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Mille Vies

Épisode 27

Harriet, King, D’Artagnan, Jaze,
Anavita, Dieu et les autres

Dans le salon d’Harriet, quelques visages faisaient partie du décor. Joyeux, fatigués, aigris ou pleins d’espoir, ces visages se transformaient au gré des saisons, au gré du travail qui attendait, de la neige qui tombait, des nouvelles, des joies et des déceptions. Ils étaient mes amis, ma famille, mes paysages changeants, mais bienveillants. Les feuilles de l’automne rougissaient de ne pas les voir revenir d’une mission au sud de la frontière. Le printemps les accueillait en feu de joie, en musique, en danse et en chants de liberté. Je les portais dans mon cœur. Je les porte encore. Malgré tout.

À la table de la maison derrière l’église, présent ou pas, un couvert était toujours mis pour Harriet, Mama, King, Jaze, Tom, Anavita, le Prof et moi. Chacun avait sa place. Je prenais souvent le temps de les regarder comme s’ils allaient disparaître, comme si je les voyais pour la dernière fois. J’imprégnais ma mémoire de l’image de ces passionnés de vie qui étaient devenus ma famille. Je les aimais tous. Certains avaient des caractères de chien errant, mais tous portaient dans leur cœur un filon d’or plus généreux que ceux trouvés au fond des mines du Klondike. Ils étaient tous riches, de cette richesse impalpable de la fierté et de la conviction. Des écorchés de la vie. Ils se battaient contre les ombres de la peur et de la honte. Ils avaient gagné, parfois, et perdu, souvent. Buveurs, voleurs, balafrés, amputés, filous, forbans, ils portaient tous en eux une rage indomptable. Elle se transformait en colère, mais souvent aussi en courage.


Tom était le pire d’entre tous. Il s’évertuait constamment à choquer ses interlocuteurs. S’il ne réussissait pas à le faire par des propos disgracieux entrecoupés de jurons, il mettait le feu aux poudres en faisant exploser aux moments les plus inopportuns ses légendaires et non moins toxiques flatulences. Son savoir-vivre se mesurait aux vapeurs de soufre de l’enfer, mais son don pour la musique était béni du ciel. Lorsqu’il jouait de l’harmonica, son visage prenait les traits d’un ange. La transformation était étonnante. Elle changeait à tout jamais l’image qu’on se faisait de lui. Par la suite, dans ses excès de rage et de hâblerie, je cherchais la ride rieuse, la petite lumière au fond de son regard, et je la trouvais, bien malgré lui.

Chaque semaine, il venait donner une leçon de musique. Il ne connaissait pas le nom des notes, des gammes et des accords, mais de tous les professeurs qui vinrent dans ma classe, il fut le plus charismatique, parlant de la musique comme on parle de la pluie et du beau temps. Il comparait les sons qu’il faisait vibrer dans l’air à des champs de blé caressés par le vent, à des feuilles froissées par l’orage, à une bouchée croquée dans une pomme, au cliquetis des pattes d’un merle sur le toit d’une maison, à l’écho d’un ruisseau entre les pierres d’une caverne. Les enfants qui l’ont connu n’ont certes pas tous appris à jouer de la musique, mais chacun a compris que si on apprend à tendre l’oreille, la vie devient une musique.


