Épisode 24
Jemina
Le lendemain, je m’éveillai au petit jour. J’avais passé la journée de la veille à dormir et à tenter de remettre en place tous mes morceaux. Des rayons de lumière perçaient les persiennes closes. En m’asseyant sur le bord du lit, un étourdissement me rappela la vigueur du coup de poing d’Harriet. Des vêtements de fille pendaient au dossier d’une chaise. La chambre était simple et sans prétention. On y passait sans s’y attarder.
- Si tu te demandes qui t’a déshabillée, fillette, résonna une voix profonde et féminine venue de la pièce d’à côté, ne t’en fais pas, c’est moi.
Apparu dans l’encadrement de la porte, le visage radieux d’une petite femme aussi ronde qu’un ballon de foire. Chaque pli de sa peau semblait soufflé d’un bonheur à partager.
- Je m’appelle Jemina, me lança-t-elle en me serrant la main vigoureusement, mais tout le monde m’appelle Mama. Appelle-moi Mama, toi aussi. C’est moi qui m’occupe de la cuisine et de la lessive de la maisonnée. La seule chose qui me met en colère, c’est de voir quelqu’un jouer dans mes chaudrons. Tu t’en souviendras?
- Oui, bien sûr. Je m’appelle Molly.
- Je sais. Je sais, répliqua Mama. Tu t’appelles Molly, tu es maigre comme un chicot et sale comme un petit cochon. Il y a une bassine d’eau et du savon dans l’autre pièce. Lave-toi et viens à la cuisine, j’ai préparé des crêpes et il y a du sirop.
J’aurais tellement aimé que Dillon soit là, maintenant, avec moi. Avait-il un jour eu le bonheur de croiser une personne au goût de sirop d’érable et de confiture de framboises?
La bassine était petite, mais l’eau toujours fumante. Je plongeai l’orteil dans une abondance de chaleur que je savais passagère et trop vite refroidie. L’odeur du savon me rappela Joseph et Henrietta. Leur demeure sentait le pin blanc et le savon d’épinette. Mieux encore, lorsque l’un des mousquetaires de l’Institut revenait d’Europe, la maison se parfumait de lavande.
Je m’essuyai avec une grande serviette un peu rêche, mais d’une blancheur immaculée. Le miroir me rendit une image que je n’avais pas vue depuis longtemps. J’avais vieilli, grandi. Je me reconnaissais à peine. Mes traits n’étaient plus ceux de la gamine que j’avais abandonnée en Irlande, ni même de celle retrouvée dans le grand miroir cerclé de dorures qui trônait orgueilleusement dans le salon des Guibord. Mes formes ressemblaient de plus en plus à celles d’une femme. Mes seins étaient toujours aussi petits, mais ma taille s’affirmait. Mes cheveux repoussaient lentement. Fraîchement lavés, ils ne se déguisaient plus en botte de foin roussi. Des boucles tentaient de redonner une douceur à mon visage. Ma peau blanche était toujours parsemée de centaines de taches de rousseur. Chose certaine, dans cette ville peuplée de Noirs de toutes les nuances, il était facile de savoir que je n’étais pas de la famille.
Les vêtements étaient un peu trop grands pour moi, mais Mama n’avait pas oublié d’inclure une ceinture de tissu pour bien retenir la jupe à ma taille. Une blouse blanche aux broderies défraîchies m’enrobait jusqu’aux poignets. Des bottillons de cuir terminaient ma tenue. De bonnes bottes, ni trop grandes, ni trop petites, usées juste à point. S’il le fallait, je pourrais marcher, courir des milles avec elles. Je regardais le cuir plier sous les ondulations de mes orteils. Ces bottes étaient parfaites et j’en étais rassurée. Pour fuir, de bonnes bottes pouvaient faire toute une différence.
- Tes crêpes sont dans ton assiette, chanta la voix de Mama dans la cuisine.
Je regardai de nouveau mon image dans le miroir. Je souriais.
- Tes crêpes sont dans ton assiette, répéta Mama avec une vigueur renouvelée, comme si la puissance de sa voix eut pu ne pas avoir traversé un mince mur de planches.
« Tes crêpes sont dans ton assiette », j’aurais aimé entendre cette chanson toute la journée, mais mon ventre me conseilla le contraire. La table était mise. Un napperon carotté délimitait ma place. La table était fabriquée de plusieurs lourdes planches de bois dur accolées les unes aux autres et tatouées de mille noms et de mille marques.
