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Mille Vies

Épisode 2

L’Annabella

James et le docteur Donavan avaient raison. En arrivant à Cork, tous les passagers devaient passer devant un tribunal de santé. Dans une cambuse improvisée sur le quai, un médecin et un inspecteur jugeaient le sort de ceux qui s’avançaient vers eux. Nous étions tous malades. S’il eût fallu que chaque passager n’ait ni fièvre ni malaise, le navire serait parti le ventre aussi vide que le nôtre. Malgré cette mise en scène sanitaire, Will n’aurait jamais traversé cette ultime frontière. Pour rendre ce simulacre crédible, le médecin se devait de refuser à certains l’accès au navire. Avant de traverser cette barrière, je me suis rappelé le conseil du docteur Donavan.

« Juste avant de passer devant le médecin, m’avait-il dit, pique ton doigt avec cette lame et couvre tes joues et celles de ton frère avec ton sang. Les joues roses sont signe de santé. »

Dans la boîte de fer-blanc, le médecin avait déposé la lame d’un couteau de barbier. Je n’avais pas le courage de m’en servir. Je ne pleurais plus. Dillon ne pleurait plus. Ne valait-il pas mieux garder nos pommettes ternes, mais nos yeux vifs? L’image de mon père traversa mon esprit. Je choisis de redonner à Dillon son petit cheval de bois et de prendre ma poupée de chiffon.

– Orphelins, répétai-je avec conviction, nous sommes orphelins.

– Vous n’avez ni argent ni papier? questionna l’inspecteur.

– Orphelins, nous sommes orphelins.

Le médecin jeta un regard oblique sur nos haillons. L’inspecteur nous fit signe de passer. L’Irlande ne savait plus que faire de ses enfants.

À peine libéré du portail sanitaire, Dillon lança un petit cri étouffé lorsqu’il fut emporté par une religieuse. Une autre sortit de nulle part et me tira par le bras. Elles nous glissèrent sous les toiles d’une tente. En moins de deux, nous nous retrouvâmes délivrés de nos vêtements, complètement nus et les fesses dans une bassine. L’eau tiède qui glissait sur mes épaules était si opaque que je la soupçonnais d’avoir perdu son pouvoir nettoyant. Elle avait déjà servi à laver de nombreux petits corps crottés. Nos blanchisseuses bataillaient avec vigueur pour faire réapparaître la blancheur de notre peau. Dillon hurla lorsque le savon s’évertua à faire disparaître les traces de boue, de suie et de larmes de son visage. Moi, je riais. On s’occupait de nous. Enfin.

En un tour de main, Dillon se retrouva dans un nouveau pantalon de toile, bretelles pendantes et chemise retroussée. La religieuse cherchait une seconde chaussure et la trouva avec satisfaction. Elle cracha sur le cuir et le fit luire sur sa jupe. Dillon regardait ses pieds avec stupéfaction. Non seulement il n’avait jamais eu d’aussi belles chaussures, mais il n’en avait jamais même vu de si jolies. Il me regarda et me sourit fièrement. Je ne le vis qu’un seul instant puisque, au même moment, une robe bleue tombait sur ma tête et me revêtait complètement. Déjà un autre enfant avait pris la place de Dillon. Je tournai la tête. Dillon m’attendait à la porte, une casquette sur ses cheveux trempés, un manteau de lainage sur ses épaules et la surprise dans son sourire. Mes pieds se juchèrent dans des souliers trop hauts et trop petits. Une cape de laine couvrit mes épaules. L’instant suivant, à mon tour, une main me poussait dehors et je retrouvais Dillon, tous deux encore étourdis par ce qui venait de nous arriver. Deux autres religieuses nous offrirent un bol de soupe d’avoine, de chou et de poisson. Après avoir léché tous les bords précautionneusement, je pris Dillon dans mes bras. Nous étions peut-être seuls, l’histoire ne faisait peut-être que commencer, mais sur les marches du quai de ce port, nous étions suffisamment vêtus pour ce printemps tardif et nous avions mangé. Nous étions ensemble tous les deux, alors nous avons ri et nous avons imité le cri du loup comme nous savions si bien le faire.

