Épisode 11
Montréal
Depuis le départ de Grosse-Île, la cadence du moteur à vapeur scandait les battements de nos cœurs. Soudain, des bruits sourds et désordonnés firent trembler les marches et les ponts. Nous approchions de la ville. Tous les passagers ayant encore la force de se déplacer firent leurs bagages et gravirent les quelques marches qui les menaient au pont extérieur.
La porte de la cale s’ouvrit avec fracas. Un matelot fit tourner une clé dans la serrure de mes fers.
- Surtout, pas d’entourloupettes, me menaça-t-il. Au premier faux pas, je t’assomme!
Il fit claquer un gourdin au creux de sa main. Il ne blaguait pas.
- Dès que nous serons débarqués, reprit-il, je te conduirai à la police du port. Ils se chargeront de toi.
- Je ne suis pas coupable, chuchotai-je. C’est ce matelot qui m’a volé mon argent.
- Je ne veux rien entendre, cria-t-il en me giflant. Tu es un passager clandestin. Tu es monté sans autorisation et sans argent. Maudit Irlandais.
- J’avais de l’argent. Le matelot qui est tombé, c’est lui qui m’a fait monter à bord. Et puis, je ne suis pas un garçon, je suis une fille.
- Une fille?, répéta mon gardien soudain intéressé par mon histoire.
- Oui, je suis une fille, repris-je, encouragée par ce changement d’attitude. Je me suis déguisée en garçon pour reprendre ce qu’on m’avait volé.
- Une fille, tu es une fille…, radotait le matelot.
Il planta sa main sous mon menton et souleva ma tête brusquement.
- Mais c’est vrai que tu es une fille!, dit-il.
Il s’apprêtait à m’embrasser lorsqu’une voix derrière la porte entrebâillée se fit entendre.
- Alors, Barnabé, gronda le capitaine, c’est pour aujourd’hui ou pour demain? Il arrive, ce prisonnier?
Barnabé se leva prestement et garda pour lui le secret que je lui avais malencontreusement dévoilé.
- Tu ne perds rien pour attendre, petite, gloussa-t-il à mon oreille.
Sur le pont du navire, des centaines de passagers s’entassaient pour voir le visage de cette ville d’Amérique. Elle avait nourri leurs rêves. Elle les accueillait enfin. Un étrange sentiment m’envahit en approchant de Montréal. Le long du port, l’enfilade d’édifices de pierre grise s’étirait devant une montagne. J’eus l’impression que tout comme moi, Montréal avait grandi trop vite. Derrière ses façades austères de commerces et de magasins, ses places publiques et ses entrepôts, elle cachait un énorme jouet. Une montagne derrière une ville comme une poupée dans le sac d’une prisonnière. Nous allions nous comprendre. Nous allions être amies.
Attendre. Il me fallait attendre. Le bateau amorçait ses manœuvres d’accostage. Prendre mon temps. Calmer mon désir de m’enfuir. Pour le moment, je devais me faire docile et pleurnicher bêtement lorsque ce sale marin me serrait le bras ou m’expédiait une gifle sur une joue. Ne rien faire. Attendre. Attendre encore.
Instinctivement, les passagers formèrent une file trépignant d’impatience devant la passerelle qui faisait le pont entre le navire et la terre ferme. Le soleil disparut sous un nuage. Une vague se brisa sur la digue. Le capitaine se tenait prêt à donner le signal du débarquement. Tous vérifièrent une dernière fois s’ils tenaient fermement la poignée de leur bagage ou la main de leur enfant. Les passagers de première saluèrent le capitaine. Deux calèches s’arrêtèrent pour récupérer leurs coffres et leurs malles, leurs sacs et leurs valises.
Un premier passager osa faire un pas vers la passerelle. Le capitaine arrêta son élan d’un air sévère. Il se tourna vers nous et fit signe à Barnabé de s’avancer. Le marin me saisit par le collet et me souleva presque de terre.
- Va jusqu’à la capitainerie du port, dit le capitaine à Barnabé. J’arrive aussitôt le débarquement terminé. Et surtout, ne parle pas de l’argent. Tu m’as bien compris, Barnabé?, insista le capitaine dans un soupçon de colère et d’irritation.