Trapu et noir comme la chaudière d’une locomotive, Tom marchait sans élégance en se balançant de gauche à droite. Harriet l’avait ramené d’une plantation de Georgie jusqu’en Pennsylvanie caché à l’intérieur d’un tonneau. Depuis, il ne supportait plus les espaces exigus et les situations contraignantes. « J’ai besoin d’air », répétait-il sans cesse. Cent fois, Harriet lui avait confirmé qu’il était libre, vraiment libre. Lorsqu’il finit par y croire, il se procura un couteau à la lame acérée et solide. Le couteau dont il avait toujours rêvé. Il le portait constamment à sa ceinture. « C’est la garantie de ma liberté. Je ne me sépare jamais de lui et lui de moi, répondait-il à tous ceux qui tentaient de le convaincre de se départir de sa lame. Ce couteau fait partie de moi. C’est à prendre ou à laisser. » Malgré ses airs de bête préhistorique, Tom entretenait son couteau comme un artiste de la pierre à aiguiser et du morfilage. Mal fagoté et mal poli, il était peu enclin à s’occuper de sa propre personne. Il ne portait jamais de beaux vêtements, même le dimanche, et le savon ne semblait pas le connaître. Anavita, son amoureuse, était la seule d’entre nous qui réussissait à lui faire prendre un bain et à lui faire raser ce visage cerclé de poils hirsutes. Elle le gardait à une distance minimale de cinq pas lorsqu’elle décidait qu’il était temps qu’il cesse de dégager l’odeur d’un loup à la pleine lune. S’il voulait obtenir quelques faveurs de sa part, il devait se présenter à elle fraîchement lavé et rasé. Ce qu’il finissait par faire en maugréant. Anavita et Tom s’aimaient d’un amour curieux. À les regarder, tout semblait les opposer. Il était petit, fruste et grossier. Elle était grande, raffinée et curieuse de tout. C’est lorsqu’ils s’enflammaient qu’on reconnaissait la fougue commune de l’un et de l’autre. Leur rage pour se battre, se défendre et attaquer était la même. Ils savaient mordre de la même manière. Ils étaient de la même meute. Ils se reconnaissaient. Tous les deux s’attiraient autant qu’ils se repoussaient. Parfois, un amour fou les transportait l’un vers l’autre, parfois une haine féroce les déchirait. Il n’y avait pas de demi-mesures et nous étions habitués à leurs éternels allers-retours.


Ce qui frappait le plus lorsqu’on voyait Anavita pour la première fois, c’était ses bras couverts de bracelets de bois, de pierre et de métal. Plusieurs voyaient en elle une gitane, une Shéhérazade sortie tout droit des Mille et une nuits. Depuis toujours certains l’aimaient, d’autres la détestaient. On ne pouvait pas être indifférent à Anavita. Dans le clan Tubman, Anavita faisait office de médecin. Bien qu’elle n’eût jamais suivi de cours de médecine, elle savait comment guérir la plupart des maux. Elle avait grandi dans une famille indienne à la frontière du Michigan. Ne se souvenant ni de son père ni de sa mère, elle disait être le croisement du brasier du diable et de la fraîcheur d’un nuage un jour de canicule. Sa peau était blanche, mais ses cheveux étaient noirs comme le jais. Elle avait vécu son enfance sous la protection d’une guérisseuse, une vieille femme qui lui avait servi à la fois de mère, de professeure et de rempart contre la haine des autres familles qui ne la considéraient pas comme une des leurs. Elle connaissait bien la haine de la différence et en avait une sainte horreur.

Anavita avait 12 ans quand la guérisseuse mourut. Les chefs de la tribu se rassemblèrent et elle fut bannie. De périple en périple, elle se retrouva à Toronto, où elle fit cent métiers. Ses connaissances médicales lui permirent de gagner sa vie comme sage-femme et guérisseuse. Un jour, elle délivra une jeune femme d’un enfant qu’elle ne voulait pas. Et puis, une autre femme vint la voir et la supplia. Et puis une autre encore… En accord avec les lois de Dieu et des hommes, un juge la condamna un jour à 15 années de prison sans possibilité de paradis. Libérée, mais pauvre et sans logis, elle prit la route et se retrouva à St. Catharines. Harriet l’accueillit comme une bénédiction. Le chemin de fer clandestin avait besoin d’un médecin et voilà qu’Anavita se présentait à elle. Tout au contraire de ceux qu’Anavita avait rencontrés jusqu’à présent, Harriet décréta que cette rencontre était un cadeau de Dieu.

Harriet était très pieuse. Malgré sa santé précaire, elle se savait investie d’une mission plus grande que sa propre personne. Je l’admirais. Nous l’admirions tous. Malgré tout ce qu’elle avait vécu, elle croyait encore en ce Dieu qui lui avait fait faux-bond à plus d’une reprise. Le dimanche était jour de prêche à l’église. Aucun de nous n’aurait pu se dispenser de cette obligation. Le sermon du pasteur devait cependant se restreindre aux préceptes de la Bible. Son opinion sur la manière qu’Harriet avait de mener ses expéditions n’avait pas sa place en chaire. S’il voulait parler à Harriet, il devait le faire en face à face. Ce qu’il évitait avec finesse. Entre autres choses, il ne parlait jamais à Harriet du revolver qu’elle portait toujours sur elle depuis que nous le lui avions offert. Ni de l’intention qu’elle avait de tuer le premier esclave qui renoncerait à poursuivre la route du chemin de fer clandestin. « Je ne vais pas échanger les vies de plusieurs contre une seule et mettre en péril les années d’efforts de centaines de personnes qui risquent tout chaque jour pour faire vivre ce chemin de fer. »