Notre court moment de bonheur s’estompa lorsque les matelots nous embarquèrent sur un navire à deux mâts, un brick battant pavillon français et portant le nom d’Annabella. Nous étions les derniers passagers à y monter. Déjà, les cordages roulaient sur les bollards. À l’origine, ce navire avait été conçu pour transporter une marchandise que la plupart des pays interdisaient depuis peu. Il avait fait la fortune de plusieurs armateurs de Nantes et de Bordeaux. L’Annabella était un négrier. Il avait conduit des milliers de Noirs vers l’esclavage. Le propriétaire et le capitaine du navire avaient flairé la bonne affaire lorsqu’ils avaient appris que l’Angleterre cherchait à expédier les Irlandais vers ses colonies d’outre-mer. L’Annabella reprenait du service. Ce navire aménagé spécialement pour le transport d’humains de seconde classe était tout désigné pour libérer les terres des landlords anglais des Irlandais miséreux qui y habitaient.

Quand on descendait les deux premières marches, une épouvantable odeur exhalait de la cale. Il fallait se faire violence pour poursuivre la descente vers une marée humaine plus étourdissante que la mer. Entre le pont supérieur et le pont inférieur, 350 esclaves pouvaient être entassés. Les maîtres du navire nous avaient fait la grâce de nous y réserver 200 places. Une allée centrale conduisait à deux étages de minuscules couchettes faites de planches de bois. Elles semblaient toutes occupées. Difficile de croire qu’on pouvait y entrer une personne de plus. Sur les poutres, des anneaux et des chaînes pendaient, vestiges des fers et des entraves que devaient porter les Noirs déportés et traités comme un précieux troupeau. L’humidité perçait la coque. Je préférais l’air du large.

La mer. Je n’avais jamais pris la mer. Tout ce que je connaissais d’elle, c’étaient ses ressacs assourdissants dans lesquels disparaissaient les pierres que nous lancions du haut des falaises. Pourtant, sa présence imprégnait l’histoire de chaque famille d’Irlande. Par elle arrivait la vie ou la mort. Elle racontait l’histoire des bateaux lourds de poissons frétillants, rentrant au port en roulant sur les vagues. Elle oubliait l’histoire des navires de guerre s’amarrant aux quais jusqu’à ce que la terre paie le tribut et s’incline devant la loi de ceux qui nous avaient vaincus. Les deux pieds sur terre, nous avions l’impression de la dominer. Un jour, mon père s’amusa à lui ordonner de se retirer et de quitter la côte, puis de revenir à la tombée du jour. À notre plus grand étonnement, c’est ce qu’elle fit. Durant plusieurs jours, il fit durer son plaisir de nous voir aduler le dieu qu’il était devenu. C’est dans le rire de mon père que j’appris à mes dépens ce que sont les marées.

Ce que j’aurais donné pour qu’il soit à mes côtés…

Au milieu de l’océan, nous n’étions que des grains de poussière dans un champ d’étoiles. Je ne connaissais pas la mer, mais malgré sa fougue et son immensité, je m’y sentais soudain en sécurité. Elle remplissait l’univers et ma peine et ma fatigue. Elle me hissait dans le vent en défroissant les voiles du navire. Je volais sur ses vagues, de la crête jusqu’aux creux de ses lames. Sa puissance portait mon cœur au-delà du quotidien de nos vies. Et je m’en remettais à elle.

Bran

Durant le jour, Dillon et moi préférions le vent froid et les embruns à l’air fétide de cette cale où nous étions contraints d’aller dormir. Nous nous installions à l’arrière du navire sur une caisse de bois ou au milieu d’un cordage. Nous passions la journée à grelotter en regardant les remous du navire, les oiseaux qui tournoyaient et la terre qui s’éloignait. Le jour où il n’y eut plus d’oiseaux et que la terre eut disparu sous l’horizon, je passai de la poupe à la proue. Je devais regarder devant. Le voilier fendait les vagues en ondes d’écume. Le soleil brillait. Le temps était clair. J’avais froid. Dillon ne se plaignait pas. C’est ce jour-là que nous avons connu Bran.

