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Mille Vies

Épisode 34

Les méandres du Mississippi

- Nous avons réussi, Molly. Cesse de faire cette tête!

Depuis notre départ de Vicksburg, je ne parvenais pas à me défaire de l’image d’Helmet et de sa femme. L’idée de les avoir sacrifiés pour que d’autres puissent se sauver parvenait difficilement à faire son chemin dans ma tête. J’avais perdu le sommeil et passais mes nuits sur le pont du navire, lançant mes souvenirs dans les étoiles et me donnant la droit de naviguer dans les brumes apaisantes de la mélancolie.


Le navire du capitaine Donohue était impressionnant et magnifique. Deux ponts parcouraient ses
flancs, bordés de rambardes de fer ouvragé. À l’image du Sud profond, il était d’un blanc immaculé. Seules des bandes rouges encadraient portes et hublots. Ce bateau de transport dédié aux eaux tranquilles du Mississippi se permettait de prendre les airs d’un grand hôtel de la Nouvelle-Orléans.

Les nuits du Mississippi étaient magiques. Sous les étoiles et la lune, le sillage du navire faisait onduler les eaux comme le papier dans les rouleaux d’une imprimerie. S’y inscrivait l’histoire d’une vie pleine de mystères. Des tortues pataugeaient sur les rives, des oiseaux perçaient la nuit de leurs cris, le vent soufflait sur le couvert d’herbes hautes et des chauves-souris tournoyaient dans les nuées de moustiques attirés par les lanternes du navire. Installés à l’arrière, des matelots rompus par le travail de la journée chantaient des airs du Sud, langoureux et tristes, racontant l’histoire d’un garçon parti à la guerre, d’une femme attendant en vain un marin perdu en mer, d’un homme qui aurait donné sa vie pour le baiser d’une fée… Quelquefois, au loin, des lumières et des feux découpaient le noir de la nuit en faisant apparaître une maison ou un village. Nous n’étions pas seuls au monde.

Et puis tous les matins, comme un miracle, le soleil se levait et réveillait tout ce qu’il pouvait y avoir d’oiseaux et d’animaux, d’arbres et de fleurs dans cette partie du monde. Ébahi et fasciné comme un enfant devant les cartes d’un magicien, le Prof était de tous ces spectacles. Il ne savait plus s’il fallait regarder, prendre des notes, dessiner ou tirer sa lunette. Moi, j’admirais sans comprendre. Être là, juste là, m’imprégner du moment, me faisant serpent au soleil, crocodile sur l’herbe, grand héron les pieds dans l’eau… Sentir et ne rien comprendre. Faire partie de ce monde et qu’il fasse partie de moi, me suffisait. Pour un court moment.

- Je n’aime pas que nos passagers soient enfermés, répétai-je au Prof.

- Ils sont en sécurité. Bien plus en sécurité dans la cale que sur ce pont rempli de Blancs. Ils sont bien. Ils sont nourris. Personne ne vient les embêter.

- Ils sont quand même enfermés derrière des barreaux, avec les bagages…

- Ils sont mieux traités comme bagages que comme esclaves.

- Pourquoi on doit les garder sous clé? Moi, je ne pourrai plus jamais vivre derrière des barreaux.

- C’est le capitaine qui veut ça, et, si tu veux mon avis, il a raison. S’il fallait que l’un d’entre eux ou pire, deux ou trois décident d’aller faire un tour sur le pont… Tu imagines dans quel pétrin nous serions et dans quel pétrin serait le capitaine? Deux noirauds, seuls, sans maître, sans papiers, comme ça, tout bonnement, sur le pont d’un steamer sudiste.

- Martha va accoucher d’un jour à l’autre.

- On s’arrangera. Le monde a vu d’autres enfants venir au monde. J’imagine qu’il y a un médecin sur ce navire. Sinon, on trouvera. Chaque jour, on se rapproche de la maison. Cesse de t’en faire, Molly. Nous arriverons bientôt. Le chemin est encore long, mais il sera de moins en moins dangereux. Nous pourrons retrouver les amis du chemin de fer clandestin et nous ne serons plus seuls. En attendant, Molly, profite de ce voyage. Profites-en. Ce n’est pas souvent que nous pourrons voguer sur le Mississippi à bord d’un si magnifique navire.