- Cette table est vivante, répondit Mama au silence interrogateur de mes doigts caressant les creux et les bosses du bois. Tous ceux qui y ont été invités y ont laissé une marque. Chaque marque a une histoire, conclut-elle en me tendant une tasse de thé fumant. Maintenant, mange.
Je me gavai de crêpes, de sirop et de la meilleure compote de pommes de ma vie.
- Un jour, je te donnerai la recette de ma compote, répondit Mama à mon évident plaisir.
Pour Mama, les saisons se définissaient selon les fruits ou le plat qui remplissaient ses immenses chaudrons et le ventre de ses convives. C’était la saison des pommes. Les hommes revenaient des vergers. La récolte était bonne. Les bœufs peinaient à tirer les cargaisons de pommes rouges et juteuses. Il faisait beau. Le soleil ondulait dans les couleurs de l’automne. Un vent frais faisait danser les rideaux des fenêtres à peine entrouvertes de la cuisine. L’air gonflait mes poumons.
Sur ses cuisses, Mama avait déposé un livre et tentait désespérément de lire un mot sur lequel elle trébuchait sans perdre la conviction d’y parvenir.
- Vous lisez, Mama, ajoutai-je à son tourment. Que lisez-vous?
- Je ne lis pas, répliqua-t-elle sans illusion. J’essaie d’apprendre.
- Je peux peut-être vous aider?
- Tu sais lire?
- Oui, je sais lire. J’adore lire. Que lisez-vous?
- Je lis La case de l’oncle Tom.
- Qu’est-ce que ça raconte?
- C’est l’histoire de plusieurs esclaves dans les États du Sud. Parfois, on dirait que c’est mon histoire. Il y a un mot…
Et Mama se mit à lire en découpant chaque syllabe : « Malgré l’intérêt qu’elle prenait à tout, la petite fille était farouche, et ce n’était pas chose facile de l’ap-pri-voi-ser ».
- « Apprivoisé », qu’est-ce que ça veut dire? fit Mama en me tendant le livre.
- « Apprivoiser », c’est… c’est… Là, sur le bord de la fenêtre, la mésange. Lorsque j’étais à Grosse-Île, j’en ai apprivoisé une. D’abord, elle était sauvage, elle s’enfuyait. Mais je lui ai donné à manger. Elle s’approchait de moi tout doucement, un peu plus chaque jour. Je ne lui faisais pas peur. Elle a fini par me faire confiance et venir d’elle-même. Je l’ai apprivoisée. Lorsque je mangeais dehors, elle venait toujours manger dans mon assiette.
- C’est un peu comme Jaze et toi, vous vous apprivoisez, fit-elle en riant.
- Je ne sais pas, fis-je perplexe.
- Maintenant, va faire un tour, insista Mama en jetant un châle sur mes épaules. Je dois préparer le repas. Allez ouste. Va voir le Prof, il adore les oiseaux. Il va t’en parler jusqu’à ce que tes oreilles se changent en soupe aux pois.
La main chaude de Mama se plaqua dans mon dos jusqu’à ce que la porte se referme derrière moi. Un immense bosquet de fleurs embaumait l’air d’un goût de miel. Les fleurs d’automne me semblaient les plus belles et, à en juger par le nombre d’abeilles qui s’y affairaient, elles devaient être les plus délicieuses. Tout l’été, elles s’étaient préparées au bal éphémère que l’hiver aurait tôt fait de faire disparaître. Dans le jardin, les sillons se dégarnissaient de leurs légumes. Les derniers encore enfouis débordaient de la terre. Carottes, navets allaient bientôt garnir le coffre-fort à soupe de Mama. Des poules caquetaient dans leur enclos. Six petits lapins sautaient les uns par-dessus les autres pendant que de grandes oreilles les surveillaient à l’entrée du terrier.
La maison d’Harriet était cachée derrière l’église que nous avions vue en arrivant à St. Catharines. L’église de bois serait bientôt reconstruite en dur. Dans un champ adjacent, des ouvriers tentaient d’éloigner un chat qui laissait la trace de ses pattes sur les briques qui venaient à peine d’être coulées.
Je n’aurais pas cru que Harriet Tubman puisse habiter en plein cœur de la ville. Mais à bien y penser, c’était sans doute l’endroit le plus sécuritaire. Entourée de tous ces gens qu’elle avait libérés, elle s’était construit un rempart d’amitié et de loyauté.
