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Mille Vies

Épisode 10

Partir ou rester?

Au cours de l’été, j’avais réussi à amasser un peu d’argent. Parfois, lors des journées de paie sur l’île, une petite enveloppe m’avait été remise. Elle contenait quelques sous que je gardais précieusement dans une boîte ornée d’une rose gravée dans le bois. Jamais je n’avais entendu le tintement d’autant de monnaie. Je me croyais riche. Plus riche que ma famille ne l’avait jamais été. Me payer un passage vers Montréal ne me sembla plus un problème. En fin de soirée, je réussis à parler à un matelot du bateau à vapeur qui repartait le lendemain pour Montréal. Lui montrant ma bourse d’argent, il promit de m’attendre et de me faire monter à bord.

Ce soir-là, Ellen me parla longuement de cette vie après Grosse-Île. Cette vie d’orpheline éduquée à Québec. Ces Noëls que je passerais avec elle. Elle me décrivit avec force détails le jour où elle se trouverait un bon mari (peut-être ce soldat qui lui avait fait la cour tout l’été et qu’elle devait revoir à Québec). Qui sait, peut-être pourrait-elle m’adopter? Puis un jour, ce serait moi qu’un beau cavalier viendrait courtiser, un mousquetaire sorti tout droit du livre de Dumas.


- Tu ne dois pas regarder en arrière, disait-elle en pensant que mes sanglots renvoyaient au seul passé. Lorsqu’il y a trop de peine derrière nous, il faut regarder devant. Faire un bout de chemin. Amasser quelques bonheurs et refaire son bagage. Alors seulement, on peut revenir en arrière.

Voyant que mon chagrin ne tarissait pas, elle recommençait à réinventer ma vie à venir. Elle savait si bien me raconter cette vie que je savais ne pas être le mienne. Je pleurais mon passé, bien sûr : maman Emelyn, papa Charles, Will, Dillon, Nelly, Nelly… Mais je pleurais aussi cet avenir que je ne connaîtrais pas. La vie m’offrait deux chemins. J’avais choisi. Je devais renoncer. Je n’avais plus qu’une seule idée en tête : rejoindre Dillon à Montréal.

Ellen s’endormit dans notre lit brodé de fil blanc. La clarté de la nuit me permit de me lever, de ramasser vêtements, livres et argent et d’enfouir le tout silencieusement au fond de mon sac. Au petit matin, un vol d’outardes coupa le ciel du nord vers le sud. C’était l’heure du départ. Je pris toutes les précautions pour ne pas faire de bruit. Éveiller Ellen ne m’aurait pas facilité la tâche. M’enfuir me semblait un moindre mal.

La maison était silencieuse, feutrée de la chaleur bienveillante des tisons et des braises. L’escalier craqua sous mes pas pourtant plus légers qu’à l’habitude. Je m’assis sur la dernière marche afin de lacer mes bottillons. Pour une rare fois, je m’étais habillée en fille : grande jupe bordée d’une bande de dentelle, veste de laine et manteau garni d’un collet de fourrure de lapin. Un bonnet couvrait ma tête et mes cheveux, que j’avais gardés courts. Je savais qu’ainsi déguisée, personne au village ne me reconnaîtrait.

Je levai délicatement la clenche de la porte. Un toc vibra dans la maison. J’ouvris la porte à grand-peine. Au moment où je la refermai, je vis les pieds nus d’Ellen descendre les marches, puis remonter à toute allure. Elle allait se couvrir, assurément pour me rattraper et me forcer à aller à ce foutu couvent. Je pris mes jambes à mon cou. Le bateau devait déjà m’attendre. Avec un peu de chance, j’arriverais juste pour son départ. L’arrivée d’Ellen ne changerait rien. À moins qu’elle parle au docteur Douglas… Lui pourrait stopper le départ du navire. Le ramener. Me ramener. Pas le temps de me fabriquer un autre plan. Je devais courir de toutes mes forces.

J’entendis la porte de la maison claquer dans l’air glacé du matin. Ellen fit résonner mon nom au delà de la plaine. Les oiseaux s’envolèrent en secouant les feuilles gelées des branches où ils s’étaient endormis. Elle sautilla en replaçant un de ses souliers, puis s’élança. Une seule enjambée lui permettait de rattraper quatre de mes pas. Elle avait enfilé un manteau de laine par-dessus sa longue jaquette de flanelle. Ses cheveux endormis s’étiraient dans le vent. Malgré mon avance, elle me rejoignait. Elle hurla mon nom à plusieurs reprises. Puis, elle se concentra sur sa course, épargnant ses forces. Je traversai le village et descendis la côte vers le quai. Ellen n’était plus qu’à quelques doigts de m’empoigner au collet. Son bras était tendu vers moi. Puis soudain, une flaque d’eau gelée se glissa sous ses pieds. Elle s’écroula, se releva prestement. Mais c’était peine perdue.

