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Mille Vies

Épisode 4

Grosse-Île

Grosse-Île. Tel était le nom de cette île au milieu du fleuve. Aussi appelée île de la Quarantaine, elle constituait le passage obligé des immigrants avant d’entrer en Amérique. Le ciel avait soufflé les derniers nuages vers le large, la tempête avait frappé en pleine mer. Après 42 jours de traversée, en cette fin du mois de mai 1847, nous arrivions enfin.

Dillon était malade. Il brûlait de fièvre. Il ne restait qu’une chose à espérer : qu’un médecin de l’île puisse le guérir rapidement.

Tous les passagers avaient refermé leurs malles et refait leurs bagages, leurs baluchons et leurs valises. Ceux qui en avaient la force se tenaient sur le pont, prêts à débarquer. Durant le voyage, Dillon et moi avions passé nos jours à l’air du large. À l’approche de notre destination, nous nous retrouvions à l’entrepont. Dillon frissonnait dans l’enclos de bois qui lui servait de lit. J’humectais ses lèvres de bouillon. Il n’avait pas mangé depuis deux jours.

Après avoir ralenti tout doucement, le navire s’arrêta au bout de son ancre. Dillon dormait. Je déposai sa tête sur ma cape roulée et réussis à me dégager sans le réveiller. Je devais voir la terre qui nous accueillait enfin. Le soleil brillait dans l’entrelacement des mâts et des cordages dépourvus de voiles. Sur le pont, un silence lourd pesait sur les épaules des passagers. Je me frayai un chemin dans la foule. Je n’y voyais rien. Lorsque j’arrivai au bord du navire, un homme me fit une petite place à ses côtés.

– Nous ne sommes pas au bout de nos peines, répétait-il.

Dix navires attendaient à la porte de Grosse-Île. Dix navires bondés d’Irlandais hébétés de se voir si nombreux. Dans les eaux de la quarantaine, autour de l’Annabella pataugeaient le Céleste, le Dunbrody, le Jane, le Jessie et de nombreux autres bateaux de toutes sortes et de toutes dimensions. Plusieurs navires avaient ouvert sabords avant et arrière. Il fallait aérer et désinfecter, nettoyer et faire le partage entre la vie et la mort.


Soudain, tous les regards se tournèrent vers un immense voilier, le Scotland, en provenance de Cork. Plus de 500 passagers étaient à bord. Six cadavres venaient d’être jetés par-dessus bord et cognaient la coque du navire comme autant de bouées signalant l’horreur. Trois chaloupes de la station de quarantaine manœuvraient afin de les récupérer. Les hommes hissaient les corps et repartaient vers la rive, déposaient leur effrayante cargaison et retournaient vers le navire.

À partir de l’île, un quai s’étirait au milieu de l’eau. Chaloupes et petits bateaux y allaient et venaient sans répit, transportant leur lot de voyageurs, de malades et de morts. Un champ de galets surplombé de pierres et de rochers donnait un air austère à cette île printanière. Cadavres et verdure y poussaient côte à côte. Les hommes et les femmes ne suffisaient pas à la tâche. Je crois que Dieu n’y aurait pas suffi. Les bagages s’empilaient sur le quai, puis étaient transportés vers un hangar. Les voyageurs marchaient à la file indienne vers des hôpitaux et des abris. Les plus mal en point faisaient le chemin dans des charrettes, des chars ou des chariots. Certains mouraient sur la rive. Au centre de l’île, au pied de l’Union Jack triomphant, deux canons barraient le fleuve. Grosse-Île n’était pas une quelconque formalité. C’était une escale obligée. L’île grouillait de vie et de mort. Partout, hommes, femmes et enfants s’acharnaient à rester vivants. Ils étaient déjà des centaines. Et nous étions des milliers.

– Molly, Molly, hurla Dillon. Je ne vois plus rien.