Par contre, il fallait entendre les discussions endiablées que le pasteur avait avec le Prof sur les origines du monde. Le Prof était naturaliste, philosophe, astronome et ornithologue, disciple de Galilée, Rousseau et Thoreau. Le pasteur était pasteur. Le Prof amenait pour preuve de l’évolution des espèces, les récentes découvertes de Darwin. Le pasteur citait la Bible.

- La Bible est le livre des livres, haranguait le pasteur, qui en perdait jusqu’à son sourire proverbial. Par elle s’expriment toutes les vérités du monde des hommes depuis la nuit des temps.

- La Bible est une métaphore de la vie, répliquait le Prof. Il ne faut pas s’instruire de la Bible au mot à mot. C’est une série de paraboles que les hommes interprètent.

- Tu veux dire que la Bible se trompe et nous induit en erreur! éclatait le pasteur.

- La Bible ne peut pas se tromper, c’est un livre. Ce sont les interprétations qu’on en fait qui peuvent être fausses. Réponds-moi, pasteur : Galilée a bien été contraint par l’Église de se rétracter parce qu’il disait que la Terre n’était pas le centre de l’univers, comme l’affirmait la Bible?

- Ce n’est pas la Bible qui s’est trompée, ce sont les hommes de l’époque.

- C’est bien ce que je dis…

Et, dans le salon d’Harriet, la discussion se poursuivait ainsi durant des heures. Par chance, le Prof et le pasteur ne venaient pas dans ma classe en même temps. Les cours de science se donnaient les mercredis et vendredis, les cours de religion les lundis et les jeudis.

Pour le reste de la troupe, l’œuvre de Dieu sur terre se résumait le plus souvent à un fardeau de mauvais souvenirs. C’est en son nom que plusieurs avaient été battus et torturés. En son nom que les hommes étaient inégaux. En son nom que le dos des enfants se couvrait des cicatrices du fouet. En son nom que des femmes étaient violées et des hommes expédiés aux galères. Dieu avait le dos large. Les hommes se cachaient dans son ombre pour perpétrer en toute impunité les pires crimes et les plus odieuses injustices. Il était difficile de faire la part des choses. Si les hommes de loi et les hommes d’Église se disaient instruits de Dieu pour commettre autant de souffrances, qui devait-on blâmer? Dieu ou les hommes?

- Si tu blâmes Dieu, c’est déjà que tu crois en lui, m’avait dit le pasteur victorieux en souriant de toutes ses dents.

Ce pasteur! Il avait toujours le mot pour rire. C’était son truc. Le rire. Sauf pour le Prof. Il adorait voir nos visages s’étirer lorsqu’il parvenait à transformer une simple question en un mouton noir qui ne voudrait pas sauter la clôture au cours de la nuit.

- Tu as un point d’interrogation au milieu du front, déclarait-il au petit matin en nous bénissant de son rire. C’est au cours de la journée qu’il faut se poser des questions. Pas la nuit. Dieu aime que ses enfants se reposent durant la nuit.

À Montréal, Mgr Bourget ne possédait pas le même humour. J’avais enfin reçu une réponse à la lettre que j’avais osé écrire à Joseph et Henrietta. Ils me croyaient morte depuis des années. Après des mois de recherche infructueuse par les autorités, une déclaration officielle en provenance du gouvernement et selon laquelle on me tenait pour morte avait été publiée dans les journaux (Joseph et Henrietta avaient glissé le bout du journal découpé dans l’enveloppe). Les apparences étaient sauves. Le moustachu de Kingston nous avait bien dit qu’une évasion conduisait soit à la mort, soit à un pénible retour. Il pouvait encore se vanter en affirmant que l’évasion était impossible sans châtiment. La prison était trop jalouse de ses prisonniers pour les laisser vivre sans elle. Elle préférait se raconter des histoires.


