-je n’aime pas faire ce que je fais. Parfois. Y’a des jours…
Rob s’arrêta brusquement. Il traversait la limite qu’il savait ne pas devoir franchir. Parler aux prisonniers n’était pas permis. Il transgressait la loi de la prison et celle qu’il avait faite sienne en enfilant l’habit qui faisait de lui un gardien de l’ordre.
- Je-je ne peux pas te parler, reprit-il en jetant des regards autour de lui.
- Quel âge as-tu?, dis-je en m’approchant de lui.
- J’ai 17 ans, répondit-il, confus.
- C’est drôle, nous avons le même âge.
- Oui, oui, je sais, dit-il en rougissant.
- Mais nous sommes chacun de notre côté des barreaux, répondis-je, c’est idiot.
Des bruits de pas résonnèrent dans l’escalier de métal. M. Albert y montait deux marches à la fois.
- Taisez-vous, me lança Rob en reprenant son rôle. Taisez-vous, reprit-il sans le moindre bégaiement.
- Que se passe-t-il ici?, cracha le gardien-chef qui arrivait en courant. Je vous ai entendu parler.
- C’est cette prisonnière, répondit Rob en pointant son bâton dans ma direction.
Il ne me vint qu’une seule idée : j’ai jeté un regard de chien errant à Rob, j’ai levé la tête vers le ciel et je me suis mise à hurler comme un loup un soir de pleine lune.
- Taisez-vous!, hurla en vain M. Albert, taisez-vous!
Je tenais fermement la poupée de Sarah entre mes pattes et je hurlais à sa mort, à sa délivrance et à sa liberté retrouvée.
- Je vous fais jeter au cachot si vous n’arrêtez pas immédiatement, insista le gardien-chef.
La clé grinça dans la serrure. Le directeur ouvrit la porte, s’empara du bâton de Rob et m’en asséna deux coups redoutables sur les cuisses, ce qui me fit taire. Mais le loup en moi hurlait à en perdre son âme.
- Amenez-là au cachot!, ordonna le moustachu à son vassal.
Et l’ange déchu s’exécuta. Rob pointa sa lance de bois au milieu de mon dos en m’indiquant sans ambages la direction de l’enfer de la prison. Nos pas résonnèrent dans les couloirs glacés et sombres. Rob était redevenu muet. Il ne faisait que grogner des ordres : à gauche, à droite, en avant. Puis, le temps d’ouvrir une porte de bois noir bardée de fers, il me pressa contre le mur en m’enfonçant son bâton dans le ventre. La porte grinça sur ses gonds. L’haleine fétide de la prison grimpa les marches jusqu’à nous. L’odeur rance du bois et de la terre battue me sauta à la gorge.
- Allez, descends!, m’ordonna Rob.
Métier d’infirmière
Le métier d’infirmière fait son apparition au Canada anglais à la fin du 19e siècle. Une première école pour former les infirmières ouvre en 1874 à St. Catharines en Ontario. Toronto aura la sienne en 1881 et Montréal en 1890.
Source: Musée McCord
Nouveau-né
Un bébé peut rester avec sa mère incarcérée, dans certains cas jusqu’au sevrage, avant d’être placé chez un membre de la famille ou en institution.
Source: Vivre en prison
Éther
Moins actif que le chloroforme, l’éther est un liquide incolore qui était utilisé comme anesthésique général.
Source: Encyclopédie Larousse
Tourisme carcéral
La nouveauté de grands bâtiments modernes dédiés exclusivement à l’enfermement des personnes considérées déviantes attirait plusieurs touristes et curieux. Il était courant que des visiteurs fassent la tournée des lieux.
Source: Canada’s Penitentiary Museum
Visites
Source de l’image: Wikimedia Commons
En 1842, l’écrivain Charles Dickens est du nombre des visiteurs payants du pénitencier de Kingston.
Source: Canada’s Penitentiary Museum