Je courus à sa rencontre. Il s’était réveillé et, ne me trouvant pas à ses côtés, il avait gravi les marches séparant le pont de l’entrepont. Il titubait. Son œil droit était tuméfié et injecté de sang. Il parvenait à peine à ouvrir les yeux. Ses lèvres blanches tremblaient. La sueur collait ses cheveux sur son front. Des plaques rouges couvraient sa poitrine. Il toussa et perdit connaissance.

– Aidez-moi! dis-je à une vieille dame qui regardait la scène. Aidez-moi!

Elle détourna son regard, posa son châle sur sa tête et s’en alla en clopinant.

– Aidez-moi! jetai-je au pied de la foule attirée vers l’avant du navire.

– Aidez-moi, hurlai-je, il va mourir!


Mon appel disparut dans le vacarme des pas impassibles se bousculant sur le pont. Une barque approchait du navire. Je me mis à pleurer. Trois rangées de passagers s’étiraient à l’avant du grand mât. Le silence remplissait le ciel. Un médecin monta à bord et sans perdre une minute, commença l’examen de chacun des passagers. Je voyais son visage entre les têtes vacillantes et les dos fourbus. Les poils de son énorme moustache grise se trémoussaient comme les vibrisses d’un chat en alerte.

– Aidez-moi! répétai-je désespérée. Aidez-moi!

Il entendit mon appel. L’urgence n’avait plus de secrets pour lui. Il écarta les passagers et se fraya un chemin jusqu’à nous. Dillon ne parvenait pas à recouvrer ses esprits. Il délirait et je devais constamment empêcher ses mains de se porter à son visage et à ses yeux. L’homme s’agenouilla devant moi. Il portait une chemise blanche aux manches retroussées. Ses mains larges et velues n’en avaient pas moins le geste précis et délicat. Il tira la paupière de Dillon et hocha la tête en signe de compassion.

– Va-t-il mourir? lançai-je au médecin.

Le temps ne lui permettait pas de répondre à une question dont il ne connaissait pas la réponse.

– Emmenez-le tout de suite à l’hôpital, ordonna-t-il à ses aides, et demandez à l’apothicaire qu’il prépare immédiatement une compresse de chlorure de magnésium.

Un homme saisit le corps désarticulé de Dillon et s’élança sans perdre de temps. Tout se passait si rapidement. La muraille de voyageurs s’ouvrit devant lui et se referma derrière nous. Je courais sur ses talons. Lorsque j’arrivai à l’échelle qui descendait à la barque, un garde armé d’un gourdin m’empêcha de poursuivre ma route. Dillon disparut.

– C’est mon frère! criai-je au garde insensible à mes coups et à mes cris.

Je lui mordis le pouce. Il hurla, relâcha son emprise, puis leva son gourdin au-dessus de sa tête. Une clameur traversa la foule. « Ce sont des orphelins », lancèrent quelques passagers. Le garde retint son geste et m’empoigna par le bras. Je me débattais comme une furie. Le médecin me jeta un regard de colère, s’avança, se ravisa et fit un signe de la main. Quelques secondes plus tard, je retrouvais Dillon allongé sur une civière au milieu de 10 autres malades. La barque s’éloigna lentement.


J’entendais le médecin crier ses directives aux passagers consternés.

– Pour le moment, seuls les plus malades d’entre vous seront transportés sur l’île. Les autres seront soignés sur place. Nous demandons aux biens-portants de secourir leurs compatriotes et d’aider à la désinfection. Vos vêtements et le navire seront fumigés. Vous serez nourris et un prêtre visitera les malades et les mourants. Dans quelques jours, vous pourrez débarquer sur l’île à moins que vous ne soyez immédiatement dirigés vers Québec ou Montréal. Je vous prie d’être patients.

Malgré tout ce que Dillon et moi allions vivre par la suite, je reste à jamais reconnaissante au docteur Douglas de la faveur qu’il m’accorda ce jour-là.