- Oui, capitaine, répondit Barnabé soumis, résigné et confus. Je voulais justement, en fait j’ai oublié de vous dire qu’en plus de s’être embarqué sans payer, d’avoir volé et jeté Beef à l’eau, il ne s’agit pas d’un garçon… Enfin, même s’il est habillé en garçon… C’est un crime, ça aussi?
Bousculé par le désir pressant des voyageurs de passer la frontière vers la terre ferme, le capitaine ne parvint pas à saisir ce que tentait de lui dire Barnabé. Il fit signe de débarquer. Ils allaient démêler ça plus tard. La passerelle craqua sous nos pas.
À peine avions-nous posé le pied à terre que je saluai notre arrivée par mes plus beaux jappements et mes terribles hurlements de loup. Barnabé tenta de me faire taire en me brassant. Peine perdue. Attendre. Il me retourna face à lui et m’empoigna par les deux épaules.
Maintenant.
Mon père m’avait appris un secret. Du plus gros au plus petit, malgré une imposante stature ou une force herculéenne, tous les hommes ont un point faible, un endroit particulièrement délicat et singulièrement peu protégé. « Souviens-t’en, ma fille, m’avait-il dit, ça peut toujours servir. »
De toutes mes forces, j’assénai un solide coup de pied dans les parties génitales de Barnabé. Il me regarda, estomaqué, les yeux exorbités, bouche bée et suffoquant. Un second coup l’acheva. Son emprise se relâcha et son grand corps se plia en deux. Je fus moi-même surprise de la pertinence du conseil de mon père.
Je n’attendis pas d’en connaître davantage sur l’anatomie masculine. En disparaissant au détour d’une rue, j’entendis les pas et les cris de mes poursuivants. La police du port avait été alertée. J’étais devenue une proie. Ils étaient à mes trousses et me serraient de près. Je ne devais pas me faire prendre. Personne ne croirait mon histoire. Non seulement je ne retrouverais jamais mon argent volé, mais en plus je serais moi-même accusée et jetée en prison.
Je me dirigeai vers l’est, là où il semblait y avoir le plus d’activités. Les carrioles s’y arrêtaient. Les gens y faisaient leur marché. Certaines rues étaient couvertes de pavés, mais certaines, inondées par les pluies de novembre, se transformaient en un tapis de boue. Chacun de mes pas était ralenti par la succion de ces rues mouvantes. Plusieurs édifices m’impressionnèrent, tellement ils étaient hauts et imposants. Alignées les unes après les autres, leurs devantures créaient de vastes couloirs bordés de trottoirs de bois. Je me faufilais rapidement d’une rue à une autre. Les carrefours étaient plus rassurants : ils me permettaient de disparaître l’espace d’un instant du regard de mes poursuivants Ils arrivaient de partout. Je reconnus même le visage de Barnabé, bouffi par la colère.
Je devais me cacher. Un homme monta quelques marches, ouvrit la porte vitrée d’un immeuble, puis disparut. Je le suivis. Mon souffle se perdait dans une nuée de vapeur. La porte n’était pas verrouillée. Je la refermai rapidement derrière moi. Juste à temps pour voir passer un policier brandissant un gourdin. Je me cachai contre le mur. Lorsque je le sus suffisamment loin, je revins vers la porte. Au même instant, elle s’ouvrit et le visage de Barnabé me tira un cri. Je m’enfuis en longeant un long corridor. Une porte. Un escalier. Une autre porte.
Je me retrouvai dans une grande pièce où s’entassaient des centaines de livres montés sur des rayonnages. Une bibliothèque. Une petite porte camouflée au fond d’une rangée me parut une solution de rechange à ma fuite. J’y plongeai. C’était une pièce à débarras où s’alignaient brosses et balais. Dans un vacarme assourdissant, j’y fis tomber une boîte remplie de clous.
Au fond de ce réduit sombre, je me fis silencieuse. Des pas couraient sur le plancher de bois. J’entendis une dispute, des jurons étouffés et puis plus rien. Après deux heures d’attente, je parvins à me convaincre qu’ils avaient abandonné la chasse. Je dégriffai mon sac de sous mes ongles. Ma poupée contre ma poitrine, je m’allongeai, la tête posée entre ma robe roulée en boule et les longs brins courbés d’un balai. Je m’endormis, convaincue comme par magie que personne ne viendrait ouvrir la porte du placard.