Des voix résonnaient dans l’église. Une messe y était sans doute célébrée. Je n’avais pas de bons souvenirs des églises, des curés et des chapelles. La dime pour le curé, l’impôt pour le prince étaient deux des causes de notre départ d’Irlande. Et ailleurs, c’était tout semblable; l’archevêque de Montréal se battait contre la bibliothèque de l’Institut à Montréal et nos confesseurs à la prison nous imposaient les pires punitions et nous dénonçaient aux autorités. « C’est pour votre bien », disaient-ils. Rien ne m’attirait dans ce pouvoir divin que s’attribuaient les hommes. Et puis l’odeur de l’encens me donnait mal au cœur. Pourtant, ce lieu où les hommes et les femmes vivaient les pires et les meilleurs moments de leur vie m’attirait. Les murs des églises suintaient l’espoir d’un monde meilleur.
La porte grinça et l’écho d’un lourd silence s’agenouilla entre les bancs alignés. Quelques personnes étaient regroupées autour de l’autel sur lequel était déposé ce qui semblait être des cartes et des plans.
- Que fais-tu là? lança Harriet d’un ton qui ne laissait aucun doute sur sa contrariété. Sors immédiatement, m’ordonna-t-elle, et attends-moi.
Je sortis sans demander mon reste. La voix de Harriet ne laissait jamais de doute sur ses intentions. Tout était direct et sans détour. Elle était le chef de gare. Seule après Dieu. Elle écoutait toujours les avis souvent contradictoires de ses lieutenants, mais lorsqu’une décision était prise, personne n’avait le loisir de s’y opposer. Le train suivait la route tracée. Il n’y avait pas de place pour l’erreur. Dévier, c’était dérailler. Rien ne pouvait arrêter le train de la liberté. Rien ni personne ne laisserait le train sur une voie sans issue.
Je refis le chemin à l’inverse. Derrière la maison, des bancs entouraient un cercle de pierres accueillant les restes calcinés d’un ancien feu de bois. Une haute clôture bornait les limites du terrain. Un lierre tentait en vain de camoufler les fils de fer barbelés qui la parcouraient de part en part. Je m’approchai. Des tessons de bouteilles avaient été parsemés au pied de la clôture. La cache de Harriet n’était pas dupe de ses multiples ennemis. Jaze n’était peut-être pas à l’abri de tout. Je ne pouvais pas imaginer le paradis couvert de barbelés. L’enfer n’était sûrement pas loin.
Harriet arriva derrière moi sans bruit et répondit aux questions que je n’avais pas encore posées.
- Il y a une loi que tous les États unis ont adoptée depuis quelques années, dit-elle. La « Loi des esclaves en fuite », qu’ils appellent. Elle permet aux chasseurs de têtes de poursuivre un esclave jusque dans le Nord et de faire condamner tous ceux qui l’ont aidé à 1000 $ d’amende, à six mois de prison ou mieux encore à être balancés au bout d’une corde. Pour les Blancs, un Noir est toujours un Noir. Ce n’est pas un homme. C’est une bête. Il ne vaut pas plus qu’un bœuf, encore moins qu’un cheval. C’est un animal de ferme. À ce que je sache, ils n’ont pas écrit les droits des bêtes de somme, ils ont écrit les droits de l’homme, les droits des Blancs. Et toi, Molly, toi, tu es blanche, très blanche même, me dit-elle avec une pointe d’ironie dans le regard.
- Vous avez raison, Madame, je suis blanche, répondis-je, mais vous avez parlé des droits de l’homme, ironisai-je à mon tour, et Mama vous le dira, je suis une femme.
Harriet cligna des yeux, haussa la tête et resta muette durant un court et inhabituel instant. Puis, un sourire illumina son visage et un grand rire, un rire que je croyais unique à Jaze, fit s’envoler les oiseaux.
- Tu n’as pas froid aux yeux, répéta-t-elle. Jaze avait raison. Il a dit que tu étais son amie. C’est vrai?
- Oui, dis-je avec autant d’émotion d’apprendre que Jaze ait pu se dire mon ami, que moi de l’admettre.
- Bon, fit Harriet, que sais-tu faire? Il faut travailler.
- Sarah m’a raconté comment le chemin de fer…
- Le chemin de fer n’existe pas, trancha-t-elle, tu m’as bien comprise? Ici, chacun a un travail. Au champ, à la ville, il y a des centaines de choses à faire. Tu ne devrais pas savoir tout ce que tu sais.
- Je voudrais partir avec vous, répliquai-je. Vous l’avez dit, je suis blanche. Je peux être une femme. Je peux me déguiser en homme. Sarah me racontait que vous saviez vous déguiser.
- Je ne le fais pas pour le plaisir.