Le Prof avait raison. Nos passagers étaient peut-être mieux traités qu’ils ne l’avaient jamais été. Je n’avais qu’à me rappeler l’odeur de la cale de l’Annabella pour imaginer celle de l’esclavage. Trois repas leur étaient servis chaque jour. Ils avaient de l’eau, de l’air frais. Ils pouvaient se laver et faire leur toilette. Ils étaient réunis. Pour la première fois de leur vie, ils s’inventaient des jeux et s’entraînaient au repos. D’ailleurs, j’étais la seule, semblait-il, à me préoccuper de la situation. Même derrière les barreaux, nos passagers ne se plaignaient pas. Ils avaient l’habitude de la soumission. Remettre leur vie entre les mains de Dieu et avoir la patience d’attendre qu’il daigne révéler ses intentions, c’était bien là le dernier pouvoir des esclaves.

- Le soir tombe, Molly, me dit le Prof. J’ai une surprise pour toi.

Nous faisions halte pour la nuit. Quelques heures plus tôt, du quai au navire et du navire au quai, des passagers s’étaient échangé leur place. Maintenant, tout était calme. Les pales du steamer avaient cessé de battre les eaux.

Fier comme un paon, le Prof, torse gonflé, pointa le ciel étoilé.


- Regarde, Molly. Regarde. La Grande Ourse. Et là, tout au bout… tu la vois? Nous avons retrouvé l’étoile du Nord! Elle est revenue dans notre ciel. Nous n’avons plus qu’à la suivre. C’est notre bonne étoile.

J’en fus à la fois heureuse et triste. Nous allions retrouver les nôtres. La lune brillait. Jaze me manquait terriblement. Mes bras se seraient ouverts comme les portes d’une arche. Il y avait si longtemps. De quoi était fait le toit sous lequel il dormait? J’aurais pris sa main. J’aurais marché jusqu’à la croix de chemin au carrefour de la route menant à notre maison et je lui aurais fait l’amour. Nous aurions visité notre cathédrale. Renouvelé notre foi.

Dans le ciel, une oie blanche hurla sa dérive. Perdue dans l’immensité, elle cherchait ses semblables. Le vent chevaucha les herbes hautes des champs comme une vague bruissant l’air d’une voix sifflante. Un nuage glissa sous la lune. De l’air frais venait du nord. Je boutonnai ma veste et rabaissai les manches sur mes mains. J’avais hâte de revoir la neige.

Memphis


Quelques jours plus tard, le navire aborda au quai de Memphis dans le Tennessee. Partout, des centaines d’ouvriers occupaient des chantiers. Ils n’étaient pas tous nés de la même mère : certains étaient blancs, d’autres noirs, d’autres encore rouges ou même jaunes. Cependant, dans l’urgence du travail, ils prenaient tous la couleur de la poussière. Des usines, des chemins de fer, des maisons de briques et de bois s’élevaient dans les rues anciennes et nouvelles. Les tentes et les baraquements de chantier poussaient dans la sueur des hommes et les suivaient pas à pas. À la cantine ambulante, un cuisinier attendait que sonne la cloche du prochain repas tandis qu’à l’hôtel, le barman essuyait ses verres. À la fenêtre de sa chambre, une femme retrouvait la beauté qu’elle offrait les soirs de paie et de tendresse.

Une usine beurrait le bleu du ciel d’une fumée noire et dense. Elle jouxtait une manufacture de textile fort achalandée. Transperçant un des murs, une coulée de liquide rougeâtre et brunâtre s’écoulait d’un tuyau. La teinture traçait une ligne dans le port et venait se perdre dans le courant du fleuve. De l’autre côté, le propriétaire d’un magasin d’esclaves avait sorti sa marchandise à l’extérieur et l’offrait aux acheteurs nombreux se bousculant devant les plus belles pièces. Les affiches installées sur la devanture indiquaient la qualité des produits : hommes forts, artisans, femmes en âge d’enfanter. Prix raisonnables. Cette image de l’inimaginable me poursuivait et me donnait la nausée. On y vendait la chair de mon amoureux, le cœur de ceux que j’aimais. On y vendait la couleur des yeux, la blancheur des dents, la vigueur des mains, la grosseur des seins. On y vendait des hommes, des femmes et des enfants.

Des étals proposaient viande et légumes, outils, tissus, animaux. C’était jour de marché. La foule était dense et nombreuse. Au coin d’une rue achalandée, un marchand itinérant vendait une huile qui guérissait tous les maux. Des clients l’écoutaient comme s’il avait été un artiste forain jonglant avec des paroles.


