// Mille vies » Épisode 21
Ville de Montréal

boomerang

Bibliothèques publiques de Montréal

Mille Vies

Épisode 21

Les chutes du Niagara

Lorsque j’ouvris les yeux, le chemin sur lequel je marchais la veille était déjà fort achalandé. Des dizaines de touristes bruyants se laissaient conduire vers un observatoire construit au bout d’un promontoire surplombant les chutes. J’avalai quelques bouchées de pain et rejoignis le cortège. Les hommes portaient casquette et pantalon d’étoffe à carreaux. Les femmes s’étaient parées de bustiers de dentelle et de jupes amples aux plis délicats. La plupart tenaient une ombrelle au-dessus de leur tête pourtant déjà couverte d’un chapeau de paille enrubanné. Même les enfants portaient de beaux vêtements. Nous étions dimanche. Je secouai mes habits couverts de poussière.


Au milieu de cette foule curieuse de découvrir les trois chutes sauvages et indomptables, je me frayai un chemin. Chevaux et badauds empruntaient cet étroit couloir vers un pont qui traversait les chutes et qui me permettrait d’atteindre l’autre rive. Le spectacle était fabuleux. Tous s’étonnaient de vibrer sous la puissance de cette tempête d’eau se précipitant dans le vide, creusant le roc et poursuivant sa course. Né de ce bouillonnement, un arc-en-ciel permanent enveloppait le spectacle d’un chapiteau de couleurs.

Le pont était soutenu par quatre tours de bois hautes de 80 pieds s’élevant vers le ciel de part et d’autre du précipice. Je m’étonnai de l’ingéniosité des hommes pour abattre les murs que la nature dressait sur son chemin. Le pont était aussi immense et étonnant que le défi qu’il relevait. Un peu plus loin, un autre ouvrage se construisait. Celui-là permettrait au train de traverser les chutes considérées jusqu’alors comme infranchissables.

À l’entrée du pont, un homme en bras de chemise récoltait les droits de passage : un dollar par personne. C’était cher payé, mais la traversée du pont était en soi une attraction et elle permettait à plusieurs voyageurs d’économiser le temps d’un immense détour. Je dénichai le dernier dollar au fond de ma poche et m’engageai sur le pont. Plusieurs enfants avaient peur de s’approcher des rambardes, d’autres s’y penchaient dangereusement. Au milieu de la course entre une rive et l’autre, une foule s’attroupait et poussait de longs soupirs apeurés. Les femmes cachaient leur visage dans l’épaule de leur mari tout aussi ébranlé par ce qu’il voyait. Je m’approchai. Là, entre le bleu du ciel et celui de la fougueuse rivière, un homme marchait sur un fil de fer tendu entre les deux rives escarpées. Muni pour tout secours que d’une grande tige de bois pour conserver son équilibre, un fildefériste glissait lentement dans le vide. Un coup de vent, un faux mouvement et il plongeait vers une mort certaine. Tous les regards s’accrochaient à lui comme autant de filins lancés pour empêcher sa chute.


J’observai ce fou prodigieux qui devait voir la vie bien autrement que nous. Puis, je repris mon chemin vers St. Catharines et quittai la foule à reculons en accrochant mon regard à cet acrobate aussi longtemps que je le pus. À la sortie du pont, un autre percepteur haranguait les curieux pour les inciter à traverser de l’autre côté. Plusieurs nous regardaient comme si nous avions réussi un exploit. Je me fis toute petite lorsque j’aperçus sur le pont un policier discutant avec un homme armé de pistolets et monté sur un cheval portant l’étui d’une carabine sur son flanc. Il ne s’agissait certainement pas d’un fermier. La crosse de son fusil semblait incrustée de parures. Il ressemblait à l’image du cowboy que j’avais vue dans une revue de l’Institut. Je parvins à m’éclipser en douce et à m’engager sur la route menant à St. Catharines. En me retournant rapidement, je me rendis compte que le cavalier n’était plus sur sa monture. Il tirait les rênes de son cheval, qui avançait sur le pont. Il retournait vers l’autre rive. Quel soulagement de le voir prendre la direction opposée à la mienne… Je devais jouer de prudence, cependant. Peut-être était-il à ma recherche. J’en doutais pourtant, car j’étais bien loin de Kingston maintenant.

Le vent se leva et je songeai à l’équilibriste sur son fil de fer. Combien de temps lui fallait-il pour traverser les chutes? Sûrement une éternité.

Le ciel était sans nuages, mais les arbres dansaient sous le vent. Une pluie de feuilles tourbillonnait tout autour. Elles pavaient la route de mille couleurs chatoyantes. Entre les branches effeuillées des forêts, des rayons de lumière parvenaient à toucher le sol. Puis, au détour du chemin, la campagne s’étira, verte et paisible. Les champs s’endormaient sous la terre labourée. Les fermiers réparaient les clôtures en prévision des bourrasques et des bordées de neige. Des charrettes chargées de foin se dandinaient jusqu’aux étables.