Bran était si grand et si gros que les matelots lui avaient aménagé une tente sur le pont. En cale, le géant aurait pris la place de trois passagers sans toutefois en payer le prix. Le capitaine avait préféré le tenir à l’écart des autres voyageurs. La mer avait appris aux négriers à redouter plus que toute autre chose les mutineries et les révoltes de la marchandise humaine. Bran faisait peur à ceux qui savaient que sur la mer, l’autorité peut rapidement changer de camp. Sa longue chevelure frisée s’envolait au vent et se mêlait à sa barbe rousse. Il portait une gigantesque chemise verte à carreaux qui s’étiolait sur ses pantalons de lin. À la taille, un ceinturon orné d’une tête de cheval retenait son énorme ventre. Chacune de ses jambes avait la taille d’un tube de canon. Lorsque sa main se posait sur le mât de misaine, on aurait cru la mienne tenant un roseau. Tout comme moi, il portait une cape noire qui lui servait de couverture et le couvrait tout entier, mais la sienne aurait pu servir de grand-voile, de chapiteau ou d’abri pour une armée en campagne. Il en jetait un pan sur son épaule lorsqu’il se déplaçait. Bran portait la trace d’une blessure lointaine. Une balafre déchirait son visage. Du haut de son front, une cicatrice boursouflée traversait son nez et la pommette saillante de sa joue pour se perdre dans les poils de la toison de crin qui encadrait ses lèvres rouges et charnues.

Malgré sa probable filiation à l’ours et au cheval, Bran n’avait de la bête que l’apparence. Dillon et moi passions des journées entières à écouter la plainte harmonieuse de sa cornemuse. Planté à l’avant du navire, Bran ancrait ses pieds sur les vagues, faisait gonfler la poche de l’instrument sous son bras, et lorsque ses énormes doigts se faufilaient agilement sur le corps de son hautbois, ce sont la joie et la peine, la nuit et le jour, la vie et la mort qui me traversaient le cœur.

Dillon était fasciné par les mots de la musique. Il me parlait sans cesse des images qui lui venaient à l’esprit. C’était un de nos jeux. Mère nous avait appris à lire les dessins que forment les nuages. Cette fois, nous imaginions la course d’un lièvre dans une forêt de sons, de notes et de mélodies. Bran était toujours impatient de connaître ce que Dillon voyait dans sa musique. Lorsque celle-ci s’arrêtait, le géant ne ratait jamais l’occasion de tirer mon frère vers lui et de lui demander de raconter ce qu’il avait vu. Ils riaient. Bran levait Dillon au bout de ses bras. Et Dillon touchait le ciel.

Malgré la musique, malgré l’amitié de Bran ainsi que la soupe chaude et rassurante que nous servait le cuisinier du navire, les jours passaient sans qu’aucune terre trace son sillon sur l’horizon. Déjà 20 jours que l’Annabella se balançait sur les flots. Plusieurs passagers se vidaient les tripes dans le roulis des vagues. La mer ne m’effrayait plus. J’avais le pied marin. Certains jours, je retirais mes chaussures, j’attachais mes jupes et j’aidais les matelots à hisser les voiles. Un matin, François, un jeune marin, me fit grimper les mailles de corde d’un hauban jusqu’en haut de la brigantine qui battait au vent. Chaque jour, j’en apprenais davantage et la mer me devenait plus amicale. Entre elle et moi, je ne sais pas qui de nous deux apprivoisait l’autre, mais je sais que son immensité me pénétrait et me donnait une richesse qui ne me quitterait jamais.

De jour en jour, la vie à bord se dégradait. Quitter les côtes d’Irlande ne nous avait pas guéris des affres de la faim et de la maladie. Dans la cale humide, l’odeur d’urine et d’excréments se mêlait désormais à celle de la fièvre et du sang. Au cours d’une nuit d’orage, la lampe-tempête, qui se balançait autant que les ombres qu’elle faisait naître, éclaira un instant le visage d’un homme émacié et terni par la mort. Il se raidissait, un bras déposé sur la nuque de Dillon. Dans la pluie et les vagues battant le pont, dans les ronflements et les râlements de la nuit, un cri me dévora le ventre. Mes voisins de couche rouspétèrent contre le dérangement de mes soubresauts et de mes larmes. Dillon s’éveilla et me suivit. Je fis de ma cape un abri et nous nous glissâmes hors de ce lit funèbre où s’entassaient notre crasse et nos poux.