J’avais gagné la course. Ellen ne me rattraperait pas. Sa cheville la faisait souffrir. Elle s’enfargeait dans ses jambes essoufflées. Le marin me tendit la main. Je n’avais qu’un petit pas à faire pour quitter à jamais le rivage de cette île. Mais mon geste se figea dans l’atmosphère. Le temps s’arrêta. Je me retournai vers elle. Penchée, les deux mains sur ses genoux, Ellen tentait de retrouver le souffle qu’elle semblait perdre en me perdant. Elle se releva. Je déposai mes bagages trop légers sur le quai. Lentement, je revins vers elle. Elle me serra aussi fort que je le fis moi-même. Nous mélangions nos larmes et nos mots. Ellen savait qu’il était trop tard pour me retenir. J’étais déjà loin. Nous étions conscientes que nos histoires se séparaient sur cette rive où nous avions attendu ensemble nos miracles. « Prends soin de toi », me répétait-elle sans cesse. « Prends soin de toi. » Et moi de lui répondre : « Je vais retrouver mon frère. Je vais retrouver mon frère. » Comme si le seul désir de revoir Dillon savait me garder vivante.

- Si ma mère me cherche, dis-je en tenant le visage d’Ellen entre mes petits doigts. Si ma mère me cherche, dis-lui que je suis à Montréal, tout près de Dillon.

Elle fit signe de la tête. Puis nos bras se délièrent d’un seul coup. Je courus jusqu’au bateau. Me retournai. Le quai était désert de tous ces gens venus trouver refuge dans l’espoir de ce pays. Il n’y avait qu’Ellen planté sur la rive comme un drapeau blanc sur un champ de bataille. Ma main virevolta dans l’air. Ellen s’approcha. Le bateau battit les flots. Grosse-Île s’éloigna doucement. Ellen m’expédia des baisers. J’en fis tout autant. Je sentais encore la chaleur de son étreinte.

- Souviens-toi de moi, hurla-t-elle en faisant de ses mains un porte-voix. Souviens-toi de moi, lança-t-elle vers la mer. Souviens-toi de moi, cria-t-elle, comme si elle avait voulu que sa sœur l’entende. S’il te plaît, souviens-toi de moi!

- Jamais je ne t’oublierai Ellen, criai-je. Jamais nous ne t’oublierons. Jamais.


Je lui fis signe de la main jusqu’à ce que le bateau s’engage résolument sur le fleuve. Ellen disparut derrière un rocher. En passant près de la butte derrière laquelle se trouvait l’écurie de Fargo, je lançai un baiser à mon fier destrier. Je le savais heureux pour moi. Tous les chevaux ne rêvent-ils pas de conquérir les chemins d’un ailleurs lointain? Le fleuve, ce grand fleuve redevenait une route que nous pouvions parcourir. J’avais peur de ce lieu inconnu où il me conduisait. Mais il ouvrait l’horizon. Il menait là où vivaient mes espoirs.

Le grand fleuve

Le bateau à vapeur faisait un boucan d’enfer. Sa cheminée crachait une longue traînée de fumée blanche. Sur un de ses flancs, une grande roue à aubes battait l’eau comme autant de taloches sur les fesses d’un enfant. Le pont du navire tremblait. En remontant le fleuve à contre-courant, le navire se révélait beaucoup plus efficace que tous les autres bateaux à voiles. Indépendant du sens et de l’intensité des vents, il pouvait assurer une liaison plus fiable et souvent plus rapide. C’était le progrès. Ébahis par la puissance du bateau, certains passagers prédisaient que ce même moteur à vapeur ferait du train le moyen de transport qui révolutionnerait nos vies. Je me souvins d’un jour où mon père, alors que nous allions au marché, avait applaudi en écoutant le discours d’un homme à chapeau rond qui rageait contre le train et la machinerie des grandes villes d’Angleterre. À travers les injures qu’il crachait, cet orateur juché sur une boîte de bois disait que cette machinerie de fer se nourrissant de charbon réduirait les artisans à la mendicité et à un travail de misère. « Le train ne sert que les riches, avait-il affirmé. Les villes, avec leurs industries et leurs trains, ne sont que des prisons dans lesquelles ils enferment les petites gens et les font travailler dans d’épouvantables conditions. » J’espérais que Montréal ne soit pas l’une de ces villes.

Accoudée à la rambarde, je regardai la poupe couper le fleuve en vagues d’écume. Soudain, une main agrippa mon épaule avec insistance.

- Je veux l’argent que tu m’as promis, dit le matelot qui m’avait permis de monter à bord du navire.

- Bien sûr, répondis-je prestement en tentant de dégager mon épaule de son étreinte. Je vous remercie encore une fois.

- Ne me remercie pas, ajouta-t-il. J’ai promis de te faire monter à bord, mais tu n’as ni billet de passage, ni permission d’être à bord. Et le capitaine n’aime pas les clandestins. Si tu veux un conseil d’ami, insista-t-il en levant un de ses sourcils touffus, tu devrais te trouver une bonne cachette et y rester jusqu’à notre arrivée.