La bibliothèque
À la nuit tombée, mon ventre sonna l’heure du réveil. Il gargouilla si fort que je crus d’abord que le bruit venait de la bibliothèque. Une lumière blanche et froide éclairait le pas de la porte. C’était la lune. L’image de ma mère me servant une soupe chaude glissa dans ma mémoire. J’attendis quelques instants, puis j’osai tourner la poignée de la porte. Tout était calme et silencieux. Dehors, le claquement des sabots d’un cheval résonna sur les pavés de la rue. L’écho s’éloigna lentement.
La porte grinça. Un grand couloir de livres s’étirait jusqu’à la fenêtre et un rayon de lune découpait l’ombre des carreaux sur le plancher. Je n’avais jamais vu autant de livres rassemblés en un même endroit. Ellen m’avait décrit ce qu’était une bibliothèque, mais je n’aurais pu imaginer qu’un seul lieu puisse regrouper autant de volumes. Ma main glissa sur les peaux de cuir d’une rangée de livres. Tant de mots et tant d’histoires se cachaient sous ces couvertures.
Au bout du rayonnage, je fis un arrêt, regardai d’un côté puis de l’autre. Personne. L’endroit déserté laissait la voix aux auteurs et aux écrivains, aux penseurs et aux journalistes, aux géographes et aux politiciens. Il y avait tant de monde dans le silence de ce lieu que je parvenais presque à entendre la cacophonie de leurs conversations.
Un chat frôla ma jambe et me fit sursauter brusquement. Il ne se formalisa pas de ma réaction, plus heureux que craintif de trouver un compagnon à cette heure tardive. Il grimpa sur un rayonnage qui lui semblait familier. C’était un minou gris et blanc qui avait perdu sa mère depuis bien peu de temps. Son nez froid et humide plongea au creux de ma main. L’ardeur de son ronronnement ne laissait aucun doute sur son plaisir de me savoir là. Nous nous réchauffâmes de caresses et de cajoleries. Puis il sauta par terre et sembla vouloir me faire découvrir le lieu de ses chasses nocturnes.
Derrière quelques rayonnages de livres, comme une clairière au milieu d’une forêt, un espace avait été aménagé pour accueillir les lecteurs. Quatre grandes tables s’alignaient les unes derrière les autres. Sur l’une d’elles, un journal déplié n’avait pas été remis à sa place. De l’autre côté, quelques fauteuils et une table basse jouxtaient des piles de journaux, d’annonces et de revues. Puis, de nouvelles rangées hautes et étroites reboisaient le lieu de ses murs de livres.
Le chat s’arrêta devant une porte close et se roula par terre. Il s’étira de tout son long en offrant son ventre à mes caresses. Puis, il se releva et émit un petit cri rauque qui ressemblerait un jour, avec beaucoup de pratique, à un miaulement.
Je poussai la porte à battant. La pièce était sombre. Mon petit félin s’y glissa rapidement sans se préoccuper de mes craintes. Je le suivis. Avant que la porte ne se referme derrière moi, j’eus le temps de percevoir le contour d’une lampe et d’une boîte d’allumettes. J’en grattai une, qui s’enflamma immédiatement. Minet n’avait rien perdu de sa verve et faisait connaître à qui voulait l’entendre ses attentes passionnées. Une fois convaincue que j’étais la seule à subir son empressement, je me permis d’allumer la lampe.
Le chat m’avait conduite à son écuelle. L’objet de sa quête trônait sur les tuiles du plancher d’une pièce servant de cuisine aux habitués de la bibliothèque. Dans une boîte à pain, une miche n’attendait qu’à assouvir ma faim. Je découvris également un saucisson et un carafon d’eau. Je partageai ce festin avec mon compagnon poilu, qui se trémoussa de bonheur lorsque je laissai tomber par terre des petits morceaux de viande.