Il n’y avait pas de lune. Dillon me donna la main. Titubant et tombant à plusieurs reprises, noyés de mer, de pluie et de larmes, nous réussîmes à parcourir les quelques mètres qui nous séparaient du refuge de Bran. Il ne dormait pas, lisant à la lueur d’une bougie qui s’efforçait à rester vivante. Il nous accueillit avec bonté et nous fit une place à ses côtés. Durant quelques instants, je fermai les yeux dans l’espoir de les rouvrir et de voir mon père apparaître. Je me blottis contre la chaleur rassurante de Bran. Il nous enveloppa de ses immenses bras et nous fit disparaître dans sa cape. Le bateau craquait de toutes parts. Les matelots hurlaient des ordres perdus d’avance dans l’éclat des vagues se brisant sur le pont. Au plus fort de la tempête, la vie se réfugia dans le trou d’une souris de cette coquille de noix qui nous servait de navire. Nous retenions notre souffle. Les éclairs et le tonnerre firent rage durant plus d’une heure. Puis, le son prit de plus en plus de temps à rattraper la lumière. Bran nous expliqua que plus le temps s’étirait entre notre peur du tonnerre et celle de l’éclair, plus nous devions être rassurés. L’éclair et le tonnerre ne s’entendaient pas très bien. Lorsque nous étions au cœur de leur bataille, l’un frappait l’autre sans perdre de temps. Mais ça ne durait jamais très longtemps. Quelques coups bien placés et l’un s’enfuyait. Le tonnerre et l’éclair s’éloignaient comme deux charretiers mal engueulés qui se lancent à la tête les plus bêtes insultes. La mer se calma.

– Connaissez-vous l’histoire de mon nom? questionna Bran.

– Non, répondit-on en duo.

– Il vous faut la connaître, répliqua le géant. Tout Irlandais, surtout lorsqu’il est en mer, doit connaître l’histoire de Bran Mac Febal.

Bran nous réchauffa d’un large sourire. Il ouvrit son livre et en sortit un papier jauni sur lequel étaient griffonnés des mots.

– Tu sais lire? fit Dillon.

– Je sais lire et écrire, répondit le géant. Et un jour, tu sauras aussi.

Le géant commença son histoire malgré nos yeux rougis.

– Par une nuit de tempête, tout à fait semblable à celle-ci, Bran, fils de Febal était assis sur une chaise de bois ornée de têtes de lion. Le feu brûlait dans l’âtre de son château. À travers le crépitement du feu et la tambourinade du tonnerre, il entendit un chant doux et mélodieux. La voix racontait les délices et les plaisirs de la Terre des pommiers, qui se trouvait sur une île au milieu de l’océan. L’enchanteresse invitation convainquit Bran et ses compagnons de s’embarquer et de prendre le large. Après plusieurs mois de recherche, ils découvrirent une île fantastique où vivaient des gens qui riaient de tout et de rien à chaque instant de la journée. Un jeune marin y débarqua. Aussitôt envahi par un rire passionné et indomptable, il refusa de remonter à bord. L’équipage reprit la route et aborda une seconde île. La reine de l’île des Femmes accueillit Bran et ses compagnons, et les invita à vivre des jours paisibles sur la Terre des pommiers.

Ils avaient enfin trouvé! Tous débarquèrent. Sur la Terre des pommiers, les femmes étaient magnifiques. Chacun des matelots en choisit une et la reine se donna à Bran. Ils vécurent sur cette île dans une si parfaite félicité qu’ils en oublièrent le temps qui passait.