- Nous avons de la concurrence! blaguai-je au Prof en le frappant du coude.

- Espérons qu’il a une bonne cargaison de son huile miracle. Tu vois l’homme qui s’approche? Il ne semble pas heureux des résultats obtenus.

La mêlée s’empara des spectateurs et les dispersa. Le marchand sauta de son promontoire et tenta vainement de se soustraire à l’homme en colère. Ils disparurent derrière le chariot.

Sur le pont, des passagers faisaient le pied de grue à côté de leurs bagages. En face, sur le quai, d’autres voyageurs faisaient miroir en attendant de monter à bord. Des matelots fixèrent le pont de bois entre la rive et le navire. Memphis attirait de plus en plus de voyageurs, de marchands, d’industriels, de banquiers et d’ouvriers.

- Prof, regarde, juste là. Il y a un homme, un Noir, très chic, vêtu de blanc. Tu le vois? Là, juste là. Il est accompagné d’une femme grande et élégante. Tu les vois?

- Je ne vois pas. Qui est-ce?

- Je crois que c’est Tom. Et ce doit être Anavita.

- Tom? C’est impossible. Nous sommes à Memphis. Memphis, Tennessee. Je ne les vois pas. Où ça?

- Là! Tom et Anavita! Là, juste à côté des trois grosses caisses de bois où on voit de la paille sortir entre les planches. Juste là. Regarde, Avavita replace son chapeau. Ils leur ressemblent.

- Tom, habillé en gentleman? Tu te trompes sûrement. Je ne les vois pas.

- Là, juste là, je viens de voir briller son couteau à sa ceinture. Je suis certaine que ce sont eux. Ils montent à bord. Je vais aller à leur rencontre.

- Attention, Molly. Ne te fais pas remarquer.

Je m’avançai vers la passerelle du navire. L’attroupement me ralentit. Il y avait un tel va-et-vient. Marchandises, passagers, matelots. Des ordres étaient lancés de partout. Le bois ondulait sous le poids des allées et des venues, les cordages s’étiraient. Cris, jurons, salutations, embrassades, remerciements, tout se mêlait dans un brouhaha exemplaire.

Au loin, je reconnus le chapeau de paille de la femme. Et là, à ses côtés, cet homme baraqué que je croyais être Tom. Ils disparaissaient et réapparaissaient derrière les gens qui se dressaient entre nous. J’avais peine à me frayer un chemin. Lorsque j’arrivais où je croyais les retrouver, ils avaient disparu. Je les revis s’avançant vers les cabines. Habillés à la mode des planteurs du Sud, ils déambulaient, pleins de cette richesse qui semblait transporter leurs propriétaires sur un nuage d’orgueil et de magnificence. Peut-être un peu trop. J’y reconnaissais la démarche de Corner lorsqu’il se promenait sur sa plantation, se gonflant des salutations et des courbettes de ses hommes de main et de ses esclaves. Dieu n’aurait pas fait mieux au premier dimanche de la création du monde.

Nous sortîmes tous les trois de l’attroupement. D’abord l’homme, puis la femme, et finalement moi qui suivais à quelques pas. L’image de Stephan Corner avait freiné mes ardeurs. Mais plus je m’approchais, plus je reconnaissais la nuque de Tom, la chevelure d’Anavita, leur démarche. C’était eux, j’en étais certaine. Lorsque je fus suffisamment près pour poser ma main sur l’épaule de Tom, il se retourna. Il y avait déjà si longtemps…

- Qui êtes-vous? lança Anavita dans un mouvement de recul.

- On ne vous connaît pas, pressa Tom avec insistance.

J’étais sidérée. Mon élan se brisa devant cette soudaine économie d’amitié. Je devais rengainer mon désir de les retrouver. Comment se pouvait-il? Ils s’éloignèrent rapidement. Après quelques pas, Tom se retourna, jeta un regard à gauche et à droite, passa sa main sur sa bouche comme pour coller une lèvre sur l’autre et me fit un clin d’œil complice. La réalité me rattrapa. Nous ne devions pas être vus ensemble. Un secret plana soudainement sur le navire. Les derniers jours passés à bord avaient été si agréables, les gens avaient été si gentils que mes craintes s’étaient apaisées et j’avais relâché ma garde. Qui sur ce navire pouvait être notre ennemi? La question était idiote. Tous pouvaient l’être.

BONUS