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Mille Vies

Épisode 41

Mercredi 30 novembre 1859

À l’autre bout de Charles Town, une première explosion fit valser les cloches de l’église. Elle fut aussitôt suivie d’une deuxième déflagration, qui ébranla la gare. La troisième éclata à proximité des écuries de l’armée et la dernière explosa si près de nous qu’elle fit voler en éclats les vitres de la maison de notre hôte. Le feu s’étendit à plusieurs bâtiments. Les sapeurs tentaient de se frayer un chemin pendant que les citadins stupéfaits se demandaient s’ils devaient se barricader dans leur maison ou sortir une arme à la main et un seau dans l’autre.


Ainsi débuta ce dernier jour de novembre. Je n’avais qu’une idée en tête : sortir Jaze des griffes de cette prison. C’est la seule chose qui m’importait.

En quelques instants, la ville se retrouva dans un tel état de désordre que nous eumes toute liberté pour accrocher l’ancre aux barreaux des cellules de Jaze, de Brown et des autres. Nous avions construit un harnachement solide muni de longues lanières de cuir fixées à une traverse de chemin de fer que quatre puissants chevaux s’attelèrent à tirer. Le mortier s’effrita et le mur céda en quelques instants. Des pierres s’écroulèrent lourdement. Les chevaux, soudain libérés de leur charge, trainèrent la grille de fer sur les pavés dans un tonnerre de flammèches métalliques. Des hommes se postèrent sous les plaies béantes de la prison. Ils tendaient des couvertures et suppliaient les prisonniers de sauter rapidement.

Le premier homme qui se précipita dans le vide fut Phil le mordu, qui prit ses jambes à son cou sans se rendre compte que nous étions là. Le deuxième, un Noir d’une quarantaine d’années, se sauva en direction de la gare dès qu’il posa le pied par terre. Le troisième sauta et se fractura un bras en rebondissant dans les gravats.

- Où est Osawatomie Brown? hurla le shérif.

- Nous nous sommes trompés de cellule, répondis-je en pointant une autre fenêtre. Ils sont là. Il faut reprendre la manœuvre.

À cinq fenêtres plus à l’est, je vis d’abord le visage assombri de John Brown. Je ne reconnaissais pas dans ce vieil homme blessé et malade le chef de guerre vigoureux qu’il avait été. Derrière lui, Jaze s’approcha et illumina ma lumière. Il était là. Il me salua. Puis, une soudaine fébrilité s’empara d’eux. Ils tentaient de nous dire quelque chose en faisant de grands signes. Les hommes approchèrent les chevaux et le harnachement. L’un d’eux accrocha l’ancre à sa ceinture et escalada le mur de la prison. Jaze brisa la vitre de sa fenêtre en lançant un objet à travers les barreaux.

- Vous devez partir!, hurla-t-il en pointant le doigt au-delà des rues et des maisons. Des soldats arrivent de partout. Va-t-en, Molly. Va-t-en vite.

Jamais. Le mur vola en éclats. Après quelques secondes, dans le nuage de poussière du mortier, le premier homme qui apparut, un soldat, pointa son arme sur le shérif et tira mortellement. À son tour, le soldat fut atteint d’une balle et vint s’écraser au sol. Le calme revint quelques instants. Les hommes rengainèrent leur revolver et retendirent les couvertures sous la fenêtre en exhortant les prisonniers de faire vite. Deux fusils se profilèrent dans l’embrasure et firent exploser leur charge dans notre direction.

Un furieux échange de coups de feu retentit aux abords de la prison. Nous avions encore le dessus, mais pour peu de temps. Revenant au pas de course, les soldats rentraient en ville, sabres et revolvers au poing. Nous devions plier bagage avant d’être cernés et pris au piège. Une bagarre faisait rage dans la cellule de Brown et de Jaze. Un des gardiens fit un plongeon dans le vide. Des soldats arrivaient de partout. Les balles tailladaient l’air. L’une d’elles me déchira la jambe et Kwanita me transporta à l’abri dans une allée plongeant entre les murs de deux maisons. Il retourna aussitôt vers le lieu des combats. À peine eut-il traversé la rue que je le vis encaisser la décharge d’un revolver en pleine poitrine. Sa tête frappa le sol avec violence. Je ne parvenais pas à détourner mon regard de cette vision d’horreur lorsque soudain, comme dans un rêve, je vis la silhouette de Jaze courir, s’arrêter et se pencher vers l’Indien pour agripper le fusil qu’il tenait encore dans sa main. Jaze avait réussi à sauter. Il était vivant. Il courait.