Mais cette vie, quoique sublime, ne réussissait pas à combler l’ennui qui gagnait le cœur de Bran et de ses compagnons. Ils décidèrent de reprendre le chemin vers leur Irlande natale. La reine, blessée par le désir de Bran de la quitter, leur fit une mise en garde : « Si vous partez, dit-elle, vous ne retrouverez jamais l’Irlande que vous avez connue. Vous ne pourrez même pas y déposer le pied. » L’équipage passa outre la menace et le bateau reprit la mer.

L’avertissement de la reine se révéla un leurre : après plusieurs jours, la côte irlandaise se dessina à l’horizon. S’amarrant au quai, ils ne reconnurent ni les habitations ni les gens de leur village. En déposant un pied à terre, Nechtan fut aussitôt transformé en un tas de cendres. Bran comprit le sortilège : leur séjour sur la Terre des pommiers avait duré des siècles hors du monde et du temps. Ils étaient morts depuis fort longtemps et sur la terre, ils n’étaient plus que poussière. Retourner en Irlande les condamnait à refaire le cours du temps et à mourir. Leur seule voie de salut était de reprendre la route de la mer.

Depuis, Bran et ses compagnons voyagent sans fin pour retrouver la Terre des pommiers. Par les nuits de tempête comme celle-ci, il faut garder les yeux ouverts. Plusieurs marins ont juré sous serment avoir vu le navire de Bran et de ses compagnons parcourir les mers du monde à la recherche de la Terre de l’immortalité et de la beauté.

– L’île des Femmes, s’exclama Bran, je voudrais bien la trouver moi aussi!

Il nous regarda et éclata d’un grand rire sonore et triomphant. Ma tête rebondit sur son ventre dodu. Au creux de son bras, Dillon s’éveilla quelques instants puis se rendormit. Au bout de son rire, Bran chavira dans le sommeil et partit rejoindre une femme de rêve sur le dos d’un ronflement abondant de vie et de sincérité.

Le soleil se levait. Je sortis de sous l’abri. La mer était redevenue calme. Le grincement des poulies et des cordages se mêlait au chatouillement des voiles repliées et froissées par le vent. Durant un instant, je crus que nous avions trouvé la Terre des pommiers. Le spectacle qui se déployait devant moi était si merveilleux! De la mer naissait un soleil brillant d’une lumière que je ne lui connaissais pas. Il explosait au-dessus de l’eau, et des filets de nuages multicolores jaillissaient de cette éblouissante naissance. Les mauves entrelaçaient les orangés, les bleus caressaient les roses et les rouges. Les dernières étoiles fuyaient le ciel. La nuit faisait place au jour. Tout simplement, comme un miracle.

Les ordres du capitaine me ramenèrent à des préoccupations en tout point mortelles. Les passagers sortaient de la cale dans un empressement bruyant et désordonné. On eut dit que le navire se vidait de ses entrailles. Quatre matelots gravirent les dernières marches en portant le cadavre de la nuit aux vêtements couverts de sang noirci. La fièvre avait gagné le navire. Chacun de nous pouvait être le péril de l’autre. Le capitaine exigea que l’on emmaillote le mort d’un linceul.

Avant de jeter le corps à la mer, Bran entonna une musique funèbre. Il pressa la poche de cuir sous son bras et les chants de l’Irlande s’emmêlèrent à une foule de mots en prière. Dieu existait-il? S’il me fallait y croire, c’est dans la musique de la cornemuse que je le reconnaissais le mieux. Les matelots appuyèrent au garde-corps du navire la planche de salut que nous offrions à ce corps sans vie. Cet homme, que nous ne connaissions pas, emportait avec lui un bout de notre vie et de notre courage. Il faisait partie de nous. Sur ce navire de bois et de sang, il faisait renaître le doute que nous espérions avoir abandonné sur la plage avec ceux que nous aimions et qui étaient restés là-bas. Ce premier disparu n’avait eu la chance que d’être le premier. Nous savions qu’il n’était pas le dernier. Qui était le prochain? Y avait-il suffisamment de passagers sur ce navire pour étirer la vie jusqu’aux côtes d’Amérique? Le corps glissa sur la planche de bois et plongea dans l’eau froide de l’Atlantique. Tous frissonnèrent. Bran termina la grand-messe par une vertigineuse note profonde et lointaine.

Le temps nous était compté.

BONUS