- Je peux vous être utile.
- On verra, dit-elle en coupant court à la conversation. Que sais-tu faire?
- Je… Je sais coudre, répondis-je en hésitant. J’ai appris à l’atelier de la prison. Je sais aussi m’occuper des chevaux et je connais presque tous les produits d’apothicaire, les lotions, les pommades, les onguents…
- Oui, ça peut toujours servir, songea-t-elle. Que faisait ton père?
- Il faisait pousser des patates, mais ça, je ne pourrais pas le faire. Je me réveille encore la nuit avec l’odeur du mildiou dans la gorge.
- Plusieurs autres familles vont venir s’installer ici, songea-t-elle. Il faut dégager des routes et creuser des fossés avant l’hiver. C’est ce qui presse pour le moment. Tu iras rejoindre l’équipe. Tu commenceras demain.
Harriet trottina jusqu’à la maison. Le soleil de midi plongeait dans le jardin. Difficile de croire que ce petit bout de femme fragile faisait trembler les États d’Amérique. La porte de la maison claqua derrière elle. J’entendis la voix chantante de Mama. Après quelques minutes, la porte s’ouvrit à nouveau. Harriet s’approcha de moi d’un pas décidé.
- Tu sais lire? me lança-t-elle stupéfaite. Pourquoi ne pas l’avoir dit?
- Je ne sais pas, balbutiai-je.
- Tu sais écrire aussi?
- Oui, bien sûr.
- Alors, fit-elle en haussant les yeux au ciel comme pour rattraper toutes les idées qu’elle avait eues auparavant. C’est tout simple, tu vas faire la classe.
- Mais je n’ai jamais fait ça.
- Eux non plus!
- Je veux vous être utile, madame Tubman.
- Tu ne sais pas à quel point tu peux nous aider en nous apprenant à lire et à écrire. Tous les Noirs d’Amérique doivent savoir lire et écrire. Mieux que les Blancs, mieux que tous. Il faut des écoles, des universités. C’est là que va se livrer le vrai combat. Alors, ne dis pas un mot de plus, Molly. C’est ce que tu feras.
C’était la première fois qu’Harriet prononçait mon nom. Elle retourna à la maison en frottant ses mains comme si elle avait trouvé un morceau de casse-tête manquant.
Le soir même, Jaze vint me rejoindre au bord du feu. Il parlait déjà de partir sur le chemin de fer clandestin.
- Ce n’est pas un vrai chemin de fer, me dit-il, c’est un réseau de maisons et de cachettes, des chefs de gare parsemés sur le parcours. Ils cachent les fuyards jusqu’ici. Ils risquent leur vie. Le chemin de fer, c’est eux.
- Je voudrais partir avec vous, répliquai-je. Je pourrais vous être utile.
- C’est Harriet qui décide du jour du départ et de l’équipe du convoi. En attendant de partir, je vais travailler au champ. Tu as parlé à Harriet? Que veut-elle de toi?
- Elle veut que je plante des mots dans la tête des enfants…
Source de l’image: Wikimedia Commons
Jemina
Jemina fait référence à Aunt Jemima, une marque commerciale de mélange à crêpes et autres produits. Le personnage de Aunt Jemima se fait connaître en 1890 sous les traits de Nancy Green, une ancienne esclave.
Source: Aunt Jemima – Quaker Oats
Source de l’image: Wikimedia Commons
La Case de l’oncle Tom
La Case de l’oncle Tom
est un roman de Harriet Beecher Stowe inspiré de l’histoire du révérend Josiah Henson, qui participa au chemin de fer clandestin et aida des anciens esclaves à se bâtir une nouvelle vie au Canada. Le roman, qui conscientisa une partie du public à la brutalité de l’esclavage, aurait été, selon Abraham Lincoln, un catalyseur de la guerre de Sécession.
Source: Uncle Tom’s Cabin Historic Site
Endroits significatifs dans la vie de Harriet Tubman
Source: Wikimedia Commons
Source de l’image: Wikimedia Commons
Loi des esclaves en fuite
Adoptée en 1850 par le Congrès américain, cette loi permet à tout Blanc d’arrêter et de détenir une personne soupçonnée d’être un esclave en fuite. Même les personnes nées libres risquent d’être capturées.
Source: Sous une étoile du Nord – Bibliothèque et Archives Canada
Produits d’apothicaire
Lors de ses expéditions, Harriet Tubman transporte des médicaments pour empêcher les pleurs de bébé d’alerter les chasseurs de primes.
Source: Africans in America – PBS