- Jaze!, hurlai-je vainement. Jaze!

Ma blessure saignait abondamment et mes muscles s’engourdissaient dans la douleur. Je me levai et me lançai à la poursuite de Jaze en titubant. Je devais le rejoindre.

L’orage de violence s’éloignait. Les éclairs des coups de feu faisaient place aux voix des hommes hurlant des ordres, au bruit des bottes courant sur les pavés, aux hennissements agacés des chevaux et au grincement du bois des carrioles. Camouflée derrière un mur, je jetai un regard sur la rue. Elle était jonchée des cadavres ensanglantés de mes amis et de plusieurs soldats. Après ces moments de fureur, la vie suspendait son cours. Au loin, un peloton de soldats tenait en joue les quelques survivants de l’attaque. Jaze était parmi eux.

- Tu ne peux rien faire pour eux, chuchota la voix de Mary Ann Brown derrière moi. Viens. Suis-moi, Molly.

Mary Ann, John, Jaze et moi

Mary Ann n’avait pas eu de difficultés à trouver un second refuge parmi les partisans de Brown. Malgré les fouilles que faisaient les policiers et les possibles représailles, ils étaient de plus en plus nombreux, surtout dans les villes, à dénoncer les abus de l’esclavage et à mettre leur sécurité en jeu.

La balle avait traversé ma jambe sans faire trop de dommages. Le lendemain du massacre, la veille de l’exécution, un médecin était venu panser mes plaies et faire plusieurs points de suture. La douleur était vive mais elle ne se comparait en rien à celle qui me brisait l’âme. L’image des corps disloqués de mes amis baignant dans leur sang ne me quittait plus. Pas plus que celle de Jaze, apeuré et fragile devant l’arme qui pressait sa vie de se faire toute petite. Il était trop tard. Jaze, Brown et les autres allaient monter sur l’échafaud que j’entendais se construire dans la cour de la prison. Les marteaux des menuisiers enfonçaient les clous et les rivets de la potence. Jaze allait mourir au bout d’une corde et je ne pouvais rien faire pour changer le cours des choses. J’allais perdre l’homme que j’aime. J’allais perdre celui qui, à lui seul, était tous les hommes de ma vie : mon amoureux, mon ami, mon père, mon frère et mon fils. J’allais perdre la douceur de ses bras et la présence de son rire. J’allais perdre mon avenir et son regard enivrant qui disait que j’étais belle. J’allais mourir avec lui.

- Nous partirons cette nuit, affirma Mary Ann en essuyant une larme sur ma joue.

- Comment cela? répliquai-je. Moi, je reste ici, je veux être avec lui. Je veux qu’il sache que je suis là. Je ne le laisserai pas partir comme ça. Tout seul.

- Il y aura des soldats partout. Des contrôles. Ils seront sur leurs gardes. Ils te reconnaîtront et tu seras arrêtée.


- Je mettrai une robe, un chapeau. Ils ne me reconnaîtront pas. Mais vous, Mary Ann, vous ne restez pas? Qui s’occupera des corps? Vous disiez vouloir ramener le corps de John chez vous à North Elba? C’est demain, Mary Ann. Demain, ils seront exécutés. Nous n’allons pas partir cette nuit. Je ne comprends pas.

Mary Ann se leva, indisposée par mes questions.

- Que se passe-t-il, Mary Ann? Vous êtes mystérieuse.

- Hier, débuta-t-elle, hésitante, j’ai trouvé un homme qui se rend tous les soirs à la prison. Il va chercher un tas d’ordures qu’il charge dans sa charrette…

- Et il a accepté d’y cacher les prisonniers? m’exclamai-je. C’est merveilleux, Mary Ann! Vous avez réussi, mieux que nous tous. Grâce à votre patience!