Je m’appelle Molly

Sur le quai, les infirmiers nous tendaient la main pour nous extraire de l’emprise de la mer. Je sentais pourtant sous mes pieds la divagation de la mer se poursuivre sur la terre ferme. Dans l’empressement du débarquement, j’avais oublié la boîte de fer-blanc, ma poupée de chiffon, le cheval de bois de Dillon, le livre de Bran, son ceinturon et son sac. Les autres passagers débarquaient avec leur paquetage. Mais peu importe la lourdeur des bagages, la station de quarantaine n’en était pas une de villégiature. Aussitôt débarqués, les bagages étaient amenés à la désinfection et les malades étaient conduits dans les hôpitaux.

Dillon se frottait les yeux désespérément. Un homme l’embarqua sur une brouette transformée en brancard et se dirigea vers un premier bâtiment. Je courais dans le nuage de poussière qui s’élevait derrière lui.

– Tu ne dois pas me suivre, me cria-t-il lorsqu’il se rendit compte de ma présence.

– C’est mon frère, répondis-je.

– Tu n’es pas malade, déclara-t-il en m’auscultant d’un regard. Tu ne dois pas entrer à l’hôpital. C’est interdit.

Dans un habit rouge bardé de gallons, un militaire me barra la route. Il tenait un long fusil surmonté d’une baïonnette. Durant un moment, j’en fus paralysée de crainte. Puis, voyant Dillon disparaître derrière la porte de l’hôpital, je tentai de reprendre ma course. Mon élan se termina dans les airs, soulevé par le militaire. Malgré ma farouche volonté, il me transporta jusqu’au quai comme une vulgaire poche de patates.

Pires qu’un ennemi embusqué, les maladies qui assassinaient sauvagement sur Grosse-Île possédaient des armes contre lesquelles personne ne savait vraiment se défendre. J’allais bientôt apprendre les stratagèmes, les ruses et les fourberies que la dysenterie et le typhus utilisaient pour tuer sans distinction. Sur cette terre assiégée, il fallait se conformer aux prescriptions de combat contre la maladie.

Le soldat me livra aux pieds d’un infirmier. Celui-ci avait les traits d’un enfant qui a trop vite grandi. Ses jambes et ses bras étaient longs et fins. Son visage était aiguisé et pointu, mais ses yeux bleus roulaient dans un écrin de douceur. Derrière une petite table de bois gris installée devant la maison du gardien, il tentait, dans ce méli-mélo de départs et d’arrivées, d’enregistrer chaque nouvel habitant de l’île. Un grand livre parfumé d’encre noire s’étalait sous ses bras.

– Bonjour, petite, me dit-il en anglais, je m’appelle Anthony Flynn. Comment t’appelles-tu?

– Je m’appelle Molly Galloway, répondis-je. Je suis arrivée avec mon frère Dillon. Nous ne sommes pas orphelins, ajoutai-je avec empressement. C’est ce que j’ai dit en quittant l’Irlande, mais ce n’est pas vrai. Mon père et ma mère, Charles et Emelyn Galloway, et mon frère William devraient arriver bientôt. Ils sont restés là-bas. Mon père a promis de venir. Je suis certaine qu’ils seront sur un prochain navire. Mon frère Will était malade. Je n’ai pas pu le conduire jusqu’ici. Le docteur Donavan a dit qu’il allait le soigner et retrouver mon père et ma mère. Et mon père devait soigner ma mère. Ils se sont sûrement retrouvés à Skibbereen. Ils ont pris un autre navire. J’en suis certaine. Mon père m’a dit…

– Un instant, fillette, trancha l’infirmier. Je ne comprends rien à ton histoire et je n’ai pas le temps d’en entendre une nouvelle. Ouvre la bouche.

– Mon frère est entré dans cette grande maison, là-bas. Puis-je aller le voir?

– Ouvre la bouche, ordonna-t-il.

