Épisode 19
Le cœur de Monique
Le bois des marches ne craquait pas, il tanguait sous mon poids. Au bas de l’escalier, une lanterne éclairait un couloir percé de portes aux lourds verrous de fer. La lumière du jour ne pénétrait jamais ces lieux redoutés de tous les prisonniers. La mort y rôdait tout autant que dans la cale de l’Annabella. L’image de Sarah traversa mon esprit. Elle souriait. Rob fit glisser un verrou et ouvrit la porte d’un des cachots. Le trou. Le trou de l’enfer. Ce trou à rats n’était pas pour moi.
Au moment où je passai devant Rob, je cognai la poupée de Sarah contre une ferrure. On entendit le verre se briser sous la peau de coton. Je retins mon souffle en empoignant fermement la tête de Rob et en appuyant la poupée de chiffon imbibée d’éther sur son nez. Il se débattit. Fort peu. Tenta de crier. À peine. Puis, il s’écroula et j’eus peu de difficultés à le traîner jusqu’au trou. Mais avant de le laisser reposer dans l’humidité de la terre battue, le nez dans l’éther, je pris soin de le détrousser de ses clés, de sa casquette, de ses bottes et de son uniforme. Encore une fois, je redevenais un garçon.
J’avais récupéré les clés de la prison et un habit de gardien. Je pouvais sortir, j’en étais certaine. Sarah m’avait raconté que Rob quittait toujours son quart le dernier, il partait seul et il saluait le gardien en agitant sa casquette au-dessus de sa tête. La porte s’ouvrait et il disparaissait. Je n’avais qu’à faire comme lui. Le soir couchant camouflerait mon visage. Mes cheveux étaient courts. De loin. Dans le soir couchant.
Son quart de travail se terminait à sept heures. Quelle heure était-il? Je ne devais pas être en retard. J’avais une frousse terrible, mais je ne pouvais plus reculer. Après avoir outrepassé les règles de la prison, je devenais hors la loi. Me faire prendre signifierait de subir non seulement une punition de cachot, d’isolement, de coups, mais aussi un autre procès pour tentative d’évasion. J’en prendrais pour quatre ou cinq années de plus. Je préférais mourir. Il me fallait réussir.
Lorsque j’approchai de l’enceinte principale, je me rendis compte que tous les prisonniers avaient regagné leur cellule. Il régnait un silence inhabituel. En fait, j’avais des bourdons dans la tête et une trouille si indécente qu’il me semblait pouvoir être reconnue à trente pas. Mes mains tremblaient et des gouttes de sueur glissaient dans mon dos. Dans la rotonde, les gardiens se saluaient. Max fit signe de la main et s’engagea vers la porte menant dans la cour. C’était l’heure. Je devais le faire. Maintenant.
Je m’enfonçai dans l’ombre de l’escalier menant aux cellules, fermai les yeux et pris quelques instants pour calmer mes peurs. Peu importe le résultat de cette évasion, ma vie ne serait plus jamais la même après ces quelques minutes. Il ne restait plus que la cohorte de gardiens de nuit entamant leur quart de travail. Je pris mon courage et sortis de l’ombre.
- C’est fini, Molly Galloway! hurla-t-on derrière moi. Rends-toi!
Rob n’avait pas dormi très longtemps. L’effet de l’éther s’était rapidement dissipé et je ne l’avais pas enfermé à clé. Idiote. Mon évasion se terminait là. D’un côté, quatre gardiens me prenaient en chasse. De l’autre, Rob s’avançait en titubant, convaincu qu’il pourrait rapidement enfiler ses habits par-dessus son caleçon. Sa démarche hésitante me poussa à tenter l’impossible. Je courus vers lui et le frappai à l’épaule. Mollement, il pivota sur lui-même et s’écrasa par terre en intimant à ses collègues de me rattraper. La chasse était lancée et j’étais le gibier.
Je me rappelai qu’au bout de l’aile de la prison où se trouvait l’infirmerie, j’avais aperçu une porte s’ouvrant vers la cour extérieure. Mais avec quelle clé? Le trousseau de Rob en contenait plus d’une dizaine. Je devais trouver la bonne.
J’étais parvenue à distancer mes futurs bourreaux. Ils me cherchaient un peu partout, ayant perdu ma trace – pour le moment. Leurs cris résonnaient sur les murs de la prison. Devant la porte close, je tremblais tellement que je ne parvenais même pas à glisser une clé dans la serrure. Inutile. Je ne réussirais pas. Ils approchaient. Leurs pas s’approchaient.