- Oui, il a accepté. Il aura un complice chez les gardiens. L’organisation semble assez compliquée et tout ne tient qu’à un fil, mais il croit que John est un envoyé de Dieu. Il ne veut pas être responsable de n’avoir rien fait pour éviter une nouvelle crucifixion.

- Voilà pourquoi nous devons partir cette nuit! m’enthousiasmai-je. Nous devons nous enfuir.

- Molly, reprit Mary Ann. J’ai tout essayé. J’y ai mis tout mon argent. Ils ne sauveront qu’une seule personne. Ils ne sauveront que John. C’est la seule condition. La charrette est trop petite pour y mettre plus d’une personne et ils ne risqueront leur vie que pour John.

Les dernières paroles de Mary Ann me frappèrent comme une enclume. Le silence devint lourd de toutes les pierres que je portais dans mon cœur.

- Je ne partirai pas avec vous, dis-je mortellement. Je resterai ici.

- Viens avec nous, Molly, tenta vainement Mary Ann. Nous traverserons la frontière au cours de la nuit. Plusieurs personnes préparent déjà notre fuite vers le nord. Le chemin sera sûr.


- Je reste ici.

Je m’étendis dans le lit et y pleurai une partie de la journée avant de m’endormir. Lorsque je m’éveillai, le soleil rougeoyait dans la nuit naissante. Ma plaie me faisait mal et mon bandage était couvert de sang. Il n’y avait plus personne à la maison. Mary Ann et ses compagnons étaient sortis. Peut-être étaient-ils partis rejoindre les conspirateurs. Ils n’avaient pas osé me demander de les accompagner. Je les comprenais. Si près de Jaze, je n’aurais pas pu retenir un geste qui aurait mis leur plan en péril. Un poêle trônait au milieu de la pièce centrale de la maison. Un crépitement me fit sursauter. Je déposai sur la fonte un chaudron rempli d’eau pris à même une cruche déposée sur le comptoir. Mary Ann avait prévu que j’aurais besoin d’un nouveau bandage. Dans un panier sur la table, elle avait aussi déposé un morceau de pain et une tranche de porc enveloppée de papier. Le long d’un mur, des bagages étaient rangés. Ils attendaient l’heure d’un prochain départ.

J’enlevai mon bandage. Le sang coagulé se mêlait aux fibres du tissu. Je me mordis les lèvres. L’eau calma la douleur quelques instants. Un linge humide et un peu de savon me permirent de nettoyer la plaie. J’allais refaire mon bandage lorsque j’entendis la porte s’ouvrir, des pas de quelques personnes et les sanglots de Mary Ann. Je me levai précipitamment et me dirigeai vers eux.

Jaze était là, droit devant moi. Je n’en croyais pas mes yeux. Nous nous tenions l’un face à l’autre, paralysés par la surprise de ces retrouvailles improbables.

- John n’a pas voulu venir, pleura Mary Ann. Il préfère mourir en martyr. Il croit que sa mort sera plus utile que sa vie.


- Il m’a dit de prendre sa place, soupira Jaze, ébranlé de se savoir vivant.

Je le pris dans mes bras et le serrai aussi fort que je le pus. Il fit de même. Nous avions peur que l’autre disparaisse. J’aurais donné ma vie pour que ce moment ne s’achève jamais.

- Vous devez partir, répliqua Mary Ann en s’accrochant à une bouée d’orgueil au milieu de son naufrage. Partez. Partez maintenant. Faites vos bagages et prenez la route vers Gettysburg en Pennsylvanie. Rendez-vous à la maison McGrew. Des gens vous aideront à faire le reste du chemin jusqu’à la frontière.

- Même si je vous supplie, lançai-je à Mary Ann, vous ne voudrez pas venir avec nous, n’est-ce pas?

Mary Ann ne répondit pas. Elle glissa doucement sa main sur mon visage.

- Allez, dit-elle. Partez vite.

BONUS