Le soleil de midi me rappela que je trimbalais un morceau de pain et un reste de pâté. Je leur fis honneur en m’asseyant dans l’herbe aux abords d’une vieille croix de chemin indiquant un carrefour. Arriva alors un étrange garçon à la peau plus noire que celle de Sarah. J’enfonçai ma casquette et me penchai de manière qu’il ne puisse pas voir mon visage.


- Je peux me joindre à vous, jeune homme? dit-il d’un air désinvolte.

La bouche pleine d’une première bouchée, je l’invitai à s’asseoir d’un geste de la main. Il se délesta d’abord de son sac à dos, puis d’une veste sans manches de laine noire, de très bon goût, sous laquelle il portait une chemise usée, mais d’une blancheur immaculée. Puis, il s’assied à mes côtés. Il sortit de son sac une bouteille de vin, un saucisson et un pain.

- Je m’appelle Sir Ira Aldridge, prononça-t-il avec noblesse en saluant un public invisible. À qui ai-je l’honneur?

Devant mon hésitation, il se pencha vers moi et releva ma casquette.

- Je n’ai jamais vu aussi joli visage dans l’uniforme d’un… d’un…, hésita-t-il en me regardant de la tête au pied. De quel genre d’uniforme s’agit-il, mademoiselle?

- Un uniforme de prison, répondis-je. Je suis gardien de prison.

Je n’avais jamais entendu un rire aussi puissant et lumineux. Il riait si bien que le sourire me fit comprendre l’absurdité de ma réponse. Personne ne pouvait croire que je puisse être gardienne de prison.

- Très bien, repris-je en souriant, alors si vous êtes Sir Ira Aldridge, le célèbre et réputé acteur, et bien moi, Monsieur, je suis la duchesse de Langeais. Tout l’honneur est pour moi.

Mon convive s’écroula de rire. Lorsqu’il revint à lui, il déboucha le vin, en prit une grande rasade, puis poussa la bouteille entre mes mains. Nous éclatâmes de rire tous les deux. C’était un moment magique. Je ne connaissais ce jeune homme que depuis quelques minutes, mais j’avais l’impression de l’avoir toujours connu. Il y avait tellement longtemps que j’avais ri de si bon cœur que les larmes jaillirent de mes yeux comme autant de bonheurs retrouvés.

- Je m’appelle Andrew, parvint-il à exprimer. C’est mon ancien nom d’esclave. Je ne l’aime pas. On m’appelle Jaze, parce que je joue de la musique. Je tape sur tous les tambours que je peux trouver. Même les casseroles, les chaudrons et les bûches. Les boîtes de bois font très bien l’affaire aussi.

- Enchantée de te connaître, Jaze. Je m’appelle Molly, Molly Galloway.

- Je suis heureux de te rencontrer, moi aussi. Molly, c’est un nom écossais?

- Irlandais. Je suis Irlandaise.

- J’ai entendu dire que les Irlandais étaient de rudes batailleurs.

- Oui, dis-je avec orgueil. Les Irlandais sont forts et fiers.

- J’aime les gens fiers, reprit Jaze. Tant qu’on a la fierté, on peut difficilement nous mettre des fers aux pieds.

- Pour ça, tu as bien raison, répliquai-je. Tu es en voyage?

- En voyage? Oui, oui… une sorte de voyage, hésita-t-il en se grattant l’oreille. Et toi, Molly, tu arrives d’où?

- Oh, c’est… c’est une longue histoire…

Un silence complice vibra dans l’air. Jaze sourit, heureux de savoir qu’il n’était pas le seul à cacher un bout de sa vie.

- Délicieux, ce saucisson! lançai-je pour briser le malaise.

- Bien sûr, répliqua Jaze, c’est le meilleur et le plus cher. Je l’ai volé à un marchand.

- Ah bon? Tu n’es donc pas qu’un simple musicien, tu es aussi un voleur?


- Je suis un Noir, ironisa Jaze en se levant d’un bond. Tu as sans doute remarqué? Tout ce que j’avais, on me l’a pris. Maintenant, tout ce que j’ai, c’est parce que je le prends. J’en suis désolé, Madame de Langeais, c’est que les lois ne sont pas faites pour les Noirs.

Il fixa soudain la route à l’horizon. Pris de panique, il s’empressa de remettre son manteau et de remballer son paquetage. Je me levai et regardai à mon tour vers la route. Un cheval et son cavalier trottaient en soulevant un nuage de poussière. C’était lui. Le chasseur de primes. À mon tour, je ramassai mes quelques effets et suivit Jaze dans sa fuite.

- Pourquoi cours-tu ainsi? me lança-t-il, haletant.

- Je me suis enfuie de prison.

- Mais ce n’est pas toi qu’il recherche, c’est moi.

- Et pourquoi?

- Parce que je suis un esclave. J’ai frappé un gardien sur la terre de mon maître et je me suis échappé. Des gars de son genre me poursuivent depuis la Caroline. Arrête de courir et dis-lui que je suis parti dans une autre direction.

- Pas question. Je crois que c’est toi qui devrais arrêter de courir. Je suis certaine qu’il connaît tous les détails de mon évasion. Je n’irai certainement pas lui demander lequel d’entre nous il recherche. Ça non.