Désemparée, j’ouvris la porte de l’infirmerie dans l’espoir d’étirer mon temps de liberté. Éclairé par la seule lumière de la lune, le cercueil de Sarah trônait au milieu de la salle muette. Le couvercle ne résista pas longtemps à mes assauts. Un clou tinta sur une tuile du plancher. Dans cette boîte de bois, Sarah était enveloppée d’un linceul blanc maculé de sang noirci. Je poussai son corps sur le côté. Il y avait suffisamment de place. Les holà de mes chasseurs se faisaient pressants. Je me glissai dans le cercueil et refermai la boîte.
C’est Rob qui entra le premier dans l’infirmerie. Je l’entendais haleter et pouvais le voir à travers les planches de ce cercueil bâclé. L’odeur de sa sueur mêlée à la terre s’acharnait sur son caleçon. Sa lanterne passa au-dessus de moi, puis s’éloigna. Il me cherchait. D’autres gardiens entrèrent et firent jaillir la lumière. On réveilla le vieillard et la jeune mère. L’enfant hurla. Le vieillard gémit.
- Non, je n’ai rien vu, s’empressa de répondre la femme aux questions répétées par la horde. Laissez-nous dormir.
Les gardiens firent la lumière dans chaque recoin où j’aurais pu me terrer. Lorsqu’ils furent certains de n’avoir relevé aucune de mes traces, ils refermèrent la porte derrière eux et partirent renifler mon odeur dans une autre aile de la prison.
- Elle n’est pas loin, se résigna Rob. Nous allons la trouver.
Le vacarme de leur course laissa place à la respiration rauque du vieillard aussitôt rendormi et à la succion du bébé bienheureux au sein de sa mère. Elle chantait une berceuse. Je fermai les yeux, reprenant mon souffle et gardant le silence. Je devais attendre que tous s’endorment avant de sortir de cette boîte inconfortable. J’avais déjà des fourmis dans les jambes.
Une bougie fit valser une timide lumière dans la pièce. La jeune femme fit quelques pas. Je l’entendis se soulager d’une envie nocturne dans un pot de chambre. Puis, la lumière dansa de nouveau.
- Tu peux sortir, fit-elle en frappant sur le cercueil. Ils ne reviendront pas.
- Tu savais? lui répondis-je en ressuscitant de mon tombeau.
- Bien sûr, j’ai tout vu. Tu as fait tellement de bruit. Et puis, je ne sais plus dormir.
- Qu’est-ce que je vais faire maintenant? Je dois trouver la clé de cette porte…
- Moi, je sais, répliqua-t-elle en levant un de ses sourcils blonds. Il faut cacher le corps, reprit-elle devant ma perplexité. Demain, ils transporteront la boîte jusqu’au cimetière. C’est toi qui seras à l’intérieur. D’un seul coup de pied, tu pourras briser une planche et t’échapper. C’était mon plan. Mais je te l’offre parce que…, hésita-t-elle en tournant la tête vers le noir de son lit, parce que pour réussir, il m’aurait fallu tuer mon bébé. J’ai voulu. J’ai même essayé…
Et Monique – elle s’appelait Monique – empoigna le corps de Sarah avec une vigueur étonnante pour une si petite femme.
- Allez, aide-moi.
Le corps raidi de Sarah n’offrit que peu de résistance. En quelques minutes, elle se retrouva par terre. J’avais peine à traîner mon amie morte sur les dalles de pierre froide.
- Dis-toi qu’elle ne sent plus rien, chuchota Monique. Ce n’est qu’un objet vide et sans âme. Qu’un paquet d’os et de chairs mortes. Un quartier de viande. Elle n’a aucune importance. Ce n’est plus rien. Elle est bien chanceuse, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’on est, ici? Même vivants, nous ne sommes plus rien, alors morts, qu’est-ce que tu crois?
Les mots de Monique coulaient de sa bouche comme l’écume d’une vague de désespoir infini. Elle portait le fardeau de sa souffrance et savait qu’elle devrait porter celui de son enfant. J’avais l’impression d’entendre Sarah. Elles m’offraient toutes les deux la chance de réussir là où elles avaient échoué. C’était leur manière à elles, à moi, à nous de recouvrer notre liberté. Je parvins à m’en convaincre : Sarah se foutait bien de l’outrage que je pouvais faire subir à sa sépulture. Si c’était pour sortir des murs de cette prison, j’avais sa bénédiction. Elle aurait fait la même chose.