Je n’eus le temps que de défaire la boucle de mon sac. Le matelot poussa son bras velu dans mon visage et plongea sa main vers ma bourse. Il s’en empara, me repoussa brutalement par terre et me lança mon sac vide de son argent en plein visage. Tournant les talons, il fit disparaître son butin au fond d’une poche de son manteau de laine.

- Monsieur!, hurlai-je en essuyant une larme, vous ne pouvez pas prendre tout mon argent. Ce n’était pas le marché.

Il ne broncha pas. Je le poursuivis sur le pont du navire.

- Monsieur, priai-je. C’est tout ce que j’ai. Je dois retrouver mon frère à Montréal. Si je n’ai pas d’argent, je ne pourrai pas le retrouver. Monsieur, Monsieur, répétai-je en tentant de ralentir sa course.

- Cesse de me suivre, grogna-t-il en empoignant mon bras. Bénis ta chance que je ne te dénonce pas au capitaine. Maintenant, poursuivit-il en me projetant contre le mur d’une cabine, tu me laisses tranquille. Si je te revois sur mon chemin, tu passeras un très mauvais quart d’heure.

Sans ces quelques pièces, je ne pourrais survivre très longtemps dans la grande ville. Je ne savais plus ce que je devais faire. Mes pas suivirent machinalement le matelot. À distance.

Le navire transportait des centaines d’immigrants. Plusieurs d’entre eux étaient très mal en point. Le docteur Douglas ne les aurait jamais laissés partir si le froid de novembre ne l’en avait pas contraint. La blanche modernité du bateau contrastait brutalement avec la grisaille poussiéreuse des haillons de ces malheureux encore étourdis d’être vivants. Quelques-uns s’allongeaient, agonisant sur le pont. Leur corps puait le typhus et la dysenterie. Plus loin, des mères recouvraient de leurs trop courtes écharpes leur marmaille piaillant autour d’un bout de pain, d’un plat de fèves et d’un morceau de lard. Dans le ventre du navire, je retrouvai les images de mort et de maladie que j’avais voulues à jamais disparues. Au milieu des visages gris, étirés et meurtris brillaient timidement des yeux exorbités roulant dans la prière de se garder vivants.


Le matelot traversa résolument cet entrepont maculé de sang et de déjections. Il repoussa violemment les malheureux qui ralentissaient sa course de leur présence indésirable et dégoûtante. Protégeant son butin, sa main glissa dans sa poche à plus d’une reprise. Mon petit sac d’argent gonflait la laine de son manteau. Il ouvrit la porte du dortoir des matelots et disparut. Je ne pouvais pas le suivre. La porte faisait grand bruit. Jamais je ne pourrais l’ouvrir sans être dénoncée. Par contre, si j’étais habillée en garçon… Je trouvai un endroit discret et changeai de vêtements.

La casquette de Dillon bien enfoncée, les deux mains dans les poches de mon pantalon, je retrouvai le matelot à la poupe du navire. Le vent s’était levé. Il fallait en profiter. Il resserrait le cordage de la voile arrière. Je l’entendais rager contre la tension qu’il ne réussissait pas à atteindre. Je m’approchai lentement.

- Hé toi, viens ici tout de suite!, me cria-t-il.

Je dissimulai ma frousse d’être reconnue. J’approchai du matelot affairé à tirer le cordage de toutes ses forces.

- Pose ton pied sur la corde et mets-y tout ton poids, m’ordonna-t-il.

Je ne soufflai mot et acquiesçai à sa demande. En me penchant légèrement, je pouvais voir le tissu de ma bourse au fond de la poche de son manteau. Malgré le froid de novembre, l’homme forçait à grosses gouttes et l’odeur âcre de sa sueur transperçait ses vêtements. Son ventre frottait mon bras à chacun de ses mouvements. Soudain, je le sentis perdre l’équilibre. Tout se passa très vite. Alors qu’il se battait contre le cordage, je plongeai ma main dans sa poche pour saisir mon argent. Surpris de se faire voler à son tour, il sursauta et perdit pied. Un simple petit coup de hanche le projeta hors du navire.

- Un homme à la mer!, hurla-t-on.

Un autre matelot, témoin de la scène, me saisit et me souleva de terre. Alerté, le capitaine, un homme grisonnant et très imposant, quitta son poste de pilotage et descendit les marches à toute allure. Le navire stoppa et fit marche arrière. Une chaloupe s’élança. Une corde fut lancée. Transi de froid, le marin grelottant fut ramené au navire et conduit à l’infirmerie.


Je tentai d’expliquer au capitaine le différend qui m’opposait à son matelot. En vain. Il ne voulut rien entendre.

- La police du port saura bien s’occuper de toi, me répéta-t-il. En attendant, tu te tais!

Il s’empara de ma bourse d’argent, la fit disparaître dans sa main gigantesque et fit un signe aux matelots qui avaient freiné mes emportements. En moins de deux, je me retrouvai en fond de cale, mon sac autour du cou et au pied, un fer cadenassé et fixé à une poutre du navire par une lourde chaîne.

BONUS