Je vis le cowboy et son cheval sauter par-dessus le fossé et s’élancer au galop vers nous dans le champ. Ils avaient l’habitude de poursuivre ceux qui les fuyaient à toutes jambes.

- Séparons-nous, lança Jaze. Il ne pourra pas nous attraper tous les deux. Bonne chance, Molly!

- Bonne chance, Jaze!


Il se précipita dans un boisé vers la droite. Je fis de même dans la direction opposée. Les branches des arbustes me tailladaient le visage. La boue, les troncs d’arbre obstruaient mon passage. À tout moment, je devais changer de direction pour éviter les embûches. Si bien qu’au bout d’une course haletante, je relevai la tête et vis le cowboy droit devant moi qui pointait son colt dans ma direction.

- Ne bouge plus, Molly Galloway! hurla-t-il d’une voix sévère et percutante. Ta tête est mise à prix. Je peux te ramener à la prison morte ou vivante. Et crois-moi, je n’hésiterai pas à tirer. Agenouille-toi et garde les mains en l’air.

J’exécutai ses ordres avec diligence. Le cowboy glissa de son cheval comme un fauve sur le dos de sa proie. Le canon de son revolver me gardait en joue sans faillir. Un flot de larmes me submergea. Je ne pouvais pas croire que la prison allait m’avaler une seconde fois. Je serais condamnée de nouveau, je ne pourrais en sortir avant 10 ans, 20 ans, peut-être que j’y resterais jusqu’à la fin de mes jours.

Je suppliai le chasseur de primes de desserrer les crocs, d’avoir pitié et de me laisser partir. Son visage ridé par trop de vent et de soleil restait fermé comme une cage. Aucune émotion ne transpirait de ses gestes. Il faisait tout machinalement. Ses yeux verts et ternes n’avaient plus de vie. Il était mort depuis longtemps.

Lorsque la lourdeur de ses pas s’enfonça dans la vase tout comme mes genoux, il rengaina son colt et m’ordonna de joindre les mains au-dessus de ma tête. Je ne cessais de le supplier, mais aucune de mes prières n’atteignait sa cible. Il n’avait plus de cœur. Un flot incessant de paroles larmoyantes inondait la forêt. Je remplissais son silence de mes supplications, parlant et pleurant sans me résoudre à faire taire ce brin de vie que j’avais mis entre mes dents depuis mon évasion.

Le cowboy décrocha un bout de corde accroché à sa ceinture et commença à ligoter mes mains.

- Je vous en prie, Monsieur, je ne peux pas retourner en prison. Je vais en mourir. Je vais mourir si j’y retourne. Monsieur, s’il vous plaît, écoutez-moi, je vous en prie…

Le cheval s’ébroua soudain derrière nous et l’homme se retourna prestement. Jaze était là. Il pointait la carabine dans notre direction. La Winchester était prête à tirer.


- Jette ton arme, doucement. Enlève-lui ses liens et couche-toi par terre! ordonna-t-il sans équivoque.

L’homme s’exécuta sans dire un mot. Je saisis le revolver taché de boue et m’approchai de Jaze en pleurant. L’aventure des derniers jours me pesait soudain de tout son poids. J’avais laissé mon cœur en marge depuis si longtemps. Le voilà qu’il revenait porté par une soudaine marée.

- Cesse de pleurer comme ça, Molly, me dit Jaze, surpris de ma réaction. Qu’est-ce que tu as? Tu es blessée?

- Non, je ne suis pas blessée, répondis-je mi-larme, mi-sourire. Je n’arrive pas à arrêter de pleurer!

Jaze me regarda en souriant. De son sourire unique. Puis, son rire brilla comme un rayon de soleil. La situation était si loufoque que mon rire bordé de larmes et de boue l’accompagna. Le soldat de la justice profita de cet instant pour se mouvoir dans la boue.

- Ne bouge pas, répéta Jaze en récupérant le sérieux de la situation.

- Tu sais conduire ce genre d’engin? me glissa-t-il à l’oreille en hochant la tête en direction du cheval.

- Bien sûr, fis-je comme si je me réveillais soudain d’un cauchemar.

Jaze rengaina la Winchester dans l’étui de cuir fixé à l’attelage et conserva le Colt. Je montai sur la selle et aidai mon compagnon à s’installer sur la croupe du cheval.

- Accroche-toi bien à moi!, lui dis-je.

Le cowboy releva la tête et vit le cheval s’élancer dans un galop frénétique et fougueux. Jaze me serra un peu plus et se retourna vers notre hôte qui brandissait son poing vers le ciel.

- Bien le bonjour à la prison de Kingston et aux esclavagistes de la Caroline du Sud!, hurla Jaze en saluant l’homme avec son revolver.

Le soleil brillait. Le vent soufflait les parfums de l’automne. La route soulevait sa poussière sous les sabots de ce puissant cheval. Je tenais les rênes. Jaze s’accrochait à ma taille. Il chantait à mon oreille. Je pleurais. Je riais. J’étais heureuse.

BONUS