Monique empoigna l’anneau d’une trappe cachée sous un tapis et fit apparaître une ouverture menant à la cave. Elle descendit un escalier en emportant la lumière de sa bougie. Puis, je la sentis tirer Sarah vers le trou. J’attrapai rapidement le corps avant que sa tête ne frappe la première marche et suivis Monique, qui brusquait ses pas et ses gestes. Elle savait exactement où nous allions. Des allées d’étagères remplies de boîtes, de vêtements, de pots de verre, de bidons, de tonneaux et d’outils quadrillaient l’espace. Monique marchait d’un bon pas. Arrivée au mur du fond, nous déposâmes le corps de Sarah et Monique déplaça quelques boîtes. Elle alluma un bout de chandelle qu’elle avait laissée dans les entrailles de la prison.
- Je t’attends là-haut, fit-elle en grimaçant. Mon bébé. Il va se réveiller et pleurer. Tu n’as qu’à cacher le corps dans ce coin derrière quelques boîtes. Tu seras déjà loin quand ils le trouveront.
Un petit tas de terre et de cailloux surplombait un trou creusé à l’aide d’une cuiller. Monique avait taillé la tombe de son enfant. C’est là qu’elle voulait l’enterrer. La terre sacrée. Le cimetière de nos douleurs. Je pris Sarah dans mes bras et la serrai contre mon cœur. Ma meilleure amie. Des larmes glissèrent de ma joue sur la sienne.
- Je te promets, Sarah, dis-je en sanglotant, je te promets de retrouver Harriet et de l’aider à réaliser ton rêve. Je te le promets. Pardonne-moi de te laisser toute seule dans le noir. Je sais que tu n’aimes pas ça, le noir, le froid. Je voudrais tellement que tu sois là. Tu serais fière de moi. Je vais sortir d’ici. Je vais le faire pour toi.
Je caressai sa tête et embrassai le tissu qui la recouvrait. Son emprise invisible me retenait à elle. Même froid et raidi, je serais restée des heures à sentir ce corps ami. Je le poussai finalement dans le coin et pris soin de déposer la tête contre le mur. J’entendais Sarah me dire « Va-t’en, dépêche-toi! ». Je l’embrassai une dernière fois et construisis devant elle un monument de boîtes de bois.
Lorsque je revins à la surface, Monique était assise sur une chaise. Elle se leva et fit disparaître ses larmes sur la manche de sa veste.
- Allez, m’ordonna-t-elle sur un ton tout à la fois de douceur et d’exaspération, maintenant, tu dois t’installer dans le cercueil. Dépêche-toi.
Je grimpai sur la table et me couchai dans la boîte de bois. Monique replaça le couvercle et enfonça quelques clous en prenant soin de ne pas faire de bruit.
- Merci, chuchotai-je en glissant un doigt entre deux planches.
- Réussis, s’il te plaît, fit-elle en joignant son doigt au mien. Fais-le pour moi, pour nous tous.
La lumière s’éloigna dans les ténèbres.
- Mais si tu ne veux plus souffrir, lança Monique avant de disparaître dans sa nuit, tu n’as qu’à rester dans ton cercueil.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’avais trop peur de m’endormir et de me réveiller six pieds sous terre.
Gardien
Dans les prisons des grandes villes, le rôle de gardien se divisise en deux rôles distincts au 19e siècle. Le garde devient spécifiquement responsable de la surveillance, alors que le guichetier est le tourne-clef.
Source: Vivre en prison
Punition
Parmi les punitions que le premier directeur de la prison de Kingston, Henry Smith, privilégie, on trouve: l’enchaînement, l’isolement dans des cellules sans lumière, la submersion dans l’eau et l’emprisonnement dans un cercueil à la verticale.
Source: Service correctionnel Canada
Gardiens
Au 19e siècle, de nombreux employés des prisons sont des soldats qui ont terminé leur service militaire. Les uniformes d’alors s’inspirent d’ailleurs de la tradition militaire.
Source: Service correctionnel Canada
Aile
Les blocs de cellules de la prison de Kingston sont reliés par la rotonde et les pavillons reprennent la forme de la croix.
Source: Vivre en prison