Lorsque mon corps fut rassasié, je repassai la porte en direction de ma tanière. Je ne pus retenir mon envie de m’asseoir sur le cuir moelleux d’un grand fauteuil. Un lot de journaux placé sur une tablette attira mon attention. Il s’agissait de l’Illustrated London News. Je reconnus une illustration. C’était celle que j’avais vu dans le cartable de James : une femme portant son enfant mort. Je reconnaissais les lieux de ce passage obligé qui m’avait conduite jusqu’en Amérique. Je revoyais les images de la ville de Skibbereen, et les bateaux dans le port, et la mort dans tous les regards. L’article accompagnant les illustrations de James racontait le périple de milliers d’Irlandais pris dans le piège de la faim, de la pauvreté, de l’indigence et de l’ignorance.
James. Lui saurait, me dis-je. Si je réussissais à le joindre, à lui faire parvenir une lettre. Lui saurait me raconter la partie de l’histoire que je ne connaissais pas et qui hantait chacune de mes pensées. Lui pourrait me dire où se trouvait ma famille. Qu’était-il arrivé après notre départ? Le docteur Donavan avait-il soigné Will? Comment allait-il? Avait-il réussi à retrouver mon père et ma mère? Étaient-ils tous à l’asile de Skibbereen? Est-ce que mon père avait trouvé du travail? Viendraient-ils me rejoindre et retrouver Dillon l’an prochain? Prendraient-ils le premier bateau à la fonte des glaces?
Curieusement, maintenant que je savais lire et écrire, la distance me paraissait moins grande et l’espoir plus accessible. Les premiers mots de la lettre que j’allais écrire à l’illustrateur s’inscrivaient déjà dans ma tête : « Monsieur James, peut-être vous souviendrez-vous de moi. Je suis Molly Galloway. Nous nous sommes rencontrés sur la route de Skibberreen. J’ai pensé pouvoir vous rejoindre en expédiant une lettre à l’adresse indiquée dans l’Illustrated London News. »
Le soleil se levait sur Montréal. Les quais du port et les étals des marchés s’éveillaient lentement. Le murmure se faisait rumeur. Et bientôt, la rumeur se ferait clameur et la bibliothèque sortirait de l’anonymat de la nuit. Mon minou gris dormait en boule dans le recoin d’un fauteuil. J’allais en faire autant. Mais avant de me laisser porter par le sommeil, je disposai des boîtes, une malle et des paquets dans le placard de manière à mieux m’y cacher.
Population
La population de Montréal passe de 10 000 à 50 000 personnes entre 1800 et 1850, notamment sous l’effet de l’immigration irlandaise, écossaise et anglaise.
Source: Le Vieux-Montréal – Des siècles d’histoire
Police
Dès 1843, Montréal a sa police municipale. Les services de la police du port de Montréal, comme ceux de la police gouvernementale, sont saisonniers.
Source: Sûreté du Québec – 1838 Une première police gouvernementale
Rues et places
Source de l’image: Musée McCord
Dans la première moitié du 19e siècle, les rues et places suivantes sont ouvertes : square Victoria, rue McGill, place Jacques–Cartier, le Champ-de-Mars et rue de la Commune. La rue Notre-Dame demeure la voie la plus importante jusqu’à la fin du siècle.
Sources: Le Vieux-Montréal – Le patrimoine en détail
Ville de Montréal – Les grandes rues de Montréal
Jurons
Au 19e siècle, les jurons français se maintiennent, tandis qu’une nouvelle tendance apparaît, inspirée du vocabulaire liturgique: les sacres.
Source: Conseil supérieur de la langue française – Le statut culturel du français au Québec
Journaux montréalais
Les journaux montréalais de l’époque comprennent La Minerve, L’Aurore des Canadas et The Montreal Witness.
Source: Bibliothèque et Archives nationales du Québec
The Illustrated London News
Vendu au prix de 6 pence, The Illustrated London News présente à ses lecteurs 32 estampes et 48 colonnes de nouvelles sur 16 pages. Son premier numéro connaît un grand succès en s’écoulant à 26 000 copies.
Source: A brief history of the Illustrated London News
Quais du port
Plusieurs quais sont construits entre 1830 et 1845, sous la pression de marchands montréalais. Auparavant, le déchargement et l’embarquement de marchandises des bateaux à vapeur, qui ne pouvaient que s’ancrer au large de l’îlot Normant, devaient se faire à l’aide de radeaux.
Source: Centre d’histoire de Montréal – Port (l’évolution)