L’infirmier regarda ma gorge, mes yeux et mes oreilles. Il palpa mon cou et eut un mouvement de recul lorsqu’il écarta les mèches rousses de mes cheveux. Puis, il écrivit dans son grand livre.

– Comment s’appelle ton frère?

– Il s’appelle Dillon, répondis-je. Puis-je aller le rejoindre?

– Tu as la tête dure, Molly, lança-t-il en esquissant un sourire, une tête dure et pleine de poux. Non, tu ne peux pas aller le rejoindre pour le moment. Sur quel navire étiez-vous?

– L’Annabella, le navire français, dis-je en pointant la mer. Pourquoi je ne peux pas le rejoindre? C’est mon frère.

– Ici, Molly, répliqua Anthony d’un air de tourte piégée, il y a ceux qui sont malades et ceux qui ne le sont pas. C’est la seule chose qui unit les uns aux uns et les autres aux autres. Estime-toi chanceuse de faire partie de ceux qui ont encore la force et la santé.

De sa patte blessée, il pointa une cabane plantée au bout d’un rocher et fumante de vapeur. Je n’avais pas le choix. J’avançai sur le chemin. Le temps de jeter un dernier regard vers l’hôpital et une femme rougeaude et joufflue m’empoigna d’une main mouillée et me fit faire le restant du trajet sur la pointe des pieds. Dans la cabane, les vapeurs de savon et de désinfectant piquaient les yeux. Une infirmière me déshabilla et jeta mes vêtements dans un immense panier d’osier. Elle m’examina à son tour.

– Nous devons te couper les cheveux, ma Belle, dit-elle en se penchant au-dessus de mon épaule. Tu es infestée de lentes et de poux et des plaies se sont formées dans ton cou et derrière tes oreilles. Ne t’en fais pas, tout repoussera en peu de temps.

Derrière moi, j’entendis les lames d’un ciseau glisser l’une sur l’autre. Une longue mèche rousse et frisée tomba sur le plancher de bois humide. La honte montait en moi sans que j’en connaisse la raison. Une larme glissa sur ma joue, mais rien n’y parut dans ce brouillard sanitaire. Quelques coups de balai au-dessus d’une trappe percée à même le plancher précipitèrent ma crinière dix pieds plus bas au sein d’un amoncellement de cheveux dans lequel on mettrait le feu à la fin de la journée. Quand il ne me resta plus qu’un souvenir de chevelure, l’infirmière s’empressa de finir le travail au rasoir en évitant le mieux qu’elle le pouvait les entailles et les morsures des poux. Puis elle me plongea dans l’eau chaude et fumante d’un bain, me savonna à plus d’une reprise et me fit plonger sous l’eau tout autant. Lorsqu’elle jugea que ma peau avait atteint la couleur désirée, elle m’enveloppa d’une grande serviette et me fit asseoir sur ses genoux.

– Te voilà toute neuve, dit-elle en tentant d’éloigner la crainte dans mon regard sauvage.

Un baume picota mes plaies et me fit grimacer.

– Nous n’avons plus de robes, lança la grosse dame joufflue. Il ne reste que des pantalons de garçon. Ne t’inquiète pas, fillette, nous te donnerons une belle robe bien propre dans une semaine ou deux, le temps qu’arrive un prochain navire de ravitaillement.

L’infirmière me souleva en remontant mon pantalon. Elle me fit passer une chemise blanche et rêche. Tout ce qui me distingua des garçons fut le foulard rouge qu’elle déposa sur ma tête. Sous cet accoutrement, il me sembla que le barbier d’une grande ville aurait pu m’engager comme enseigne pour son commerce. La porte arrière de la cabane s’ouvrit et je me retrouvai à l’extérieur. De mes vêtements d’Irlande, je ne gardai que mes souliers trop petits que je m’étais pourtant fait un plaisir d’enfiler dans de rares occasions seulement.

– Tu vas suivre ce groupe d’enfants et cette infirmière, me lança-t-elle avant de reprendre son travail. Allez, va!

BONUS