Joseph et Henrietta n’avaient aucune nouvelle de Dillon. Ils le cherchaient toujours et s’informaient à son sujet ici et là, avec peu d’espoir de le retrouver. Plusieurs enfants irlandais avaient changé de nom. Dillon lui-même ne savait probablement pas où il se trouvait. Selon quelques sources, mon frère devait être parti à l’extérieur de la ville dans une quelconque famille ou dans une maison tenue par une congrégation religieuse. Je m’ennuyais de lui. Je m’ennuyais d’eux. Henrietta et Joseph étaient heureux de me savoir en vie et bien portante, et ils comprenaient ma réticence à venir leur présenter mon amoureux à Montréal.

La bibliothèque de l’Institut avait toujours maille à partir avec Mgr Bourget. Le ruban de naïveté s’était dénoué sur le paquet de bonne volonté de l’Institut. Le conflit se généralisait et s’étendait maintenant sur la place publique. Il n’y avait plus de doute que l’intention de Mgr Bourget était de détruire cet Institut qui permettait d’avoir accès à des lectures, des livres et des idées sur lesquels l’Église n’avait pas de contrôle. C’était une nouvelle preuve que d’apprendre à lire et à écrire était un acte révolutionnaire. Pour conserver une population sous un joug, la première règle était de lui enlever la liberté de s’instruire, comme le faisaient les propriétaires terriens avec leurs esclaves. Le clergé de Montréal avait l’intention d’instruire ses ouailles de la « bonne » manière. Il n’était pas question de laisser les âmes se remplir librement d’idées venues d’ailleurs.

Pourtant, malgré les assauts répétés de Mgr Bourget, l’Institut survivait et avait toujours une armée de partisans. La propagande de l’Église ne suffisait pas à briser l’échine de cette volée de libres penseurs. Pendant que la police s’occupait des regroupements de travailleurs et des associations d’immigrants transportant dans leur bagage des croyances jugées impies, Mgr Bourget s’attaqua aux journaux montréalais qui refusaient de se soumettre à la domination de l’Église et des partis politiques. La résistance s’amplifia. Les discours en chaire des soldats de l’Église ne suffisaient plus à abattre le désir de plusieurs de s’ouvrir au monde.


Mgr Bourget répliqua alors en usant de l’arme absolue de l’Église, l’arme millénaire, la même qui avait servi à brûler des sorcières comme Anavita, des blasphémateurs comme Tom, des épileptiques comme Harriet et Dillon, des Noirs comme Jaze et Mama, des chats sans tache blanche et des ânes impudiques : il excommunia tous les membres de l’Institut. Il en fit des bannis de Dieu. Pour un catholique, la sentence était pire que la pire des tortures. Le prélat venait de leur retirer le droit d’entrée au paradis. Leur âme errerait éternellement dans le cloaque du néant. Pour eux, il n’y aurait pas de vie après cette vie sur terre. C’était la sentence ultime. Il tuait Dieu dans le cœur de ces hommes et de ces femmes qui ne voulaient pas se soumettre à son autorité. C’était la peine de mort pour l’âme de tous les partisans de l’Institut et du libre droit de penser, de connaître et de s’exprimer. Les rangs de l’Institut s’étaient déjà éclairci des partisans les plus dociles. Mais d’autres poursuivirent. Plusieurs réfractaires, dont Joseph, Henrietta, Doutre et Dessaulles, subirent le châtiment avec indignation. Ils demeuraient fidèles à leur conviction et rebelles à l’autorité en espérant obtenir une audience auprès du pape et la confirmation qu’ils pouvaient reprendre le chemin de leur église et de leurs croyances. Le pape saurait les réintégrer dans le giron de leur église. Ils ne seraient plus bannis du paradis.

L’église de St. Catharines était bondée. Le soleil dansait dans les carreaux des fenêtres. Jaze s’inventait un rythme en frappant silencieusement sur ses cuisses. Anavita frappait le bras de Tom qui s’entêtait à planter son doigt dans son nez. Peu à peu, je prenais conscience de ma nouvelle existence, de ma vie après ma vie. Si j’étais morte, j’étais libre…

- Amen, lança le pasteur en souriant.

- Amen, reprit Harriet en levant la tête bien haute.

- Amen, péta Tom.

- Amen, grogna Anavita.

- Amen, chuchota le Prof.

- Amen, répéta la foule d’insoumis.

BONUS